Information & Pure players : feu de paille ou vrai big bang du journalisme ?

L’année 2011 s’est achevée sur une exceptionnelle luxuriance éditoriale sur le Web français. Près d’une douzaine d’initiatives journalistiques (1) ont contribué à ce baby-boom numérique d’une ampleur inédite depuis qu’un quarteron de pionniers de l’info (Rue89, Mediapart, Slate et Owni) avait osé embrasser Internet quatre ans plus tôt comme unique canal médiatique de leur travail informationnel. Les plus notoires s’appellent aujourd’hui Atlantico, Quoi.info, Newsring, The Pariser et quelle que soit l’issue de leur aventure, ils ont tous en commun la conviction qu’un « pure player » de l’information peut trouver une voie durable et rentable sur la Toile.

A titre personnel, je ne peux que me réjouir d’assister à cette irruption prolifique de nouveaux acteurs qui montrent que 1/le journalisme n’est pas mort et 2/que des journalistes sortent enfin des sentiers battus pour tenter de réinventer le travail de l’information, trouver des modèles d’affaires originaux et toucher des lectorats méfiants ou allergiques aux anciens formats. Certains succomberont probablement en route, d’autres muteront mais à la lumière de cette effervescence entrepreneuriale, il est permis d’espérer qu’une (ou plusieurs) de ces start-ups de l’info nées dans la promiscuité de modestes locaux puissent grandir et rejoindre les grands titres encore implantés dans les quartiers aux noms ronflants.

A travers ce premier billet de 2012, le Blog du Communicant 2.0 ouvre un mini-dossier qui va brièvement brosser dans un premier temps le panorama de l’offre éditoriale en présence et les enjeux actuels avant de consacrer dans les semaines à venir, un banc d’essai pour chacun des nouveau-nés de 2011.

Et si l’ « Information Valley » émergeait en France ?

Les pionniers « pure players » ont réussi à s’immiscer dans les revues de presse des grands médias

Tout va tellement vite dans le numérique que les Mediapart, Rue89, Slate, Owni et consorts ont déjà l’air de dinosaures digitaux tant les jeunes pousses éditoriales n’ont pas manqué de fleurir en 2011 et que d’autres s’apprêtent à ouvrir leur devanture Web cette année. Néanmoins et même si leurs fortunes sont diverses, les quatre pionniers sont toujours en ligne. Leur marque s’est même progressivement glissée dans les interstices des revues de presse des grands médias. Les mêmes qui en 2007 les considéraient au mieux comme des ahuris idéalistes qui se casseraient la figure tôt ou tard, au pire des traîtres à la profession quittant le navire amiral de la grande presse pour embarquer dans une improbable chaloupe éditoriale.

Quatre ans plus tard, le quatuor compte dans le paysage éditorial. Certes, il y a eu quelques avis d’obsèques parmi ceux qui leur avaient emboîté le pas ou des turbulences comme Bakchich, disparu puis revenu ou encore Le Post qui attend d’être fusionné avec le projet de Huffington Post à la française que Le Monde envisage de lancer en 2012. Mais globalement, leur nom évoque clairement un média dans l’esprit de nombreux lecteurs. Le plus célèbre étant sans doute Mediapart qui fort de ses scoops ravageurs pour le gouvernement français, est parvenu à boucler l’exercice financier 2011 dans le vert après 3 années consécutives de pertes. L’ensemble reste certes friable et à la merci de la désaffection des abonnés. Il n’en demeure pas moins que l’expérience prouve que la rentabilité n’est plus une chimère sur Internet comme l’ont proclamé pendant si longtemps les tenants du tout-gratuit.

Dans ce contexte et au moment où d’autres sites se jettent dans l’arène médiatique, y a-t-il une martingale pour qu’un « pure player » de l’information puisse espérer connaître une destinée économique et journalistique à l’instar des grands chênes de la profession comme Le Monde, Le Figaro ou Libération. Le 14 décembre dernier, une conférence organisée par le CFPJ Lab et le site Siliconmaniacs s’est efforcée de faire le point sur le phénomène. Pascale Bonnamour, fondatrice de l’agence Edito&Co et co-auteur de l’ouvrage « Monétiser l’information sur le web », a notamment mis en avant un tryptique récurrent chez tous ces acteurs issus du pur numérique : une extrême agilité en matière de culture Web, une solide synergie entre l’éditorial et le technique et enfin un contenu différentiant et à forte valeur ajoutée.

La maturité du marché a-t-elle sonné ?

La nécessité de monter une marque est clé pour espérer avoir une chance d’émerger et de poursuivre son développement

Là où il semblait encore très périlleux en 2007 de miser uniquement sur les octets pour délivrer de l’info, la donne macro-économique a désormais très substantiellement changé. La consommation de données en situation de mobilité ne cesse de grossir tout en devenant toujours plus accessible à travers une flopée de terminaux comme les smartphones, les liseuses et les tablettes. Ce n’est pas la hotte du Père Noël de décembre 2011 qui démentira la tendance !

En 2011, une étude Médiamétrie intitulée « L’audience de l’Internet en France » a révélé une évolution similaire chez les consommateurs d’information en ligne (2). Ainsi, 6,6 millions d’internautes français se connectent quotidiennement pour surfer sur des sites d’actualité. Ils sont même 79% à privilégier ces derniers aux journaux papier. Aux Etats-Unis, le numérique a même dépassé depuis 2010 le papier en termes de lecture de la presse. 47% des Américains vont sur Internet contre 40% qui restent fidèles au papier selon un rapport réalisé par le Pew Research Center’s Project for Excellence in Journalism l’an passé.

Ce n’est plus un secret pour personne. La translation papier vers numérique va perdurer. Peut-être pas jusqu’à l’extinction totale de l’imprimé mais de toute évidence avec des repositionnements éditoriaux radicaux. Après avoir été longtemps rétifs et défensifs, les grands médias français ont désormais enclenché la surmultipliée, notamment en instaurant des newsrooms mixant rédaction Web et rédaction papier et alimentant indifféremment les canaux de diffusion liés à un titre.

Pour les « pure players », les enjeux sont sensiblement plus complexes en dépit des flamboyantes perspectives entrevues pour les modes de consommation de contenus numériques. Au cours de la conférence CFPJ Lab/Siliconmaniacs, Pascale Bonnamour a clairement martelé la nécessité de monter une marque pour espérer avoir une chance d’émerger et de poursuivre son développement. Sans ce porte-drapeau incontournable, point de visibilité et au final guère d’avenir tant du côté des lecteurs que des annonceurs, partenaires ou même investisseurs, tous susceptibles d’être des sources de revenus potentiels pour le titre en question.

Moi y’en a vouloir des sous ?

Au tout-payant, se sont progressivement substitués des modèles mixtes entre gratuit et payant

Comme leurs glorieux aînés, les sites « pure players » n’échappent pas à l’intransigeante équation économique pour faire vivre durablement la rédaction. Dans un marché encore mouvant qui n’a pas clairement tranché en faveur d’un modèle financier plutôt qu’un autre, l’obstacle majeur se résume dans la phrase humoristique d’un directeur financier de « pure player » confiée à des journalistes de Télérama (3) : « On ne fait pas de levées de fond, on est en levée de fonds permanente ». Or, à devenir un tonneau des Danaïdes, ces sites risquent soit de lasser les investisseurs faute de rendement acceptable, soit être à la botte d’intérêts en mal d’influence (à l’instar de certains grands médias possédés par des industriels vivant de commandes de l’Etat), soit mettre la clé sous la porte.

Pascale Bonnamour distingue schématiquement 4 grands modèles économiques. Le premier est le « tout gratuit » financé par la publicité. Il a longtemps prévalu comme la parade miracle à la désaffection des lecteurs et des annonceurs pour les éditions papier. Aujourd’hui, les convictions se sont nettement assouplies. Si le Web n’en finit pas de grignoter des portions croissantes du gâteau publicitaire – 12,3% du marché total en 2011 (4) -, la valeur des achats d’espace n’est pas à l’aune de celle dépensée dans le print et subit surtout la concurrence d’un très grand nombre d’acteurs (agrégateurs, fermes de contenus, plateformes diverses, etc).

La notion de payant a donc progressivement cheminé depuis quelque temps. C’est d’ailleurs la stratégie initiale de Mediapart qui tire 95% des revenus du site de ses abonnés (5), le reste provenant de revente de contenus et d’édition de livres d’enquête. Il n’en demeure pas moins que cette approche n’est pas forcément valide pour tous les sites d’infos. D’où l’émergence accrue de deux autres modèles baptisés « freemium » et « pay-meter ». Le premier est un subtil cocktail de contenus gratuits et payants en fonction de règles définies par l’éditeur du site. Le second permet l’achat à l’unité d’articles sans pour autant s’abonner à une formule.

Non seulement, les « pure players » tâtonnent pour trouver le juste curseur mais ils n’hésitent pas à élargir l’assiette des rentrées rémunératrices pour joindre les deux bouts et continuer l’aventure. Rue89 a tâté ainsi de la formation au webjournalisme. Owni a monté en parallèle une agence de création de sites Web et de logiciels d’édition. Cependant, personne n’a encore trouvé le modèle viable dans un marché qui est de surcroît en totale transformation et encore à cheval sur deux logiques économiques pas forcément toujours synergiques : celle du papier et celle du Web.

Conclusion – Va-t-on vers un « Verdun » de l’information numérique ?

Désolé pour les croque-morts de toute obédience. Le journalisme n’est pas mort. Il mute !

Il y a quatre ou cinq ans, nombreuses étaient les pythies aux oraisons toutes plus funèbres les unes que les autres au sujet des sites d’information uniquement présents sur Internet. Aujourd’hui, la preuve est faite qu’on peut s’installer durablement même si la gestion de ces sites relève toujours d’un certain funambulisme financier parfois aléatoire.

A tel point que le site Rue89 a choisi de vendre à la veille de Noël, la quasi intégralité de son capital à Claude Perdriel, propriétaire du groupe de presse comprenant le Nouvel Observateur, Challenges et Sciences & Avenir. Pierre Haski, un des cofondateurs de Rue89, justifie ce choix (6) : « Une nouvelle page va s’écrire, dans un nouveau cadre. L’indépendance et la confiance ne se décrètent pas, elle se prouvent, elles se gagnent. L’ambition des fondateurs et de l’équipe de Rue89 est de poursuivre avec les mêmes principes qui les ont guidés jusqu’ici ».

Pour autant, l’information numérique ne tombera pas sous la mitraille économique. Quelques pas ont déjà été accomplis bien qu’ils restent à confirmer. En novembre 2011, le Sénat a ainsi voté favorablement l’extension de la TVA réduite à 2,1% (dont bénéficie la presse papier) à la presse numérique dans le cadre du projet de loi de finances (PLF) pour 2012. Il reste à voir si l’inexpugnable triple A ne risque pas de flanquer un coup de rabot supplémentaire si la crise continue de sévir. Toutefois, ce premier signe des pouvoirs publics (à condition de ne pas sombrer dans une subventionnite aiguë qui est encore le travers de la presse classique) doit précisément inciter des entrepreneurs à oser des formules, tester des produits éditoriaux.

Tout ne pourra pas être échec mais au contraire, source de nouveaux médias et/ou extension/renforcement de médias traditionnels mais déjà tournés vers le numérique. En 2011 en effet, d’autres « pure players » ont également éclos sous la bannière de grandes marques journalistiques mais avec une volonté d’expérimenter de nouvelles approches. C’est le cas du Plus* du Nouvel Observateur et du Lab d’Europe 1 qui explorent le levier communautaire pour densifier la production de leurs propres contenus.

Prochainement, le Blog du Communicant 2.0 publiera donc une série de billets plus détaillés sur 4 nouveaux venus de l’année 2011 et indubitablement à suivre au cours de cette nouvelle année qui démarre. La sélection comprend pour l’instant les sites suivants : Atlantico, The Pariser, Quoi.info, Newsring. Et si d’autres « pure players » naissent entretemps comme le très attendu HuffPo à la française, j’y consacrerai évidemment une revue. A suivre donc !

*Nota : Pour que la transparence soit totale, l’auteur de ce billet est également chroniqueur associé du Plus

Sources

(1) – Alice Antheaume – « Quelles tendances pour 2012 ? » – Blog « Work In Progress » sur Slate.fr – 21 décembre 2011
(2) – Centre d’Analyse stratégique – « La presse à l’ère numérique : comment ajouter de la valeur à l’information ? » – Note d’analyse n°253 – Novembre 2011
(3) – Emmanuelle Anizon et Olivier Tesquet – « Les « pure players » ou le pari de la presse en ligne » – Télérama – 9 novembre 2011
(4) – Xavier Ternisien – « Le modèle économique de l’information sur Internet reste à trouver en France » – Le Monde -1er novembre 2011
(5) – Delphine Soulas – « Mediapart a trouvé son modèle » – Stratégies – 10 novembre 2011
(6) – Pierre Haski – « Rue89 rejoint le groupe Nouvel Observateur » – Rue89.com – 21 décembre 2011

Pour en savoir plus

– Revoir la conférence CFPJ Lab/Siliconmaniacs du 14 décembre à Paris
– Lire l’excellente infographie de Télérama – « Les sites d’info pure players passés au crible » – 14 novembre 2011
– Ziad Maalouf – « Il pleut des médias » – Atelier des médias de RFI – 21 novembre 2011
– Clément Robin  – « Pure players locaux : chacun doit inventer son modèle » – Journalismes.info – 27 novembre 2011
– Guillaume Cadot – « La presse papier est morte, vive la presse » – Influencia – 23 novembre 2011
– Hugo Sedouramane – « Quel business model pour la presse en ligne ? » – Le Journal du Net – 21 décembre 2011