France Soir : Etre papier ou Web, telle n’est plus la question !
Sur les rotatives du vénérable quotidien France Soir, l’encre du prochain avis d’obsèques de l’édition papier est prête à gicler. Déjà placé sous procédure de sauvegarde depuis fin août 2011, le quotidien populaire poursuit inexorablement sa longue descente aux enfers après avoir été le flamboyant vaisseau amiral de la presse française.
Pour juguler l’hémorragie et assurer la pérennité du titre, le propriétaire du journal Alexandre Pougatchev évoque aujourd’hui l’abandon de la version imprimée au profit d’un format 100% numérique. Et si le mal dont souffre France Soir était ailleurs que dans une hypothétique bouée de sauvetage digitale ? Cette décadence est à méditer pour d’autres titres sur la corde raide.
Au départ, était le nec plus ultra de la presse
L’histoire chaotique de France Soir est à cet égard un concentré plutôt symptomatique des maux qui affectent à des degrés divers la presse française. C’est l’histoire d’un prestigieux journal volant de succès en succès qui n’a jamais su se réinventer à la mort de son emblématique et visionnaire directeur général, Pierre Lazareff en 1972. Dès 1944, ce dernier prend en effet les rênes du quotidien issu de la Résistance française. Lequel s’enorgueillira une décennie plus tard d’être « le seul quotidien vendant plus d’un million d’exemplaires ». Pierre Lazareff va en effet le mettre à la pointe de la modernité. De fait, le journal atteindra même un record absolu de 2,2 millions d’exemplaires écoulés à la mort du général de Gaulle en novembre 1970.
Le génie éditorial de Pierre Lazareff consiste à faire de France Soir un quotidien ultra-réactif face à l’actualité au point de compter jusqu’à sept éditions tout au long de la journée pour être sûr de couvrir les événements marquants en France et à l’étranger. L’ensemble est porté par une équipe très étoffée de journalistes prêts à partir sur le terrain. Dans les années 60, France Soir comptera ainsi près de 400 reporters ! Ensuite, il recourt à des techniques rédactionnelles très percutantes pour l’époque. Aux interminables colonnes de caractères étroits des concurrents de l’époque, Pierre Lazareff privilégie des titres accrocheurs, des photos fortes, des informations saisissantes et des scoops en pagaille. Le tout pour un prix très compétitif qui ne cesse de recruter des lecteurs séduits par tant d’informations variées et agréables à lire.
De plus, la réputation de France Soir ne tient pas qu’à sa seule capacité à dénicher des infos de première main. La rédaction accueille également en son sein des signatures remarquables qui rendent les reportages encore plus fascinants à lire. C’est ainsi que l’on retrouve parmi les signataires, des personnes qui deviendront ensuite des romanciers établis comme Joseph Kessel et Lucien Bodard, correspondants de guerre pour le journal ou encore des figures qui marqueront plus tard le paysage médiatique hexagonal comme Philippe Labro, romancier, cinéaste et patron de presse et Henri de Turenne qui participera activement à la création de l’ORTF, autrement l’ancêtre de la télévision française.
De Charybde en Scylla
Pour n’avoir pas su s’adapter à la nouvelle donne médiatique à l’orée des années 70, France Soir va alors entamer une interminable décrépitude à l’aune d’une courbe des ventes quasiment toujours baissière. Signe précurseur que la pente est amorcée, le quotidien retire dès 1969 de son bandeau, son slogan « millionnaire ». Outre la radio et la télévision qui deviennent des médias de masse très concurrentiels, le journal ne cesse de courir après la recette éditoriale qui avait fondé son succès et son influence incontournable. Un coup, il lorgne vers la presse populaire à l’anglaise et son journalisme de caniveau avant d’incliner vers une ligne plus de proximité à l’instar de son rival le plus féroce, Le Parisien Libéré. Mais jamais, il ne parvient à trouver le curseur adéquat pour retenir le lecteur.
En termes de management, c’est quasiment point pour point la même histoire qui s’écrit. A la tête du journal, les directeurs et les propriétaires vont, viennent et valsent sans jamais réussir à impulser une nouvelle dynamique. Le journal est sans cesse écartelé entre des journalistes dirigeants mais bien peu gestionnaires et stratèges et des hommes d’affaires plus ou moins sulfureux (comme Arcadi Gaydamak et Georges Ghosn) pas vraiment spécialistes de la presse. Les formules succèdent les unes aux autres, multiplient les idées sans nullement enrayer la lente déliquescence éditoriale et la gabegie financière. De 1 million d’exemplaires vendus à la belle époque, France Soir plafonne péniblement à 23 000 unités lorsque fait irruption en janvier 2009, Alexandre Pougatchev.
France Pravda ?
L’arrivée du jeune Pougatchev à la tête du quotidien France-Soir suscite aussitôt moult questions. Fils d’un oligarque russe proche de Vladimir Poutine et connu pour ses affaires dans le luxe, l’immobilier et la finance, il devient propriétaire de 85% du capital du journal via une holding installée au Luxembourg. Dès lors, l’injection de ces nouveaux capitaux interpelle et un spécialiste de la presse russe répond (1) : « Pour sûr, leurs motivations ne sont pas financières. Ce n’est pas l’initiative d’un simple homme d’affaires passionné de médias ».
Les interrogations ont largement redoublé en mars 2010. Ce jour-là, débarque en kiosque la toute nouvelle formule de France-Soir vendue au prix fracassant de 50 centimes d’euros et assortie d’une diffusion massive de 500 000 exemplaires, un placement proprement hallucinant d’un point économique pour un journal devenu quasiment moribond en termes de ventes ! Mais ce n’est pas tout. Au même moment, son nubile propriétaire assiste au palais de l’Elysée à une cérémonie de remise de la Légion d’honneur. Le récipiendaire du jour n’est autre que la directrice de publication de son journal, Christiane Vulvert honorée par Nicolas Sarkozy lui-même en laquelle il voit (2) « une grande journaliste ».
Derrière les petits fours et les flûtes à champagne, les commentaires persifleurs vont bon train. Patron de la Komsomolskaya Pravda, Vladimir Soungorkine livre son analyse (3) : « Il y a peu de chance que l’achat de France-Soir soit guidé par des intérêts économiques. En cette période de bonnes relations avec la France de Nicolas Sarkozy, peut-être s’agit-il d’un geste de soutien envers la presse française ? ». La lettre confidentielle Intelligence Online n’hésite pas à pousser plus loin le parallèle (4) : « A deux ans de la prochaine élection présidentielle, ce journal pourrait devenir un relais de l’Elysée ».
Avis de tempête éditoriale
Alors, suspicions fielleuses de journalistes jaloux de ne pas profiter des 20 millions d’euros investis dans France-Soir ou réel danger de déni de journalisme ? Toujours est-il que le nouveau chapitre de la vie du quotidien est déjà vite émaillé sur le plan éditorial de douze licenciements de journalistes dont les correspondants en Italie et en Russie jugés apparemment un peu trop indociles pour la ligne rédactionnelle du journal !
Malgré une courte embellie des ventes durant le 2ème semestre 2010, France Soir replonge rapidement dans le chaos. Christiane Vulvert est débarquée et avec elle, toute une série de journalistes (Patrick Poivre d’Arvor, Thierry Roland, Laurent Cabrol) qui avaient accepté de relever le défi de sauver le soldat France Soir. Avec un prix toujours agressif mais relevé (0,8 €), une deuxième nouvelle formule voit le jour dans laquelle il est notamment décidé de réduire la pagination consacrée aux paris hippiques. Fatale erreur qui détourne les lecteurs turfistes figurant encore dans le dernier carré des lecteurs fidèles.
En dépit d’une énième formule lancée au début de 2011 avec des jeux et une bande dessinée Spirou, France Soir plafonne à 60 000 exemplaires, loin, très loin de la barre des 200 000 copies que s’était fixé Alexandre Pougatchev. Dans l’esprit des lecteurs, France Soir n’est désormais plus qu’un titre anecdotique, aux antipodes de son prestigieux passé et souvent synonyme de « maljournalisme ».
Le 100% Web comme gilet de sauvetage ?
Le tout-numérique clamé par Alexandre Pougatchev n’est pas forcément une hérésie. A l’étranger, nombreux sont les exemples de journaux à avoir rendu les clés de l’imprimerie pour se muer en octets informatiques. Aux Etats-Unis, plus de 200 quotidiens papier, souvent régionaux, ont tissé leur chrysalide numérique pour renaître exclusivement sur Internet. C’est le cas notamment du Seattle Post-Intelligencer.
Surnommé affectueusement le P-I par ses journalistes et ses lecteurs, il a définitivement remisé au placard ses rotatives papier en mars 2009. Avec 14 millions de dollars de pertes en 2008, sa maison-mère, le groupe Hearst mise désormais sur le tout-numérique pour assurer sa pérennité, réduisant au passage la rédaction de 165 journalistes à une vingtaine de collaborateurs. Aujourd’hui, le journal estime sur son site que son audacieux pari est tenu avec 40 millions de pages vues par mois et 4 millions de lecteurs soit quasiment autant que la défunte version papier.
A première vue, la décision de migrer sur Internet peut avoir du sens puisqu’elle permet de s’affranchir définitivement du joug des coûts faramineux d’impression et de distribution. Le chemin semble même logique quand il reçoit en plus la bénédiction de l’une des figures légendaires de la Silicon Valley, Marc Andreesen. Pour l’ancien co-fondateur de Netscape, l’arrêt des rotatives coule de source et il le clame haut et fort à l’intention des dirigeants de presse (5) : « J’arrêterai immédiatement la version papier. Vous devez jouer offensif. Vous devez faire ce qu’Intel a fait en 1985 lorsqu’elle allait être tuée par les puces japonaises qui constituaient alors son métier. Elle a finalement tué elle-même cette activité, l’a fermée et s’est concentrée sur une niche bien plus petite des micro-processeurs c’était alors le futur du marché. A la minute où Intel a arrêté de jouer défensif pour privilégier une stratégie offensive, son avenir était assuré ».
Terre promise ou mirage éditorial ?
Alors, Internet égale terre promise et sanctuaire pour journaux en perdition ? Dans les faits, la réalité semble nettement plus contrastée et le renversement du paradigme pas aussi cristallin. Deux chercheurs de l’école de journalisme de la City University de Londres ont ainsi publié en avril 2009, une instructive étude qui bouscule certaines idées reçues. Ils se sont notamment penchés sur le cas du journal financier finlandais Taloussanomat.
Fondé en 1997, ce quotidien est devenu entièrement disponible en ligne dix ans plus tard après avoir enregistré de lourdes pertes. La conclusion des deux universitaires est plutôt édifiante. Les coûts de fabrication ont certes baissé de 52% mais les recettes ont chuté de 75%, aggravées en cela par la réduction des tarifs publicitaires sur Internet. Après une hausse lors des cinq premiers mois, le trafic des internautes s’est fortement tassé puis a plafonné à 186 000 visiteurs hebdomadaires.
Conclusion – Le digital ne fait pas tout, le contenu si !
D’autres experts s’inscrivent également dans cette analyse plus nuancée au sujet du basculement au tout-numérique. Actuellement dirigeant du consortium français ePresse pour lancer un kiosque numérique regroupant plusieurs titres notoires, Frédéric Filloux cite volontiers une diabolique équation (6) : « Lorsque le Washington Post réalise 1 dollar de chiffre d’affaires sur le Net, il perd dans le même temps 9,6 dollars de revenus sur le papier. Mais sans le Web, il aurait un manque à gagner en revenus de 10,6 dollars ».
Même si le Web peut permettre des gains d’audience plus significatifs que le papier, le tarif des espaces publicitaires n’est en revanche pas mécaniquement corrélé. Au contraire, les observateurs du marché notent que le rapport se situe de 1 à 10 (voire 1 à 20 dans certains cas). Autrement dit, un espace vendu 10 000 euros dans le print, n’en vaut plus que 1 000 en version numérique ! De fait, il est communément admis (7) que fin 2008, un lecteur rapportait entre 20 et 60 euros là où un internaute ne générait que 1 à 2 euros. Aujourd’hui encore, le ratio n’a guère évolué.
Or, à force de ne raisonner uniquement que coûts d’exploitation, d’aucuns en oublient ce qui forme la valeur intrinsèque d’un média qu’il soit numérique ou pas : le contenu éditorial proposé au public. C’est celui-ci et uniquement celui-ci qui permettra à un titre de trouver son audience, de l’inciter à acheter, voire à s’abonner sur une durée plus longue. Pour n’avoir guère tenu compte de cet aspect, France Soir n’a cessé de se diluer au fil du temps jusqu’à devenir aujourd’hui un dinosaure de la presse condamné à s’éteindre.
Même si le Web peut un temps assurer des soins palliatifs pour maintenir artificiellement l’existence du titre, ce dernier est inéluctablement voué à disparaître d’autant que sa marque ne signifie absolument rien à une grande majorité d’internautes, surtout parmi les plus jeunes. Autant Le Monde, Libération, Le Figaro, etc peuvent envisager et revendiquer des succès numériques, autant France Soir est devenu une marque désuète dont le nom même n’est plus constitutif de ce qu’elle est puisque le journal parait le matin depuis 2009 !
Sources
(1) – Jean-Christophe Féraud – « Le petit prince russe qui voulait sauver France-Soir » – Les Echos – 4 juin 2009
(2) – Marie-Pierre Subtil et Alexandre Billette – « Famille russe cherche influence » – Le Monde – 19 mars 2010
(3) – Ibid.
(4) – Ibid.
(5) – Kevin Maney – « Marc of the Valley » – www.portfolio.com – 15 octobre 2008
(6) – Nathalie Silbert – « Internet ne sauvera pas le papier » – Les Echos – 9 décembre 2008
(7) – Ibid.
2 commentaires sur “France Soir : Etre papier ou Web, telle n’est plus la question !”-
Moi -
-
Olivier Cimelière -
Je suis d’accord avec votre analyse mais avant de juger si France Soir a prévu ou non d’intégrer un contenu original, de qualité et clairement identifié dans son projet 100% numérique, il faudrait se renseigner sur ce projet… 😉
Par ailleurs, il y a 10 ans, aucun « jeune » ne voulait acheter une Citroën. Aujourd’hui, avec la gamme DS, ils en raffolent. On peut donc changer une image de marque (ex: RMC). Ce n’est pas gagné pour France Soir mais pourquoi pas ! Le site a quand même vu son audience exploser en 1 an.
C’est justement ce qui m’inquiète. Je n’ai rien lu, ni vu quoi que ce soit concernant les contenus éditoriaux qui seraient proposés sur le Web. Et s’il s’agit de seulement dupliquer ce que fait actuellement la version papier, le verdict sera le même.
Je suis d’accord avec vous sur le fait qu’on puisse changer une marque et les exemples que vous citez sont avérés. Mais dans le cas de France Soir, je crains qu’il ne soit trop tard à moins de proposer un projet plus élaboré, innovant, vraiment multimédia et allant au-delà de l’idée d’être tout-numérique ! Je leur souhaite bon courage en tout cas !
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