Communication & Storytelling : Et si on arrêtait d’y voir systématiquement de la manipulation ?

Pitchs d’agence, articles de presse spécialisée, colloques professionnels et essais n’en finissent plus de gloser sur la notion de storytelling (autrement dit narration d’histoire en français puriste !). Avec la communication numérique, l’art de raconter des histoires et de développer des contenus autour de son organisation, ses activités et ses produits, entre effectivement dans une dimension jamais atteinte auparavant. Aujourd’hui, tous les champs du possible sont ouverts pour faire naître et vivre un incomparable canal d’information, de pédagogie et de proximité, pour rendre accessible des notions parfois complexes et pour dialoguer avec ses employées, ses usagers, ses clients et plus globalement son écosystème sociétal. Nouvelle manipulation des temps digitaux ou vraie opportunité de revisiter les relations avec les publics ?

Si l’on y songe bien, l’art de raconter une histoire pour transmettre un message a toujours été au cœur de la communication entre des individus ou entre des groupes. C’est le fondement même de l’humanité depuis qu’elle existe et communique entre semblables. C’est particulièrement vrai par exemple dans les civilisations de tradition orale comme les Indiens d’Amérique ou les peuplades du Pacifique et d’Afrique. La grotte de Lascaux elle-même (dont la réplique vient d’ouvrir ses portes au public depuis fin avril) est une forme de storytelling pictural réalisé par des hommes voulant laisser un témoignage sur la réalité de leurs vies. L’histoire sert à perpétuer l’héritage culturel tout en étant source d’enseignements pour ceux qui la reçoivent. En tant que parent, nous ne faisons que répliquer ce mode d’échange avec nos enfants en leur lisant une histoire avant le coucher. Or, que trouve-t-on dans ces récits ? Des symboles, des valeurs, des règles, des évocations qui vont aider l’enfant à développer son intellect, sa personnalité, sa perception du monde, se situer, avancer et progresser à son tour, quitte à développer ensuite ses propres histoires !

Vers l’organisation conteuse d’histoires ?

Storytelling 2 - DCDCVConceptuellement, il donc n’est guère surprenant que les entreprises et les institutions se soient à leur tour emparées de cette technique narrative. En soi, elle n’est d’ailleurs pas d’une totale nouveauté. Dans les années 90, le storytelling a surtout été employé à des fins de communication interne par de grandes sociétés américaines. L’idée visait à faire circuler sous forme de récits, des bonnes pratiques entre salariés, des cas d’étude, des expériences réussies pouvant être répliqués par ailleurs. Peu à peu, le storytelling s’est tourné vers l’externe. Des entreprises se sont dotées de « consumer magazines » dont la vocation est fidéliser et resserrer les liens avec ses clients privilégiés. En France, c’est par exemple le cas de la revue « Du Côté de chez vous » diffusée à plus de 1 million exemplaires (1) par l’enseigne de bricolage et d’aménagement Leroy Merlin depuis une douzaine d’années.

Depuis quelques années à la faveur du développement des médias sociaux, entreprises et institutions se muent en storytellers et en éditeurs de contenus. Cette tendance déjà bien établie en Amérique du Nord, commence désormais à se répandre en Europe. Conséquence directe : les organisations révisent petit à petit leur approche du sacro-saint triptyque média entre « paid », « owned » et « earned ». Jusqu’à présent, le « paid media » était le canal dominant où l’entreprise achète de l’espace dans des médias externes sous forme de publicités et de pages ou suppléments publi-rédactionnels. Est apparue rapidement une deuxième catégorie sous la dénomination de « owned media » qui est aux mains de l’annonceur et articulée comme un outil relationnel avec sa clientèle. C’est le cas des « consumer magazines » cités plus haut ou encore les « in-flights », revues gratuites des compagnies de transport. Plus récemment, est née la dernière des catégories baptisée « earned media » avec le développement des blogs et des multiples espaces numériques où chacun peut prendre la parole et où les marques visent désormais à être citées le plus souvent possibles. Notamment en fournissant des histoires à forte valeur ajoutée.

La « newsroom », matrice du storytelling

Storytelling 2 - hereDans ce paysage en pleine mutation, les entreprises sont quasiment toutes en train de s’interroger sur la révision de ce mix media en attachant notamment plus d’importance et d’énergie à convaincre les « earned media » de parler d’elles. Pour ce faire, la catégorie « owned media » est apparue comme le chaînon idéal. C’est donc dans ce contexte que le concept de «newsroom » a progressivement émergé dans les stratégies des organisations qui ont fait du storytelling, un axe fort de communication. Au point de déboucher parfois sur de véritables structures capables de publier des contenus rédactionnels très élaborés et à forte valeur ajoutée signés du nom de l’entreprise ou de la marque concernée. Conséquence : certaines sociétés ont carrément mis sur pied des équipes rédactionnelles associant des chefs de produit, des rédacteurs free-lance ou intégrés et des agences de communication pour animer la « newsroom ». Pour s’en convaincre, il suffit de relire le récent billet publié sur ce blog au sujet des ambitions éditoriales du groupe hôtelier Marriott.

L’idée de la «newsroom » procède d’un premier constat : gagner la bataille de l’attention des consommateurs en racontant des histoires pertinentes dans un univers saturé de canaux d’information et de bombardement médiatique. Cette conquête constitue un enjeu majeur pour les entreprises et les marques en termes de visibilité et de fidélisation auprès de leurs clients d’autant que ceux-ci passent un temps sans cesse croissant pour trouver des informations valables sur leurs sujets de prédilection. Ajoutez alors à cette quête informationnelle avérée, la puissance virale du bouche-à-oreille de ce même internaute (s’il est convaincu !) et vous mesurez aussitôt le défi d’envergure posé aux marques désireuses d’engager durablement avec ces derniers. Pour de nombreux spécialistes d’Outre-Atlantique, la réponse est la « newsroom » qui permet de tisser un dialogue sur le long terme avec ces consommateurs autour de contenus pertinents, informatifs, voire ludiques et récréatifs.

Gare aux dérives

Storytelling 2 - bonhomme qui litSi une démarche narrative constitue de toute évidence un formidable atout pour cultiver un engagement durable avec ses publics, il convient en revanche de prêter une forte attention à certains écueils ou tentations de jouer avec les lignes. Encore une fois, l’outil si novateur soit-il, ne créé pas la vertu. Seul son usage peut la démontrer … ou l’infirmer. Un récent rapport du Pew Research Centre a souligné les risques de confusion si les choses ne sont pas ouvertement dites et délimitées. Le rapport pointe notamment les errements de The Atlantic qui avait édité un guide (2) pour le compte de l’Eglise de Scientologie sans être suffisamment explicite.

Autre exemple : le magazine Forbes et le groupe d’assurances Fidelity ont suscité en février 2015 une vive polémique. Dans son édition américaine datée de mars, les observateurs ont en effet remarqué une manchette spéciale sur la Une mettant en avant un guide de la retraite avec juste en dessous un plus discret cartouche mentionnant le credo du groupe d’assurances Fidelity. La façon dont l’ensemble était présenté, s’intègrait harmonieusement avec le reste de la couverture. Si harmonieusement qu’on ne percevait pas qu’il s’agissait en fait d’un dossier purement publicitaire et non d’un dossier journalistique. Forbes s’est quelque peu assis sur les règles journalistiques en poussant un cran plus loin la logique « caméléon » de la publicité native tandis que Fidelity a joué sur une discrète confusion des genres. A terme, le danger est grand que le lecteur ne puisse plus discerner qui raconte exactement quoi et sous quel statut.

C’est précisément avec ce type de vision du storytelling où affleurent les confusions et les faux-nez que grandit le risque de dévoyer une technique qui n’est pas nuisible en soi. Le chercheur du CNRS Christian Salmon a d’ailleurs connu un grand succès de librairie en 2007 avec son virulent ouvrage à charge contre le storytelling. Pour lui, celui-ci n’est qu’un « hold-up sur l’imagination des humains » (3). A ses yeux, les gens sont réduits à gober des histoires afin de se comporter et d’être formatés comme l’entendent ceux qui les émettent. Si l’approche narrative repose effectivement sur une réalité fantasmée ou bricolée ou alors en avançant déguisée sous forme de publi-reportage qui se veut article de presse, il est alors évident que la ligne jaune n’est plus très loin, voire déjà regrettablement franchie.

Une histoire, pas des histoires

Storytelling 2 - what is your storyLe storytelling est pourtant un formidable outil pour rendre intelligible et vivant des concepts ou des données complexes à comprendre. Cultiver un storytelling de coopération et de dialogue peut même constituer une clé de voûte essentielle d’une stratégie de communication digitale. Fondatrice de l’Institut de la Qualité de l’Expression, Jeanne Bordeau a consacré un livre (4) sur le sujet du storytelling pour remettre les pendules à l’heure. Elle est catégorique sur la ligne à adopter : « Raconter une histoire, ce n’est pas raconter des histoires ». Le storytelling n’est pas « un discours qu’on décrète parce qu’il nous plaît ou nous valorise à l’envi. C’est au contraire un discours qui prend racine même dans les entrailles et l’ADN de l’entreprise en véhiculant des valeurs intrinsèques à celle-ci. Le storytelling n’invente rien, il s’inspire d’expériences réelles qui tissent une trame. Il ne brode pas sur du vide, il fait ré-émerger la parole intime et la met en forme (…) Il transfigure mais ne défigure pas ».

Enfin pour être complet et sans ambages sur la valeur ajoutée que doit véhiculer le storytelling, il est impératif de soigner le langage. La remarque peut paraître superfétatoire sur le Web où les contenus sont souvent avalés en l’espace de quelques secondes. Pourtant, combien de publications numériques comportent encore des contenus qui suintent la vacuité standardisée où n’importe quel nom d’entreprise pourrait s’insérer dans le texte pondu sans que cela ne change grand chose. Cet abrutissant jeu de « Lego » corporate doit en effet s’effacer au profit d’un langage cousu main et vecteur authentique de l’ADN de l’entreprise et ses constituants. Jeanne Bordeau martèle (5) : « Si ce que votre entreprise exprime, ne reflète pas ce que vous êtes, alors tôt ou tard, vous affronterez un déficit de qualité. La qualité, c’est savoir caractériser son discours, écrire avec une langue fidèle à son projet, à ses convictions, à ses collaborateurs. De grandes méprises existent à ce sujet ».

Le récit et le dialogue de concert

Storytelling 2 - banniere communicationLe storytelling n’aura également de sens et d’impact auprès des publics que s’il existe une volonté assumée d’en faire un canal d’ouverture et de conversation avec ses publics internes et externes. En d’autres termes, il ne s’agit plus seulement de se regarder le nombril, de raconter une formidable épopée entrepreneuriale en mettant l’accent un peu trop sur soi et en décrétant à tue-tête qu’on est le meilleur de tous. Ceci est d’autant plus crucial qu’à l’ère des réseaux sociaux, la réputation d’une entreprise n’est plus constituée uniquement par le discours qu’elle émet. N’en déplaise aux dirigeants et aux communicants, l’image d’une entreprise s’imprègne aussi et surtout de ce que les publics perçoivent, disent et partagent entre eux ou avec d’autres communautés.

Cette tendance de fond a d’ailleurs été mise en lumière dans la dernière livraison du POE Digital, le baromètre d’Havas Media réalisé avec CSA qui mesure la performance media globale des marques. Il ressort en particulier que 25% de la perception globale des consommateurs à l’égard d’une marque, provient du « Earned Media » alimenté à 75 % par les commentaires des individus. Cela souligne si besoin était que la réputation n’est plus cette chose égoïstement racontée et contrôlée unilatéralement par quelques cerveaux corporate se voulant incontournables gardiens du temple.

Storytelling - Dialogue marketing communicationCela implique par conséquent pour l’entreprise de continuer à se raconter mais en écoutant également ce que les autres parties prenantes lui renvoient et en sachant s’adapter à celles-ci. Plus qu’un storytelling de conviction unilatérale, il est crucial d’aller vers un storytelling de coopération et de dialogue. Autrement dit, il s’agira plus d’être capable d’engager avec les autres, de faire valoir ses idées, de les raconter et expliciter mais sans pour autant vouloir à tout prix convaincre et retourner l’opinion de l’autre. Il s’agira aussi d’entendre ce que l’autre a à dire et à s’en imprégner. On peut parfaitement et harmonieusement coexister sans être tous identiques et tout en comprenant l’autre.

Sur ce point, le storytelling d’entreprise a encore un gros travail à effectuer pour s’affranchir de cette tentation communicante publicitaire qui affleure encore très fréquemment dans les discours incantatoires tenus tant aux salariés qu’aux audiences externes. Il est capital de faire du storytelling honnête et fondé sur des faits et des expériences avérés. Sinon, c’est effectivement la porte ouverte à une communication malhonnête mais aussi le risque d’un terrible « bad buzz » digital, le jour où le baratin des contenus est éventé. Et là, l’addition réputationnelle sera autrement plus corsée. Sans parler du storytelling qui ira inversement de pair !

Sources

1 – Chiffres de l’OJD 2014 
2 – Erik Wemple – « The Atlantic’s Scientology problem starts to finish » – The Washington Post – 15 janvier 2013
3 – Christian Salmon – Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et formater les esprits – La Découverte – 2007
4 – Jeanne Bordeau – Storytelling et contenu de marque : la puissance du langage à l’ère du numérique – Editions Ellipses – 2012
5 – Ibid.