Note de lecture : « I’m feeling lucky, the confessions of Google Employee #59 » de Douglas Edwards

Bien qu’il soit uniquement disponible en anglais à l’heure actuelle, il serait dommage de passer à côté du livre de Douglas Edwards paru en juillet 2011. Pour tous ceux que Google fascine et interroge, il constitue un témoignage inédit des coulisses intérieures d’un génial moteur de recherche qui s’est rapidement mu en gigantesque et incontournable entreprise numérique. L’envers du décor vécu par le 59ème embauché chez Google !

Douglas Edwards est en effet le 59ème employé recruté par Google en 1999, à peine un an après la création de la start-up et l’industrialisation de PageRank, le célèbre algorithme conçu par Larry Page et Sergey Brin par lequel toute l’aventure Google a commencé. En soi, l’arrivée de Douglas Edwards est déjà une mini-révolution dans la culture « geek » déjà très affirmée de la prometteuse pousse. Avant d’être estampillé employé n°59, l’homme a été journaliste pendant de longues années au San Jose Mercury News et Marketplace et également communicant. Il débarque chez Google avec pour mission de jeter les fondations du marketing et du « consumer brand management » de la marque Google qui rencontre un vif écho auprès des utilisateurs du monde entier et de l’écosystème Internet. Une sacrée gageure dans un univers où archi-domine une pensée d’ingénieur obsédé par les lignes de code, les statistiques, l’innovation technologique et la vision disruptive de ses deux fondateurs qui ont eux-mêmes une répulsion à peine dissimulée pour les artifices publicitaires et les opérations de communication.

Ce que j’ai aimé

Un témoignage inédit d’un ex-Googler

Sans amertume particulière et avec un regard distancié et parfois critique, Douglas Edwards conte avec brio le Google des débuts où des ingénieurs 100% geek s’entassaient dans un building sans âme de la Silicon Valley jusqu’à l’introduction en Bourse de la firme de Mountain View fin 2004 et son propre départ courant 2005.

Pour le lecteur (qui est aussi en grande majorité un utilisateur, voire un ex-employé dans mon cas), il est assez jubilatoire de revivre les débats internes qui ont présidé à la naissance de services aussi fameux que Google News, Gmail et autres applications (comme Orkut, le premier réseau social de Google resté confidentiel hormis dans quelques pays) qui ont révolutionné notre quotidien dans la recherche d’informations. A cela, ajoutons que le style rédactionnel est absolument remarquable, humoristique, vivant et d’un vocabulaire tellement riche que les non-anglophones y trouveront matière à peaufiner leur anglais contemporain !

Le livre est véritablement truffé d’anecdotes édifiantes qui écornent quelque peu le mythe enluminé que Google a su habilement dépeindre au fil de sa vertigineuse ascension économique. Larry Page demeure certes un cerveau incomparablement visionnaire et à l’affût de la prochaine rupture technologique qui pourrait emmener Google encore plus haut. Néanmoins, l’ouvrage lève le voile sur des facettes moins connues du personnage. Notamment une certaine propension à être cassant avec les autres (parfois plus par maladresse que par méchanceté), voire une capacité d’écoute plutôt réduite lorsque des Googlers émettent des suggestions contraires à sa perception des choses.

A la lumière de l’actualité récente, le livre permet aussi de revisiter le profil d’un autre personnage clé de la saga Google : Marissa Mayer. L’auteur du livre nous narre sans ambages ses nombreuses confrontations musclées avec celle qui est désormais devenue PDG de Yahoo depuis juillet 2012. A plusieurs reprises, elle n’hésite pas à passer en force certaines de ses idées ou s’en arroger d’autres sans forcément jouer l’esprit d’équipe. Est-ce la relation intime avec Larry Page que le livre nous dévoile par ailleurs, qui a permis ce comportement de « bulldozer » impassible ? Toujours est-il que la directrice brillante et accro au boulot, n’apparaît pas spécialement dotée d’une empathie prononcée pour ses pairs !

Autre point extrêmement intéressant à retenir de l’opus de Douglas Edwards : la stratégie quasi schizophrénique à laquelle Google s’est rapidement confrontée à mesure que le succès de ses produits grandissait dans le monde entier et que son compte en banque gonflait. Si d’un côté, l’entreprise n’entend nullement déroger à sa devise fondatrice « Don’t Be Evil », elle est en permanence challengée par des dilemmes cruciaux comme particulièrement celui qui concerne l’usage et la protection des données personnelles que les utilisateurs ne cessent d’accumuler dans les serveurs de la firme de Mountain View. On apprend ainsi que Larry Page était initialement réticent à l’idée d’introduire de la publicité ciblée dans le service de messagerie Gmail avant de s’y convertir devant les perspectives juteuses que le marché laissait entrevoir et la solution efficace développée par l’un des ingénieurs de Google pour afficher des bannières publicitaires en fonction du contenu des courriels.

Ce que j’ai moins aimé

Un témoignage pondéré et sans excès

A vouloir parfois être trop exhaustif, Douglas Edwards s’égare parfois dans une profusion de détails qui compliquent la compréhension du propos et noient le lecteur. Un défaut récurrent dans le souci de l’auteur de citer un maximum de personnes qu’il a croisées durant les cinq années passées chez Google. Pour quiconque n’est pas familier du trombinoscope de l’entreprise, la démarche devient là aussi un peu pénible à force de voir apparaitre et disparaître des noms qui n’ont au final qu’une importance très relative par rapport aux thèmes abordés et aux histoires racontées.

Hormis ce défaut, d’aucuns déploreront peut-être que l’auteur n’ait pas été plus mordant en certaines circonstances. A travers les lignes et les aléas multiples rencontrés par Douglas Edwards, on devine que ce dernier a été souvent malmené et mis sous pression en dépit de son implication totale (parfois au détriment de sa vie personnelle) dans le développement de Google. Il est vrai que par instants, on reste un peu sur sa faim tant on suppute qu’il y avait matière à développer sur le cours des choses pas si paisible au coeur du Googleplex.

Pour autant, cette pondération est également ce qui fait la force et l’intérêt du livre. Lequel n’est ni un règlement de compte avec certains ex-collègues pas vraiment fair-play, ni intellectuellement honnêtes, ni une hagiographie éperdument lénifiante d’une entreprise pas comme les autres.

Les passages à ne pas manquer

Le choix est particulièrement difficile tellement le livre fourmille de passages instructifs, révélateurs et éclairant Google sous un jour autre que celui martelé par Mountain View. J’en retiens toutefois trois au sujet de la vie privée et des usages du moteur de recherche qui reste encore aujourd’hui, un sujet de contentieux entre Google et un nombre grandissant d’utilisateurs, de législateurs et autres acteurs soucieux du devenir des données collectées par les services Google. Ne voulant pas trahir l’esprit et le style de Douglas Edwards, les passages sélectionnés sont en version originale :

(page 340) – « Larry opposed any path that would reveal our technological secrets or stir the privacy pot and endanger our ability to gather data. People didn’t know how much data we collected, but we were not doing anything evil with it, so why begin a conversation that would just confuse and concern everyone? Users would oversimplify the issue with baseless fears and then refuse to let us collect their data. That would be a disaster for Google, because they would suddenly have less insight into what worked and what didn’t. It would be better to do the right thing and not talk about it »

(page 341) – « I forecast that user privacy, our near monopoly in search and censorship demands by foreign governments would be the three trials to bedevil us in the coming year. We needed to prepare – to get out in front and lead the parade rather than be trampled by it. Marissa complimented my analysis but had reservations about my recommendations. Just as I had thought “Don’t Be evil” overpromised, she feared taking public stands about our ethical positions would result in overly heightened expectations and negative reactions if we failed to live up to them. I understood that perspective (and shared it) but believed we didn’t need to claim to be ethically superior. We just needed our actions to demonstrate we were here. Users could draw their own conclusions. Sergey’s feedback was less encouraging. “I find documents like this frightening” he stated »

(page 345) – « Larry’s refusal to engage the privacy discussion with the public always frustrated me. I remained convinced we could start basic information and build an information center that would be clear and fortnight about the tradeoffs users made when they entered their queries on Google or any other search engine. I didn’t really believe many people would read all the pages or particularly care what they said. In fact, I somewhat cynically counted on that. The mere fact that we had the explanation available would allay many of their concerns »

Le pitch de l’éditeur

Douglas Edwards – numéro 59 !

Douglas Edwards – « I’m feeling lucky, the confessions of Google Employee #59 » – Houghton Mifflin Harcourt – Juillet 2011 – 439 pages – 18,7 $

Comparer Google et une entreprise ordinaire revient à comparer une fusée à une brouette ! Aucun analyste universitaire ou observateur extérieur ne peut capturer l’essence de Google. En offrant la toute première plongée à l’intérieur même de Google, Doug Edwards, employé n°59, offre aux lecteur la chance de vivre pleinement le mélange bizarre de camaraderie et de concurrence régnant au sein de cette phénoménale entreprise. Edwards, premier directeur du marketing et de la marque de Google, décrit les choses telles qu’elles se sont passées. Nous assistons ainsi aux premiers pas de pionniers Larry Page et Sergey Brin, jeunes et très particuliers partenaires, à l’évolution de la fameuse structure non-hiérarchique de l’entreprise, au développement de l’identité de marque, à la course pour créer et déployer de nouvelles applications et aux nombreuses qui n’ont jamais abouti. En tant qu’ancien journaliste sachant parfaitement écrire, Edwards, retranscrit totalement « l’Expérience Google » digne d’une chevauchée sur les montagnes russes et créatrice d’un nouveau monde.

A propos de l’auteur

De 1999 à 2005, Douglas Edwards a été directeur du « Consumer Marketing » et de la marque Google. Auparavant, il fut successivement responsable Internet de la marque pour le San Jose Mercury News, directeur de la communication pour la radio KQED FM à San Francisco, concepteur-rédacteur pour une agence de publicité et journaliste pour la radio Marketplace.

Voir la vidéo de Douglas Edwards résumant les grandes lignes de son livre :

A lire en complément

– Michael Hickins – « Google Employee No. 59 on Google+, Privacy and Why He Left » – Wall Street Journal – 12 juillet 2011
– David Zax – « I’m Feeling Lucky »: Google Employee No. 59 Tells All »  – Fast Company – 12 juillet 2011
– Thomas Jones – « I’m Feeling Lucky: The Confessions of Google Employee Number 59 by Douglas Edwards – review » – The Observer – 3 septembre 2011