[Lecture d’été] : « Nègre & lisse », une nouvelle jubilatoire pour les communicants signée Didier Goutman

Avant de se mettre en mode pause aoûtienne, le Blog du Communicant a le très grand plaisir de proposer à ses lecteurs, une nouvelle originale et finement écrite par Didier Goutman. Aujourd’hui consultant et formateur spécialisé dans le conseil en management, leadership, conduite du changement et communication, Didier est également riche d’une carrière qui l’a emmené dans divers milieux professionnels. Diplômé de HEC, il a été directeur du Marketing dans l’univers du crédit et de l’assurance, puis directeur général adjoint d’une agence de communication opérationnelle (Rapp Collins, groupe DDB) avant de se recentrer sur des problématiques plus humaines comme le management, la reconversion professionnelle, les RH, le développement personnel, etc. En plus de son expertise indéniable, Didier possède un autre talent : l’écriture dont la nouvelle ci-dessous est la meilleure des illustrations. Celles et ceux qui ont dû rédiger des contenus pour des agences et/ou des clients parfois incohérents, s’y reconnaîtront avec un sourire jubilatoire. Enfin, Didier est le co-auteur, avec Juliette Allais, de « Trouver sa place au travail« , dédié à la question de la juste place au travail.

Avant de commencer à savourer ce portrait d’un rédacteur nègre (connu aussi sous le nom de « ghostwriter » en anglais) soumis aux aléas parfois capricieux de ses donneurs d’ordre, la nouvelle de Didier Goutman a remporté le Prix de la « Nouvelle Plume 2016 » du concours Plume d’agence, organisé par l’agence La Fusée. Le texte est reproduit avec l’aimable autorisation de l’agence et des éditions de la Table Ronde (où l’ensemble des nouvelles lauréates ont été éditées dans un recueil spécifique : « Sous la couverture et autres nouvelles »). Par ailleurs, pour en savoir plus sur le sens du mot « nègre » dans l’écriture, je vous recommande de lire l’excellent billet « Le Mot d’Adèle » de l’agence Be Angels.

Nègre et lisse

Dans la nuit, quelque chose s’écrivait.

À la lueur d’une lune pleine, sur un grand parchemin blanc, un texte apparaissait progressivement, comme si une main invisible le révélait peu à peu, mot à mot, ligne à ligne, en belles cursives anciennes. Il était rédigé dans une langue étrange que je n’avais jamais vue, mais il y avait une fluidité dans le mouvement même de l’écriture qui me fascinait. Surtout, le texte –psalmodié en même temps par une voix d’homme très profonde- semblait avoir un caractère important. Magique, même. Sacré.

Lorsque le point final en a marqué la conclusion, le chant s’est interrompu. Il régnait alors un silence étonnant, palpable, épais et dense. Je crois que ce silence m’a fait peur. J’ai voulu m’emparer de la feuille pour mieux la voir, mais je n’ai pas pu m’en approcher. Quelque chose me retenait. J’ai essayé encore, peine perdue. Le texte a commencé alors de disparaître. Ligne après ligne. Mot à mot. Et cette disparition m’a plongé dans une angoisse profonde. Comme si je n’avais pas su le retenir, comme si quelque chose d’essentiel m’était enlevé sans que j’aie pu comprendre, sans que j’aie pu encore… C’est à ce moment que je me suis réveillé. Mon chat, allongé sur moi, me regardait, avec cet air indéfinissable qu’ont souvent les chats. Quelque chose entre la compassion, la réprobation, l’attente et l’invocation. Une forme de supériorité subtile, discrète, non dite, mais évidente. Je me suis levé. Quand je reprends de la hauteur et que j’ouvre le frigidaire, je me sens moins embarrassé.

Illustration de l'agence Be Angels

Illustration de l’agence Be Angels

Je m’appelle Antoine, j’ai trente quatre ans, je suis rédacteur. Ce qui est bien, quand on est rédacteur, c’est qu’on se lève souvent quand ça nous chante. Pas besoin de réveil, pas de métro à prendre, pas de patron qui consulte sa montre si vous arrivez en retard. On écrit. Quand on veut. Quand on peut. Quand on nous le demande. Des textes que vous lirez peut-être, ou pas, ou à peine, souvent malgré vous, sur des sites Internet, des dépliants, des e-mail, des courriers commerciaux. Un employé de l’ombre, dont le nom ne s’affichera jamais nulle part. Quelqu’un dont les mots sont toujours signés par d’autres, ou souvent pas signés du tout. Dans des contextes différents, on parle de « nègre ». Peut-être parce que le monde est comme une plantation, et que ce sont les noirs qui la font tourner, quand les patrons finissent toujours par se sucrer ?

Cela dit, même quand on est blanc, aller chaque jour au charbon finit par vous noircir un peu, j’en sais quelque chose et je suis sûr que vous aussi. Je ne me plains pas, pourtant, j’aime écrire. Les sujets sont variés, ça paye plutôt bien, et ça me laisse beaucoup de liberté. Surtout, il y a un vrai plaisir à partir chaque jour d’une feuille vierge. Rien de tel pour un nègre –me direz-vous- que de noircir une page blanche… Comme une revanche sur le destin, une colonisation active, une appropriation subtile. Et qu’importe si au fond, les sujets se ressemblent, et si personne ne lit vraiment.

Ce matin, la fille de l’agence m’a appelé. Ce sont toujours des filles, elles ont toutes un peu la même énergie et toutes les agences se ressemblent, alors je peux dire la fille de l’agence, même si c’est une femme, jolie au demeurant, et que je fréquente plein d‘agences. Il arrive aussi que les entreprises m’appellent en direct, les « annonceurs », comme on dit, mais ce sont aussi des filles qui s’annoncent, juste avec un peu moins d’énergie et un peu plus de temps devant elles. Bref, la fille de l’agence avait un brief pour moi, une belle marque, un nouveau client. Le site Internet de l’entreprise. Des textes complets à concevoir et à rédiger. Il fallait que ce soit « corporate » et en même temps chaleureux. S’inspirer de tout ce qu’ils avaient déjà écrit, et en même temps trouver un ton neuf. Avec une vraie stratégie de preuves pour emporter la conviction du lecteur. En plus, le client était sympa et on avait un peu de temps. Je lui ai dit oui. Quand on veut travailler dans ce métier, il faut toujours dire oui. Et puis, j’aime bien quand c’est nouveau.

Ghostwriter - ecrire agenceCe qui est bien quand on est rédacteur, c’est qu’on est tout au bout de la chaîne. Là où ça parle. Concrètement. On ne travaille pas sur des projets ou des échafaudages, seulement sur des paroles finales, qui seront imprimées, numérisées, communiquées, diffusées. En vrai. En grand. On crée un verbe. Au commencement était le verbe. Avant même le sujet, paraît-il. A la fin aussi.

J’ai donc attendu le dossier complet, je l’ai lu, relu, questionné un peu. Puis je me suis mis à l’ouvrage. Le lendemain aussi. Et encore le jour d’après. J’ai tenté d’organiser la matière de façon cohérente, cherché des angles d’attaque pertinents pour intéresser le lecteur, essayé d’être chaleureux et convaincant. J’aime bien transformer ainsi des éléments épars en un ensemble organisé, les voir prendre forme peu à peu. Tel un — petit — démiurge. Rien d’essentiel, mais bon, on est le démiurge qu’on peut. En tout cas, j’étais content de moi. Je suis toujours content quand j’ai réussi à noircir la page blanche. Quand j’ai eu fini, j’ai envoyé ma copie à la fille de l’agence. Par mail. Vous, je ne sais pas, mais moi, j’ai toujours aimé le bruit du message qui s’en va de mon Mac. Comme un vent nouveau, un souffle tourné vers l’autre, une expulsion libératoire, une bouffée d’espace et de mystère. Ensuite, j’ai attendu. Enfin non, je suis sorti. Voir la lumière du jour. Parce que les nègres ont besoin de chaleur.

Le lendemain, la fille de l’agence m’a rappelé. Ça lui allait. Elle avait quelques remarques à me soumettre, quelques détails à me faire corriger, et puis il y avait des mots qu’elle n’aimait pas — les filles ont souvent des sentiments avec les mots —, mais sinon, elle comptait bien transmettre l’ensemble très vite à son client. Ah oui, il fallait juste revoir le planning qu’on avait validé la veille parce que le client était pressé. Le client est toujours pressé. Généralement, il ne sait pas ce qu’il veut, mais il le veut rapidement. Peut-être parce que ça lui permet de masquer son désarroi. Peut-être parce qu’il espère que quand nous aurons avancé, ça l’aidera à savoir ce qu’il cherchait, et qu’il aimerait bien le savoir au plus tôt. Et puis quand on ne sait pas où on va, mieux vaut y aller vite en effet, comme ça, au moins, on sera certain de ne pas perdre trop de temps quand on se sera perdus.

J’ai donc peaufiné un peu mon texte, modifié un ou deux exemples, changé des mots pour faire plaisir à la fille de l’agence. Puis je me suis organisé. J’ai déplacé des rendez-vous, annulé un déjeuner, libéré du temps. À vrai dire, faire vite prend plutôt moins de temps que traînasser, c’est donc souvent un avantage au final. Et puis j’ai attendu. Enfin non, je suis sorti. Il faut bien que je mange, et mon chat aussi.

Comme le client était pressé, il a pris son temps pour répondre. Pendant une semaine, il ne s’est rien passé. Mais ce n’était pas grave, j’avais d’autres chats à fouetter. Façon de parler, bien sûr, fouetter mon chat ne me viendrait pas à l’idée. Historiquement d’ailleurs, les nègres n’étaient pas ceux qui fouettaient.

Ghostwriter - Cerveaux formulesQuand la fille de l’agence m’a recontacté enfin, au bout de la semaine suivante, elle était plutôt ennuyée. Les filles de l’agence sont souvent ennuyées. Il faut reconnaître qu’elles n’ont pas la partie facile, entre les egos des uns, les contraintes des autres et toutes ces mauvaises fois réunies. C’est pour ça qu’elles ont beaucoup d’énergie. Le client trouvait ça bien, intéressant, mais il fallait presque tout réécrire. Il voulait faire différent, bien sûr, c’est vrai, mais à condition de reprendre les éléments habituels. Il fallait que je relise la plaquette du Groupe. Et le rapport annuel. Et le rapport Développement Durable. Et le discours du Président lors de la convention de 2014. Et aussi les textes du fondateur. Parce que si nos textes à nous étaient trop différents, il faudrait les faire valider par la Direction, ça prendrait du temps et il était pressé. Il n’avait pas le choix. C’était comme ça. Tout le monde espérait que je comprendrais. L’important était que ce soit prêt à la fin du mois, parce qu’il devait absolument mettre le site en ligne pour les 40 ans de l’entreprise. Je me suis juste demandé pourquoi c’était toujours la direction qui validait… puisqu’aucune direction n’était jamais validée par personne ?

Ce qui est bien quand même quand on est rédacteur, c’est qu’on travaille sur une matière molle : les mots. Les mots sont faciles à changer, ils se laissent faire, déplacer, manipuler sans trop de difficulté. Quand on disait à Michel-Ange que le sourire du pape ne convenait pas, ou que l’esprit de la Pietà n’était pas celui que le commanditaire attendait (trop sensuel ? trop douloureux ? trop personnel ? trop moderne ? trop sculpté ?), c’était plus compliqué. Peut-être est-ce pour ça qu’il avait un tel ego. Travailler le marbre rend moins conciliant. Si vous laissez faire le client, vous ne vous en sortez jamais. Mieux vaut lui imposer le résultat, quel qu’il soit. Les rédacteurs ont souvent des chats. Le chat, comme le rédacteur, retombe facilement sur ses pattes.

Je me suis donc remis à l’ouvrage, c’est normal, je suis payé pour ça et j’aime rendre service. J’ai repris, j’ai louvoyé, j’ai recopié, j’ai intégré, j’ai allégé, j’ai remplacé, j’ai envoyé. J’ai attendu. Je suis sorti. Mon chat m’a regardé avec indulgence. Lui sait. Il connaît l’histoire. Il a la force tranquille de ceux qui n’ont pas besoin de s’agiter pour se nourrir. Parfois je l’envie. Lui, je ne sais pas.

Ghostwriter - BooksTrois jours plus tard, la fille de l’agence a organisé une « conf call » comme on dit. Parce que le client voulait nous parler à tous en direct, pour gagner du temps, vu qu’il était pressé. Oui, bien sûr. Il voulait surtout nous rappeler d’enlever tous les mots négatifs. Tous. L’entreprise avait une mission. Une mission d’utilité positive (il l’a répété plusieurs fois en décomposant avec soin le mot u-ti-li-té). Tout devait donc être positif, joyeux, optimiste. Pourquoi ne le comprenions-nous pas ? J’ai essayé d’expliquer qu’il ne pouvait pas y avoir de lumière s‘il n’y avait pas d’ombre, qu’une réalité totalement positive n’existait pas et que le lecteur n’en serait pas dupe. Je ne suis pas sûr que ces mots-là avaient un sens pour lui. Ni, d’ailleurs, s’il avait la moindre intention de s’intéresser à d’autres mots que les siens. Il était pressé. Et stressé. Les deux vont souvent ensemble, même ces mots là ont un air de famille. Le client est souvent un être paradoxal qui semble autonome, mais ne décide de rien. Ses propres mots, en fait, ne lui appartiennent pas.

Ce qui est bien quand on est rédacteur, c’est qu’on est tout au bout de la chaîne, là où ça fuit. On voit parfaitement ce que l’autre ne parvient pas à dire, ne veut, ne sait, ne peut pas dire. Ce qu’il s’autorise et ce qui lui est interdit. Ce qu’il répète et ce qu’il en comprend. Ce qu’il aimerait dire s’il en avait la liberté, et ce qu’il s’oblige à réciter pour faire plaisir au siège, à l’international, à son boss et à son RH. Parfois, j’aimerais bien être thérapeute. Mais ça voudrait dire travailler avec les mots des autres, sans pouvoir en prononcer beaucoup. Et aussi trouver des gens qui acceptent de regarder ce qu’ils disent et ce que ça dit vraiment. Peut-être un jour, plus tard, quand j’aurai assez noirci…

Ombre et lumière ou pas, nous n’avions plus beaucoup de temps. Les textes définitifs devaient impérativement être finis et validés dans les quarante-huit heures. J’ai donc coupé, copié, collé, ajusté, gommé, lissé. Surtout gommé. Et lissé. À vrai dire, ça n’avait plus rien de neuf, ni de chaleureux, mais tout est une question de point de vue. J’ai fini, j’ai relu, j’ai envoyé et je suis sorti. Dehors, le temps était à la pluie. Mon chat a passé la patte derrière son oreille en me regardant. Ça n’annonçait rien de bon.

Ghostwriter - dessin petit fantomeLe soir même, il devait être pas loin de 20 heures, je m’apprêtais à regarder « Plus belle la Vie », quand mon téléphone a sonné. La fille de l’agence m’a dit que le client avait fait relire les textes à son chef de la Direction qui avait un souci. Nous ne disions pas assez « nous ». C’étaient des textes corporate qui devaient être chaleureux, donc c’était important de dire « nous ». « Nous sommes présents en France depuis 1987 ». « Nous nous engageons dans un programme ambitieux de développement pour demain ». « Nous avons à cœur de tenir nos engagements en termes de réduction des émissions de CO2». Nous croyons à ce que nous disons ? La fille de l’agence m’a demandé ce que j’en pensais. Je lui ai répondu qu’à ce stade, ce que j’en pensais était déjà écrit. Elle a paru contrariée. Je l’ai rassurée. On pouvait toujours dire « nous », après tout. J’ai pensé aussi «poux, hiboux, genoux », mais je ne l’ai pas dit. Pendant ce temps là, au bar du Mistral de la télé, Roland, le patron, râlait pour un problème de plat du jour en cuisine. Il ne connaît pas son bonheur. Lui, il gagne sa vie en fabriquant des petits plats concrets que les clients viennent manger tranquillement sur sa terrasse au soleil, et personne ne les valide avant.

Dès l’aube, j’ai donc « nousifié » les textes sans plus attendre. Nous nous sommes attelés à la tâche, et nous avons bien fait je crois. Quelques heures plus tard malgré tout, une autre fille de l’agence m’a rappelé, qui travaille avec la première. Plus jeune. Plus douce. L’autre devait être épuisée, elle était tombée malade ou alors, elle n’osait plus m’appeler. La deuxième fille de l’agence était tellement gentille avec moi, que c’en était suspect. Le rédacteur est un être délicat qu’il convient de ne pas contrarier quand on en a besoin. Comme les fous. À un certain stade, on leur parle avec douceur. Le client avait relu les textes une dernière fois en effet avant de les valider, et ils les avaient trouvés « mous ». Alors ce serait bien quand même qu’on essaie de leur donner plus de « punch » d’ici le lendemain matin. « Tu comprends, Antoine ? ». Du punch. Je me suis assis et j’ai regardé mon Mac. Oui, je sais, ça fait prostituée, mais pour le coup j’avais l’impression qu’il venait de relever mes compteurs et qu’il n’était toujours pas content.

Ce qui est bien quand on est rédacteur, c’est qu’on apprend à devenir patient. Très patient. Vraiment très patient. Je me suis remis à l’ouvrage. Il fallait être positif mais audacieux, « nous » devions être utiles tout en étant novateur, mais conforme au discours historique de l’entreprise. Et avec du punch. Le tout est de rien prendre au pied de la lettre. Quand on est rédacteur, comment faire ? On rêve d’avoir les lettres à ses pieds, de prendre son pied en écrivant des lettres, que nenni ! Au sommet de la lettre, quelque chose a l’air quand même plus léger. Peut-être parce que c’est là qu’on met la date et qu’on n’a encore rien écrit. Au pied de la lettre, on signe, c’est vrai, c’est plus engageant.

Ghostwriter - ordinateurConvaincu ou pas, j’ai donc remis l’ouvrage sur le métier, et fait ce que j’ai pu. J’ai enlevé des mots, raccourci des formulations, posé des verbes plus affirmatifs encore, enlevé les nuances et supprimé les transitions. Les clients détestent les nuances, ça les rend nerveux. Et plus encore les mots de transition. Peut-être parce qu’ils aimeraient croire que quelque chose va durer, qu’ils ne sont pas seulement de passage dans un monde incertain. Le temps a passé, la soirée s’est avancée, la nuit est tombée, je continuais de modifier. Il y a un moment dans la nuit où tout bascule ainsi dans la brume, les mots, les concepts, les consignes, les contre-ordres, le brief, le discours du Président, le « je », le « Groupe », le « nous », la langue française, la langue anglaise, la langue de bois, la langue au chat. On rêve de donner sa langue au chat, mais lui il n’en veut pas, il sait qu’elle est en bois. Alors on ne sait plus très bien qui écrit, ni d’où, mais ça s’écrit encore. Les mains courent sur le clavier, la tête a cessé de réfléchir, le pilotage devient automatique. J’ai fini tard dans la nuit. J’ai envoyé. Je me suis couché. Mon chat, lui, dormait déjà depuis longtemps, le bienheureux, la patte avant gauche délicatement posée sur ses yeux clos. Pour ne pas me voir souffrir ? Seule la box Internet continuait de clignoter sans ciller. Imperturbablement. Nous en avions terminé.

Cette nuit-là, j’ai rêvé que j’étais une « home page » en cours de construction. Mes mots et mes images se disputaient sans cesse parce qu’ils n’étaient pas d’accord entre eux sur la place qu’ils voulaient occuper dans l’espace, et l’arborescence avait bien du mal à trouver ses racines. « Home page, sweet home page », disait pourtant une voix aigrelette sortie des enceintes, tandis qu’un lapin blanc gambadait dans le cyber-espace en criant à tue tête « nous sommes contents, nous sommes contents, et vous ? ».

Plus tard dans la nuit, j’ai rêvé que j’étais apprenti dans une cuisine de restaurant, gentil, timide, tellement soucieux de bien faire, et que le chef, pourtant — un chef énorme, gros, gras, immense — hurlait sur moi, en maniant sa louche comme si c’était une masse d’armes, que les coquilles Saint-Jacques manquaient de punch. Et les Saint-Jacques, elles, jouaient les sainte Nitouche, je les voyais ricaner sous cape dans leur coquille, bien à l’abri. Heureusement, le matin ça passe. Quand je me suis levé, mon chat m’a seulement empêché d’aller prendre une douche tout de suite. De peur que je me noie ? Ou parce qu’il voulait tout de suite ses croquettes ? Lui aussi était pressé, je crois. L’urgence est une maladie moderne qui atteindrait même les chats. Au moins les chats domestiques. Par contagion ?

Il ne restait plus qu’une seule journée pour finaliser et livrer l’ensemble, je m’attendais donc au pire. J’ai gardé mon téléphone à portée de la main, et ma boîte mail ouverte en permanence. Je n’ai pas osé sortir. La vie de nègre demande une certaine dose de soumission.

Je n’ai plus entendu parler de rien. Croyez-le ou non, c’est bon signe.

Ghostwriter - ombreQuelques jours plus tard, c’est moi qui ai rappelé la fille de l’agence. Pour savoir. Par courtoisie. Avant d’envoyer ma facture. Elle n’avait pas l’air de savoir qui j’étais. Elle était déjà passée à autre chose. D’autres briefs, d’autres clients, d’autres contextes, d’autres échéances, d’autres validations, d’autres tensions, d’autres mots, d’autres intervenants, d’autres modifications, d’autres questions, d’autres solutions. Mais quand elle a finalement reconnu ma voix, elle m’a rassuré. Le client était content, les textes n’avaient dérangé personne en interne, c’était parfait. Bien sûr, ils avaient fait quelques ajustements, notamment pour reprendre des éléments issus de la plaquette en anglais, toutes les photos avaient été changées à la demande du patron du patron (de notre client) et le Président du Groupe (avec des majuscules) avait écrit son propre édito, mais le résultat leur convenait parfaitement. Je l’ai remerciée. Elle est sympa, la fille de l’agence.

Ce qui est bien quand on est rédacteur, c’est qu’on n’est personne.

Mon chat m’a regardé et il a miaulé. Peut-être par ironie. Peut-être par sympathie ?

Didier GOUTMAN

Ghostwriter - Didier Goutman



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