Vitesse et circulation de l’information : C’est comment qu’on freine* ?

Le titre* que chantait le rockeur Alain Bashung en 1995 n’a jamais été aussi pertinent qu’aujourd’hui. Même s’il parlait à l’époque des emballements du cœur, la circulation de l’information tend à se calquer sur ces derniers où la raison s’efface devant l’émotion brute. Le tweet très controversé de Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, sur l’« attaque» de l’hôpital de la Pitié Salpêtrière, vient une fois encore attester que tout va beaucoup trop vite dans la propagation des informations comme des infoxs. A tel point que le faux vient s’entremêler au vrai dans une cacophonie où quasiment plus personne ne prend de recul et tente de recouper et contextualiser. La cote d’alerte est atteinte !

Depuis que les chaînes d’information continue se sont durablement installées dans le paysage, course contre la montre et primauté de l’instant sont devenus les deux moteurs inhérents à la cinétique médiatique. Comme si cela n’allait pas encore assez vite (avec les loupés inhérents à l’exercice), les réseaux sociaux ont ajouté quelques rapports supplémentaires à la boîte de vitesse de l’information. A tel point que tout est devenu instantané et à travers de multiples focales qui n’hésitent parfois pas à tordre les faits pour les comprimer dans leur prisme de pensée. Dans cette accélération étourdissante, le mouvement des Gilets Jaunes montre à quel point le partage de l’info est devenu frénétique. Un blessé durant une manifestation ? Tous les degrés de gravité sont alors passés en revue selon les sensibilités des uns et des autres. Pour certains, la personne est déjà morte. Pour d’autres, les blessures sont bénignes. Pour ceux qui suivent ces flux imbriqués sans vraiment de distinguo, comment se forger une compréhension à peu près authentique de la réalité ? Est-ce encore possible ?

Ce vieux tropisme pour la vitesse de l’info

L’affolement médiatique ne date certes pas d’aujourd’hui. Les titres de presse se sont toujours livré une bagarre intense pour devancer le confrère et sortir le scoop, gage d’efficacité journalistique. Avec malheureusement des dérives à la clé que l’écrivain et journaliste Emile Zola morigénait déjà en 1889 contre les « journaux débordants d’aujourd’hui, lâchés en pleine liberté, roulant le flot déchaîné de l’information à outrance (…) Mon inquiétude unique, devant le journalisme actuel, c’est l’état de surexcitation nerveuse dans lequel il tient la nation (…) Aujourd’hui, remarquez quelle importance démesurée prend le moindre fait. Des centaines de journaux le publient à la fois, le commentent, l’amplifient. Et, pendant une semaine souvent, il n’est pas question d’autre chose : ce sont chaque matin de nouveaux détails, les colonnes s’emplissent, chaque feuille tâche de pousser au tirage en satisfaisant davantage la curiosité de ses lecteurs. De-là, des secousses continuelles dans le public qui se propagent d’un bout du pays à l’autre. Quand une affaire est finie, une nouvelle commence, car les journaux ne peuvent vivre, sans cette existence de casse-cou. Si des sujets d’émotion manquent, ils en inventent » (1).

Cet atavisme pour l’information à vitesse grand V ne s’est jamais démenti au cours des décennies. Bien au contraire, il s’est décuplé à mesure que de nouveaux médias faisaient leur apparition comme la radio et la télévision. Le temps de propagation d’une information n’a cessé de se raccourcir. Sous l’égide de l’INA, une étude réalisée en 2013 par les chercheurs, Julia Cagé, Nicolas Hervé et Marie-Luce Viaud (devenue « L’information à tout prix » dans un livre paru en 2017), a démontré notamment qu’il fallait 175 minutes pour qu’un événement traité par un média, ne soit alors repris par un autre (2). Avec de surcroît des temps de latence extrêmement variables selon que la source est perçue comme faisant autorité ou moins. C’est le cas des dépêches émises par l’Agence France Presse dont la moitié est répercutée à une moyenne de 25 minutes. Avec des pointes chronométriques qui peuvent grimper à 230 secondes pour un quart d’entre elles en cas de fait majeur !

En plus du facteur exponentiel de la vitesse, vient se greffer une autre caractéristique qui s’ajoute à l’amplification et la perception monolithique d’une information (3) : 64% des contenus en ligne consistent en de purs copier-coller de dépêches AFP avec très peu (voire pas du tout) d’explications ou d’angles analytiques complémentaires.

Un amplificateur nommé Twitter

Pour les personnalités publiques, en particulier les décideurs politiques et économiques, cette célérité constitue un piège médiatique redoutable qui là aussi, ne date pas totalement d’aujourd’hui et de la grosse boulette de Christophe Castaner au sujet de l’hôpital de la Pitié Salpêtrière. Lors d’un colloque public en août 2008 (4), Michel Rocard avait fait état d’une édifiante anecdote qu’il a personnellement vécue au moment de l’assassinat du premier Ministre israélien, Yitzhak Rabin le 4 novembre 1995 : « Quelques minutes à peine après que les premières dépêches d’agence soient tombées, je recevais déjà des demandes d’interview pour réagir à chaud sur ce crime alors qu’on ne savait pas encore si le tueur était arabe, juif ou simplement un déséquilibré isolé. Vous conviendrez tout de même qu’il est capital de savoir qui a commis un tel geste au regard du contexte du Proche-Orient. Une déclaration à l’emporte-pièce peut avoir des conséquences autrement dramatiques ».

On n’ose imaginer ce qu’aurait pu donner une déclaration à l’emporte-pièce si à l’époque Michel Rocard avait disposé d’un compte Twitter. En effet, le tropisme de l’emballement des médias ne s’est guère amélioré depuis que les médias sociaux ont fait irruption dans le commentaire de l’actualité. Avec un réseau qui focalise et cristallise toutes les attentions et les échos : Twitter. Actuellement directeur des relations extérieures de l’Institut du Monde Arabe mais également très fin connaisseur des arcanes du digital, Romain Pigenel avait à juste titre qualifié Twitter de « mitrailleuse lourde » et pas un gadget de communication que certains gourous vantent encore à tue-tête auprès des dirigeants. Dans ce contexte de tsunami informationnel ou de lessiveuse médiatique, il importe à ses yeux qu’ (5) « en 2018, un post sur les réseaux sociaux, envoyé d’un compte officiel et extrêmement suivi, n’est pas un gadget ni un artifice de com’ pour faire cool. Il engage la parole de ceux ou celles qu’il représente. Et on peut difficilement l’accuser de trahir leur pensée — à la différence d’une reprise journalistique, bouc-émissaire facile des conseillers en communication ».

Seule exception notable à la règle : Donald Trump qui a d’ailleurs tôt fait de Twitter son arme informationnelle fétiche au détriment du compte officiel @Potus qu’il délaisse volontiers pour communiquer d’abord avec son profil personnel et asséner ses « vérités ». A la différence que le populiste président ne verse jamais dans la demi-mesure ou la subtilité. Et encore moins dans la véracité puisqu’un récent décompte opéré par le quotidien américain Washington Post relève que le locataire de la Maison Blanche a dépassé le cap des 10.000 allégations fausses ou trompeuses depuis son accession au pouvoir. Déclarations qui sont de plus régulièrement reprises sur son compte Twitter. A la différence près que désormais, chacun sait (hormis les thuriféraires) qu’une punchline de Trump n’est la plupart du temps qu’une petite phrase pour faire du buzz, provoquer et satisfaire sa base militante.

Les décideurs doivent se calmer

A la lumière de ces constats, que peut bien enseigner le commentaire trop hâtif de Christophe Castaner sur Twitter ? En qualifiant d’« attaque » ce qui s’est avéré être certes une intrusion de manifestants dans l’hôpital mais surtout une réaction de panique face aux jets de grenades lacrymogènes par la police, le ministre de l’Intérieur a suscité une immense pagaille. D’autant qu’il a été rapidement démenti par des vidéos et des témoignages du personnel hospitalier et qu’il a dû rétropédaler deux jours plus tard. A force de vouloir s’inscrire dans l’instantanéité de l’information et de commenter à tout va (souvent pour ne pas accréditer l’impression qu’ils sont absents des événements), nombreux sont les dirigeants qui adoptent le temps réel dans leur expression publique sur l’actualité. Au risque de contribuer encore plus à la diffusion de fake news qui polluent déjà largement les débats médiatiques et publics.

A cet égard, Gérald Bronner, professeur de sociologie à l’université Paris-Diderot et spécialiste des croyances collectives, estime que les décideurs doivent impérativement se réfréner et ne pas s’adonner à cette précipitation à l’heure des réseaux sociaux et des chaînes d’informations en continu qui favorisent l’émotion face à la raison. Pour lui, les données du problème sont limpides et requièrent une plus grande discipline comme il l’explique dans une interview accordée au journal Le Monde (6) : « Avec les chaînes d’information en continu et les réseaux sociaux, les politiques semblent être en concurrence permanente entre eux. Il faut être le premier à s’indigner. Les politiques tombent alors dans cette « prise de risque » de donner l’information le plus vite possible, pour attirer l’attention, au risque qu’elle soit fausse. Chaque jour, des politiques commentent l’actualité en divulguant des informations imprécises, voire erronées. Il se joue une équation entre l’envie d’être visible et l’envie que telle information soit vraie. Avec la dérégulation du marché de l’information, la tentation est grande de donner à des faits flous une interprétation qui sera concurrente avec d’autres. Mais si chacun donne son interprétation des faits, on assiste à un fractionnement de l’espace commun de notre rationalité ». On ne saurait mieux dire bien que la tentation de faire part de son point de vue puisse être quelquefois inextinguible.

Slow info, une solution ?

Ceci étant dit, il y a dorénavant urgence absolue à calmer le jeu de l’information à tout crin. L’équation redoutable de la circulation éclair entre chaînes tout-info et réseaux sociaux doit vraiment être abordée à bras-le-corps. En s’éloignant des vertus du questionnement pour privilégier la rapidité et l’émotionnel, la presse s’est engouffrée dans un chenal étroit et épineux où l’emballement médiatique constitue un couperet jamais bien éloigné. Emballement qui est de surcroît attisé par les hurlements des médias sociaux. Il est évident que cette course folle ne va pas cesser du jour au lendemain et qu’on assistera probablement à d’autres impairs version Castaner. Toutefois, il conviendrait de s’interroger sur ce qui peut être fait pour appuyer un peu plus prestement sur la pédale de frein du train informationnel.

Depuis quelques années, certains organes de presse tentent de s’émanciper de ce maelström pour s’accorder le temps du croisement des sources et le droit à la prudence éditoriale, quitte à laisser la meute médiatique galoper loin devant. C’est ce qu’on appelle la « slow info » que privilégient des magazines comme America, We Demain, Le 1, etc. Les formats sont plus longs, plus travaillés et plus fouillés. Malheureusement (et bien que ces initiatives soient extrêmement louables), ces approches éditoriales restent des niches touchant des petites portions de lecteurs citoyens. Sommes-nous alors inexorablement condamnés à subir des flux informationnels vociférants avec du commentaire à chaud et à l’emporte-pièce ? Si, en tout cas les politiques continuent de s’y adonner et si les médias ne reconsidèrent pas un peu la culture de la prise de recul, il est en effet fort à parier que la pédale d’accélérateur va nous enfoncer dans un magma éditorial bien peu constructif.

Sources

– (1) – Préface d’Emile Zola – La Morasse, étude sur le journalisme – Marpon et Flammarion – 1889
– (2) – « Vitesse moyenne de propagation d’une information : 175 minutes » – CB News – 22 mars 2017
– (3) – Ibid.
– (4) – Colloque « Quand les médias plombent, quand les médias permettent » – Université d’été du MEDEF – 28 août 2008
– (5) – Romain Pigenel – « Twitter n’est pas un gadget de com mais une mitrailleuse lourde » – Les Eclaireurs de la Com – 11 mars 2018
– (6) – Cécile Bouanchaud – « Christophe Castaner et la Pitié-Salpêtrière : « Les politiques ont le devoir de ralentir la course de l’information et son interprétation » – Le Monde – 3 mai 2019