[Dircom du Mois] – Charles Hufnagel (Carrefour) : « Nous sommes entrés dans une sorte de « whatsappisation » des esprits »

Ancien conseiller communication du Premier ministre, Edouard Philippe (mais aussi d’Alain Juppé lorsqu’il fut ministre), Charles Hufnagel n’a jamais cessé d’alterner les expériences au sein de grands groupes industriels et commerciaux et les missions au sein de l’appareil d’Etat. De ce parcours dense et aux enjeux multiples, celui qui dirige aujourd’hui la communication du groupe Carrefour, s’est forgé une vision très riche du métier de communicant tout en estimant continuer à apprendre tant la fonction est en constante évolution. Le Blog du Communicant l’a rencontré pour un entretien exclusif et sans fard.

Vous avez débuté votre carrière de communicant (d’abord chez EDF puis chez Areva devenu Orano en 2018 et ensuite chez Saint Gobain) dans des secteurs industriels particulièrement sensibles et souvent exposés à des controverses dans l’opinion publique et les médias. De fait, la communication est en quelque sorte une seconde nature pour de telles organisations. A la lumière de ces expériences, quels sont les fondamentaux à intégrer en toutes circonstances, par temps calme comme en période plus agitée ?

Charles Hufnagel : Ces entreprises ont été pour moi des écoles d’une formidable richesse. Sans doute est-ce lié en partie à la sensibilité et la complexité de leurs environnements respectifs. J’ai pu très tôt constater que la communication n’y était pas qu’une fonction support. Elle était souvent une fonction intégrée et stratégique aux yeux du management.

La communication n’est pas juste l’affaire de quelques experts et porte-paroles désignés. Elle doit irriguer tout le corps de l’entreprise. J’oserais même dire qu’elle est l’affaire de tous. Un directeur de centrale nucléaire, un ingénieur, un technicien doit être capable d’expliquer son métier et ses activités auprès de ses équipes mais également auprès des parties prenantes externes.

Cela requiert une culture et des compétences solides développées par la fonction communication en période calme comme en période plus agitée. Je retrouve pleinement cette vision et ces enjeux chez Carrefour. En permanence, nous devons être capables de délivrer des messages clairs et à fort impact à nos clients et à nos collaborateurs, dans un secteur BtoC très exposé où rien n’est jamais acquis et où les positions et les réputations peuvent vite varier dans un sens ou dans un autre.

Au cours de votre carrière, vous avez eu plusieurs fois l’opportunité de faire des incursions dans le monde politique. A cet égard, vous avez été conseiller en communication d’Alain Juppé lorsqu’il était ministre de la Défense puis ministre des Affaires étrangères de 2010 à 2012 et quelques années plus tard, conseiller en communication auprès d’Edouard Philippe, Premier ministre de 2017 à 2020. Y a-t-il des différences notoires et des enjeux similaires entre la stratégie de communication d’une entreprise et celle d’un gouvernement ou d’un ministère d’autant que ces derniers sont dorénavant scrutés et commentés en permanence ?

Charles Hufnagel : Contrairement à ce que d’aucuns peuvent penser de prime abord, la communication politique et la communication corporate ne sont pas aux antipodes de l’une de l’autre, comme si elles étaient deux milieux étanches avec leurs pratiques spécifiques. Ceci est d’autant plus vrai que nombre de communicants professionnels connaissent aujourd’hui des expériences à la fois dans le milieu de l’entreprise et dans le milieu politique.

Mais chacun a ses recettes. Me concernant, j’ai toujours insisté sur la culture de l’écrit, même si ça peut sembler un peu anachronique aujourd’hui. Qu’il s’agisse de rédiger un communiqué de presse, de préparer un plan de communication ou un discours pour une autorité politique ou un dirigeant d’entreprise, l’enjeu est finalement toujours le même : définir le bon message pour les cibles auxquelles on s’adresse.

Le choix de l’entourage est aussi fondamental. J’ai appris auprès de fortes personnalités, à commencer par Jacques-Emmanuel Saulnier chez Areva (NDLR : longtemps directeur de la communication du groupe TotalEnergies et directeur général de la fondation TotalEnergies depuis ce mois-ci) et j’ai toujours eu la chance de pouvoir m’entourer de personnes plus fortes que moi dans de nombreux domaines. Ça stimule, ça rassure même.

La communication est un sport collectif, pas une science dure, où l’on gagne en croisant les regards sur une problématique donnée. Qu’on soit en politique ou en entreprise, c’est un métier artisanal où prime un mélange d’expérience, d’intuition et d’expertise.

La différence (qui a toutefois tendance à s’estomper à l’heure du digital) entre le monde corporate et le monde politique est sans doute le rapport au temps. Hors période de crise, l’entreprise fonctionne sur un tempo plus balisé, avec des échéances connues comme la publication des résultats financiers, les plans stratégiques pluriannuels, les lancements de produits. La politique est nettement plus focalisée sur l’actualité et la capacité à rebondir sur celle-ci. Alors que la communication politique est en permanence confrontée à l’immédiateté et accorde une importance quasi exclusive aux relations presse et aux réseaux sociaux, la communication corporate doit, elle, élargir ses missions à la communication interne, à la RSE, parfois au marketing et à la communication financière.

Cela étant dit, rien n’interdit de transposer ces prismes dans chacun des deux univers. Bien au contraire ! Lors de mon passage à Matignon, Benoît Ribadeau-Dumas, le directeur de cabinet du Premier ministre, a importé des méthodes d’organisation qui ont fait leurs preuves au sein du monde de l’entreprise. Il a notamment défini un plan de marche commun à l’ensemble des cabinets, avec une frise chronologique reprenant l’ensemble des projets du gouvernement, déclinant les grandes orientations présentées dans la déclaration de politique générale du Premier ministre. Ce plan a permis à l’ensemble du gouvernement de pouvoir séquencer dans le temps des annonces et de ne pas être happé en permanence par le « newsjacking ». C’était une sorte de plan de communication comme les directions de la communication les mettent en musique en entreprise, avec des axes thématiques, des déclinaisons opérationnelles et des choix de canaux de communication.

Photo Le Parisien/Olivier Corsan

Aux côtés d’Edouard Philippe et de son équipe gouvernementale, vous avez dû faire face à des crises d’une rare ampleur, brutales et pas toujours très lisibles comme les manifestations à répétition des Gilets Jaunes et la pandémie de la Covid-19 avec plusieurs décisions lourdes à expliciter. Quels enseignements retirez-vous de ces dossiers particulièrement complexes en termes de communication ?

Charles Hufnagel : A chaque crise, on est plongé dans l’incertitude, confronté à un environnement que l’on ne connaît pas. Mieux vaut donc rester très modeste avant de livrer des conclusions savantes. Mais dans toute crise, le temps s’accélère et l’attention des médias et de l’opinion publique s’accroît fortement. Dans ces circonstances, la communication doit être un exercice de vérité : dire ce qui se passe dans votre usine, dans votre organisation, dans le pays. L’exercice est loin d’être simple car il suppose de disposer de bons circuits de remontée d’informations, de comprendre l’enchaînement des faits et d’en anticiper les suites possibles, afin d’être capable de répondre à l’engagement de transparence. Pour autant, comme l’a affirmé Edouard Philippe face au Covid, il faut savoir assumer que l’on ne sait pas tout dans une situation de crise. Cette position sera toujours mieux admise que de chercher à tout prix à dire ou à extrapoler, au risque d’être ultérieurement démenti par les faits. La sincérité vaut mieux que tous les bavardages. Si l’on sait s’en tenir à cette ligne de conduite, l’essentiel me semble assuré. C’est ce que nous nous sommes efforcés de faire en matière de communication à Matignon.

Un autre point me semble également crucial : la nécessité d’avoir une centralisation des prises de parole publiques plus forte en cas de crise. Trop d’interlocuteurs accroissent le risque de brouiller la compréhension des messages. Au tout début de la pandémie de la Covid-19, la parole gouvernementale était trop multiple et c’est pourquoi le Premier ministre a demandé que l’on limite rapidement le nombre de porte-parole pour éviter la cacophonie. La communication de crise, c’est d’abord expliquer ce qui se passe, dans la mesure des connaissances et des incertitudes, à un instant donné. Cela implique une grande rigueur et une certaine économie de mots.

En tant que professionnel chevronné de la communication, quelle analyse formulez-vous à propos de phénomènes comme les fake news qui ont trouvé un terreau particulièrement fertile pour prospérer et se propager à travers les médias sociaux mais également quantité de sites Web alternatifs ouvertement complotistes et agitateurs de peurs ? Lors de la crise sanitaire, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a même parlé d’infodémie. Est-ce définitivement une dimension avec laquelle il faut composer et lutter sans relâche ?

Charles Hufnagel : Il apparaît évident qu’avec la digitalisation de l’information, le bon vieux modèle vertical et de la communication descendante a explosé. Auparavant, les choses étaient sans doute plus simples et relativement cadrés. En interne, le management et la communication interne étaient la courroie de transmission des messages de la direction générale auprès des équipes. En externe, les médias classiques étaient les interlocuteurs dédiés. Aujourd’hui, tout est bouleversé dans le rythme et la façon de partager l’information, de la diffuser et de la recevoir. Chacun est devenu autant récepteur qu’émetteur de contenus au sein de ses communautés. Nous sommes entrés dans une sorte de « whatsappisation » des esprits. Quiconque peut dire ce qu’il a à dire et le viraliser très rapidement. Ce n’est d’ailleurs pas forcément négatif en soi. Regardez la force que les collaborateurs de Carrefour donnent à notre marque quand ils partagent sur LinkedIn leur engagement quotidien au service des clients.

En revanche, les fake news, cette forme digitale de la bonne vieille rumeur, bénéficient aussi des bouleversements du numérique pour acquérir un écho jamais atteint. Une expérience m’a particulièrement marqué lorsque je travaillais pour Alain Juppé. En 2016, il était maire de Bordeaux et candidat à la primaire de la droite et du centre pour l’élection présidentielle. Nous avons vu ressurgir des polémiques locales accusant Alain Juppé d’être un allié de l’islamisme radical et de favoriser la construction d’une mosquée salafiste à Bordeaux. L’affaire a vite enflé autour du sobriquet « Ali Juppé » sur les réseaux sociaux, relayé par tous les opposants d’extrême-droite et certains rivaux. Nous n’avons pas su casser la dynamique de cette polémique qui se développait sous les radars des médias traditionnels, dans des sphères assez hermétiques à nos cercles d’influence. De plus, les communautés qui véhiculent ce genre d’infox sont souvent très fermées et refusent catégoriquement d’entendre autre chose que la réalité qu’elles se sont forgée.

On peut le déplorer mais les fake news sont dorénavant un enjeu stratégique dont tout communicant doit tenir compte dans sa stratégie de communication, que ce soit pour un acteur politique ou pour un acteur économique. D’où l’importance de la veille digitale pour identifier des signaux faibles, précurseurs de rumeurs infondées, et pour repérer les communautés qui sont à l’œuvre pour les propager. L’enjeu est de parvenir à contenir les fake news en formation et, si besoin, à produire les contre-argumentaires. C’est compliqué, parfois aléatoire, car nous sommes confrontés à un fort climat de défiance, dans une période où certains croient en effet plus facilement un antivax qu’un médecin, un polémiste qu’un scientifique. Néanmoins, il ne faut pas lâcher ni se résigner, mais inlassablement faire le choix du rationnel, du concret et de la bonne foi.

En janvier dernier, Carrefour a annoncé avoir réalisé l’acquisition d’un terrain virtuel sur la plateforme de métaverse française The Sandbox. L’objectif est d’abord d’y mener des expérimentations numériques avec les consommateurs actifs dans ce type d’univers. Néanmoins, pensez-vous qu’à terme, le métaverse puisse devenir plus qu’une brique supplémentaire de l’expérience client, à savoir un véritable écosystème en soi qu’il faut veiller et animer au niveau de la réputation de l’entreprise à l’instar de ce qui s’est produit pour les réseaux sociaux et les parties prenantes qui s’y sont engouffrées ?

Charles Hufnagel : Alexandre Bompard (NDLR : PDG du groupe Carrefour) a fait du digital une pièce maîtresse du prochain plan stratégique de Carrefour. Notre démarche consiste à aller systématiquement là où sont nos clients. Le métaverse est indéniablement un nouvel horizon à explorer même si ses contours et ses prolongements ne sont évidemment pas encore arrêtés. Nous n’avons pas vocation à attendre que les tendances prennent de l’ampleur pour tester et innover. Nous expérimentons immédiatement. Le terrain virtuel sur la plateforme The Sandbox procède de cet état d’esprit.

Dans le même ordre d’idée, je peux vous parler de notre Healthy Map lancée en juillet 2021 sur la célèbre plateforme de gaming Fortnite. Cette carte créative permet aux joueurs de gagner des points de vie en mangeant des fruits, des légumes ou du poisson, et d’expérimenter ainsi les valeurs de notre marque autour de la transition alimentaire.

La communication corporate est dans le même état d’esprit de digitalisation accélérée. En novembre dernier, nous avons annoncé une étape importante dans notre stratégie de communication interne avec le déploiement prévu de Workplace, le réseau social de Meta pour les entreprises, auprès de nos 320 000 collaborateurs dans le monde. L’objectif est de permettre à tous de créer des communautés et d’utiliser les fonctionnalités familières de Facebook dans leur quotidien professionnel, afin de mieux communiquer entre eux, quels que soient leurs positions dans le Groupe, leurs entités, ou leurs pays d’implantation, loin des logiques de silos et de hiérarchie descendante.

Dernière rituelle question posée au DirCom du Mois ! Quelle vision avez-vous du rôle du dircom (au sens large du terme) au sein de l’entreprise qu’il s’agisse de son écosystème interne ou de l’externe et des multiples parties prenantes qui y gravitent ? Quelles sont les qualités nécessaires pour être un communicant pertinent et efficace en 2022 et au-delà ?

Charles Hufnagel : Spontanément, j’ai envie de vous dire que la recherche de l’impact doit être la préoccupation centrale de tout communicant. Nous évoluons dans un écosystème médiatique bruyant et bavard, avec des locuteurs qui s’expriment et donnent de la voix partout. Où un message, un sujet en chasse vite un autre dans un continuum permanent. Dans ce contexte, une communication performante est une communication qui laisse une trace, qui imprime auprès des publics et qui aide à protéger la réputation, à asseoir la crédibilité d’un programme politique ou d’une stratégie d’entreprise. Ce n’est pas qu’une question d’indicateurs de mesure de la performance, mais réellement de la capacité à émerger durablement et à se faire entendre et comprendre. L’impact doit être la finalité de toutes nos actions.

J’ajoute un deuxième point majeur qui peut sans doute paraître paradoxal à première vue avec la recherche de l’impact mais qui, à mon sens, est au contraire complémentaire : la sobriété. Ce n’est pas en multipliant à l’envi les déclarations, les effets de manche, les coups de com’, les punchlines ou les petites phrases qui défraient la chronique, qu’une communication sera obligatoirement efficace. Il convient de s’exprimer à bon escient, au bon moment, sans chercher à monopoliser constamment le débat. Cette sobriété est salutaire dans un univers saturé de contenus et de messages. Elle contribue justement à accroître l’impact de celle ou de celui qui s’exprime.

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