[Interview] – Jean-Michel Aphatie : « La subjectivité fait partie du journaliste à condition d’argumenter factuellement »
Journaliste et éditorialiste de renom, Jean-Michel Aphatie n’hésite pas à manier un verbe incisif pour commenter et éclairer les sujets d’actualité dans les médias classiques auxquels il collabore mais aussi sur Twitter dont il a fait une chambre d’écho professionnelle pour prolonger le débat. Pour le Blog du Communicant, il a accepté de décrire sa pratique d’un réseau social souvent décrié pour la violence des profils qui s’y expriment. Il porte également un regard critique sur le monde de l’information qui ne « regarde pas assez dans les coins » à ses yeux. Entretien à bâtons rompus et en toute franchise.
Pourquoi avoir choisi Twitter comme votre canal prioritaire de débat et d’expression et pas un réseau comme LinkedIn où c’est moins polémique ?
Jean-Michel Aphatie : J’ai presqu’envie de vous dire que c’est Twitter qui m’a choisi ! Twitter, c’est le réseau de l’instantané et de la discussion en direct. C’est la réactivité à l’actualité. Pour moi qui suis journaliste, ces notions me parlent avec évidence et Twitter est un prolongement de mon travail d’éditorialiste et de journaliste. C’est une sorte de fil AFP. Peut-être devrais-je regarder LinkedIn de plus près mais j’ai plus l’impression que c’est d’abord un réseau pour travailler et valoriser son image professionnelle et moins un endroit pour discuter comme je peux le faire sur Twitter.
Qu’est-ce qui vous conduit sur Twitter à rebondir sur tel sujet d’actualité plutôt qu’un autre ?
Jean-Michel Aphatie : Je n’ai pas de règle établie pour décider de tweeter ou au contraire de me tenir silencieux. C’est ma subjectivité du moment qui me conduit à m’exprimer ou pas. Cela peut être parfois l’insincérité de certains ou la contradiction flagrante avec leurs anciens propos qui m’incitent à réagir et mettre les points sur les i. Ensuite, j’ai des sujets de prédilection qu’il n’est pas toujours possible de traiter dans le durée sur les médias classiques où un fait chasse souvent l’autre. Sur Twitter, je peux évoquer à longueur de temps des thèmes qui me tiennent à cœur comme actuellement la violence faite aux femmes et pour lesquels il ne faut rien lâcher. L’actualité vient encore de le prouver.
Quelles limites vous imposez-vous pour éviter de déraper sur Twitter ?
Jean-Michel Aphatie : Mon usage de Twitter est strictement professionnel et s’inscrit dans mon activité de journaliste. Vous ne trouverez donc jamais rien à caractère personnel et privé me concernant. Ensuite, je m’interdis évidemment les insultes et la diffamation. Pour autant, je ne me sens pas libre de dire tout et n’importe quoi parce que je m’exprime en ma qualité de « Jean-Michel Aphatie ». Sur Twitter, je suis juste mon propre rédacteur en chef qui s’efforce de suivre une ligne éditoriale.
Vos commentaires génèrent souvent quantité de trolls sur votre timeline. Comment gérez-vous le phénomène ?
Jean-Michel Aphatie : Cela ne se gère pas vraiment. Pour tout vous dire, j’ignore la plupart du temps les trolls qui se manifestent à la suite de mes tweets. Les seules exceptions que je m’accorde de temps en temps sont le blocage de profils proférant des insultes graves et/ou des amalgames gratuits et diffamatoires. Dans des cas encore plus extrêmes où la violence est caractérisée, il m’est arrivé parfois de signaler à la plateforme. Mais qu’on le veuille ou non, Twitter permet à tout le monde de prendre la parole. Il faut donc être prêt à accepter la règle du jeu, d’être bousculé et également ne pas prendre pour soi personnellement certains messages. Enfin, cela m’amuse de débattre et de batailler avec arguments et contre-arguments.
Avez-vous déjà réussi à avoir des échanges constructifs avec des profils qui vous interpellent sans ménagement ?
Jean-Michel Aphatie : Oui, tout à fait et plus souvent qu’on ne pourrait le croire. Tout récemment, j’ai été attaqué avec une grande virulence par un attaché parlementaire au sujet de l’affaire Quatennens. Il s’indignait de ma position qui indiquait ceci : « Donc, pour @faureolivier le problème, c’est @JLMelenchon et pas @AQuatennens. Autrement dit, un homme qui gifle la femme qui partage sa vie peut continuer, en 2022, à représenter le peuple français. Il faut dire #nonalabanalisation de la gifle, non, non et non ». Je l’ai contacté en message privé pour mieux comprendre la teneur de son message. Nous avons pu échanger plus calmement. Il a reconnu que certains de ses arguments étaient excessifs et convenu de certains points. Il a même retiré en fin de compte le tweet initial à mon encontre.
Twitter est aussi l’opportunité de rencontrer des interlocuteurs nouveaux. Dans mon livre « Les Amateurs » paru en septembre 2021, j’avais apporté un témoignage inédit à propos de la plainte pour viol déposée en 2008 par Pascale Mitterrand à l’encontre de Nicolas Hulot. J’ai pu élargir mon travail d’enquête par la suite grâce à des prises de contact de personnes via Twitter.
Comment vous est venue votre célèbre petite phrase qui ponctue nombre de vos tweets : « Etonnant non ? » ?
Jean-Michel Aphatie : Cette petite phrase n’est pas de moi mais de Pierre Desproges qui la prononçait souvent dans son émission télévisée « La minute nécessaire de Monsieur Cyclopède ». Je ne sais plus à quel moment exact j’ai choisi de la reprendre à mon compte mais c’était une manière de remettre au goût du jour l’humour pince-sans-rire et grinçant de Pierre Desproges. Depuis, c’est devenu une sorte de gimmick pour faire de l’ironie. Et récemment, j’ai adopté une autre petite phrase : « Je suis woke ».
A ce propos justement, vous avez déclaré effectivement lors d’une interview il y a quelque temps que vous « assumiez complètement un côté woke et cancel culture ». N’est-pas déroutant pour un journaliste qui n’hésite pourtant pas à aborder les sujets franchement ?
Jean-Michel Aphatie : Tout dépend du sens exact que l’on donne au mot « woke ». A la base, cette posture émane de gens et de communautés qui se sentent minoritaires et non reconnus par la société qu’ils veulent donc alerter et sensibiliser sur le malaise qui est le leur. Quand on est blanc et homme, on ne se rend pas forcément compte de ce raisonnement. Raison de plus pour y être attentif. Sinon, faute de chercher à les comprendre, ces minorités peuvent vite devenir agressives. Et c’est souvent ce qui est retenu à propos du mot « woke » plutôt que l’aspect d’alerte.
Dire que je suis woke, c’est une façon pour moi de titiller et de regarder dans les coins sur tel ou tel sujet. D’avoir une vision moins étriquée et plus réaliste que le simple discours officiel. Prenons un exemple. Dans « L’Histoire de France » de Jules Michelet, Jean-Baptiste Colbert, contrôleur général des Finances de Louis XIV, est considéré comme un grand gestionnaire accompli qui a œuvré à l’essor du commerce et de l’industrie du pays. Pourtant, le personnage s’est également impunément enrichi sur le dos de l’Etat à tel point qu’il est tombé en disgrâce à la fin de sa vie, détesté de la population parisienne et enterré discrètement de nuit une dimanche soir avec deux compagnies de gardes royaux pour éviter une émeute. Or, aujourd’hui, savez-vous que le bâtiment le plus emblématique de l’actuel ministère de l’Economie et des Finances est baptisé du nom de … Colbert ! C’est aussi cela, être woke. Savoir rappeler ou remettre certaines perspectives en place !
Vous avez plusieurs collaborations avec LCI, France 5, une tribune dans la PQR pour les titres du groupe de presse Centre France et une pour Yahoo Actualités. Ne craignez-vous pas que vos propos puissent parfois vous mettre en porte-à-faux avec les rédactions et les lignes éditoriales de ces médias ?
Jean-Michel Aphatie : Non, je n’ai jamais rencontré ce type de problème. Je n’ai pas un usage compulsif de Twitter et je n’y fais pas n’importe quoi. Je le redis. Twitter est un prolongement de mon activité journalistique et de ma façon de traiter l’actualité en tant qu’éditorialiste. Or, cela suppose de prendre des points de vue et de les étayer. La subjectivité fait partie du métier de journaliste à condition d’argumenter factuellement. Mon rôle est d’essayer d’apporter des éclairages supplémentaires et pas seulement lancer des questions à la cantonade. Sur certains sujets délicats comme les violences faites aux femmes, il y a des médias qui à mes yeux manquent de jugeotte et de courage ou qui vont aborder la chose de manière biaisée selon le bord politique.
En février 2022, le Figaro Magazine a consacré un dossier intitulé aux « Nouveaux intolérants : ces juges de la pensée qui rêvent de réduire au silence ceux qui ne pensent pas comme eux ». Dans ce « classement », vous y êtes décrit comme un « père-la-morale ». Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Jean-Michel Aphatie : J’ai déjà eu l’occasion de longuement m’exprimer sur ce sujet sur le plateau de Ccesoir sur France 5 (voir l’extrait en intégralité). J’avoue que cela m’a quelque peu assis par terre venant de la part d’un journal comme le Figaro Magazine dont on pourrait penser que la notion de morale est importante pour ses lecteurs et pas disqualifiante. La morale est la base de tout. Il n’y a pas de vie sociale sans morale. Certaines choses doivent être dites au nom de la morale. C’est aussi le rôle d’un éditorialiste.
A l’occasion des élections présidentielles, vous aviez lancé en février un nouveau podcast politique « Allons Enfants de l’Apathie » (avec Pénélope Bœuf, fondatrice du studio de podcast La Toile sur Ecoute) proposé sur toutes les plateformes. Quels étaient les objectifs de cette démarche ? Pourquoi l’avoir ensuite stoppée ?
Jean-Michel Aphatie : J’ai souvent fait de la radio mais jamais au format podcast. C’était donc l’occasion de découvrir un nouvel univers éditorial mais aussi d’essayer de toucher un public qui ne s’intéresse pas forcément à la politique, qui ne comprend pas ou qui s’en est désintéressé à l’orée des élections présidentielles de 2022. Il s’agissait de petites capsules audio de 3 minutes avec des questions élémentaires qu’on peut se poser en tant qu’électeur comme combien gagne un responsable politique ? Que se passe-t-il si un candidat meurt ? Quelle est l’histoire de l’extrême droite ? Pourquoi voter blanc ? C’était une expérience enrichissante qui propose une approche journalistique différente et permet de parler à ceux qui consomment moins les médias traditionnels. Nous avons au total réalisé près de 60 podcasts toujours disponibles en ligne même s’ils ont été d’abord publiés dans l’optique de la présentielle.
La pandémie l’a particulièrement mis en exergue. Les fake news sont devenues un véritable virus informationnel grâce à l’écho et la vitesse des réseaux sociaux. Quels rôles peuvent encore jouer les journalistes face à ce défi et compte-tenu de la défiance qu’ils suscitent beaucoup dans l’opinion publique ?
Jean-Michel Aphatie : C’est un des rôles fondamentaux du journaliste que de lutter contre les fake news. Durant la pandémie, la tâche était particulièrement complexe car la matière était d’une part très technique et médicale et d’autre part emplie de perceptions tenaces qui font des laboratoires et des pouvoirs politiques les grands méchants de l’histoire. Même les médias scientifiques réputés comme The Lancet ont été parfois poreux face à des études bidon. Tout cela pour dire qu’il est très compliqué d’informer lorsque la peur face au virus exige des réponses simples et rapides.
Il n’en demeure pas moins que le travail journalistique doit être fait avec rigueur. Cela exige aussi de notre part, nous journalistes, d’avoir une discipline stricte. J’ai été sidéré de voir mercredi soir (21/09) Pascal Praud sur CNews s’emparer d’une information prétendant que la ministre de la Transition énergétique, Agnès Panier-Runacher avait déclaré « Si votre frigo est vide à la fin du mois, autant le débrancher pour faire des économies d’énergie ». Il l’a longuement commenté et fait réagir ses invités avant de reconnaître en catimini après la pause publicitaire que cette « information » provenait simplement d’un compte parodique sur Twitter qui l’indique pourtant clairement !