[Note de lecture] – Giuliano da Empoli – « Les ingénieurs du chaos »

Il est assez étonnant de constater que ce livre choc et fouillé du directeur du think tank italien, Volta, n’ai pas obtenu plus d’écho médiatique qu’il en mérite pourtant. En quelques 200 pages solidement informées, Giuliano da Empoli passe au peigne fin ces nouveaux spin doctors qui manient les algorithmes des plateformes sociales au service de redoutables causes populistes. A travers plusieurs cas illustrés, il démontre implacablement que la communication politique gavée de données numériques est en train de radicalement changer la donne. Et que les extrêmes ont de l’avance en la matière.

Cet ouvrage (dont je recommande chaudement la lecture) parle d’une nouvelle génération de spin doctors qui renvoient à leurs chères études des figures comme Karl Rove, le conseiller communication de l’ombre de George W. Bush et Alastair Campbell, celui de Tony Blair, longtemps connus pour orchestrer des fuites volontaires dans la presse et d’influencer ainsi la teneur d’une couverture médiatique sur un sujet donné. Aujourd’hui, personne ne connaît vraiment leurs noms mais tous concourent à mettre leur indéniable savoir-faire algorithmique pour convertir n’importe quel citoyen en électeur actif de causes souvent extrémistes et populistes.

Au début était le blog !

Comme l’écrit en introduction Giuliano da Empoli, « pour comprendre la vague populiste, il faut commencer par la comprendre et ne pas se borner à la condamner, ni la liquider ». Un point essentiel lorsqu’on sait que ces « ingénieurs du chaos » ont conçu une machine de communication surpuissante. Tout commence au début des années 2000 avec un expert en marketing italien dénommé Gianroberto Casaleggio (aujourd’hui décédé – son fils lui a succédé). Biberonné aux datas, il va être le grand ordonnateur de l’émergence du mouvement 5 Stelle (MS5 – 5 étoiles en français) et de son leader comique, Beppe Grillo qui aura pour charger d’incarner ce que ses algorithmes ont repéré dans les aspirations d’électeurs dégoûtés de la politique traditionnelle.

C’est ainsi que naît le 26 janvier 2005 (lire par ailleurs cet article de 2013 sur le Blog du Communicant) le blog de Beppe Grillo. A chaque post écrit par Casaleggio mais porté publiquement par Grillo, une dizaine de commentaires est sélectionnée et analysée sous toutes les coutures. L’objectif ? Façonner le prochain billet pour satisfaire et nourrir les attentes exprimées. L’ensemble est ensuite appuyé par des campagnes virales où les statistiques sont décortiquées minutieusement pour affiner sans cesse les thématiques, créer des interactions entre les sympathisants et induire l’idée que les solutions simples sont proches pour dégager l’establishment actuel. En 2007, le blog compte 1 million de commentaires et agrège des contenus tiers s’inscrivant dans la ligne promue.

Ce qui fait dire à Giuliano da Empoli :

« Si l’opinion publique devait évoluer dans le sens contraire à propos de n’importe quel de ces sujets, le MS5 changerait de position, comme c’est arrivé de nombreuses fois déjà, sans le moindre état d’âme. Le parti-algorithme conçu par Casaleggio père a pour unique objectif de satisfaire la demande des consommateurs politiques de façon rapide et efficace, et cette mentalité commerciale reste la pierre angulaire du parti-entreprise ».

L’algorithme populiste en plein essor

Le livre passe en revue plusieurs opérations de ce style qui se sont ensuite déroulées aux Etats-Unis, au Brésil, au Royaume-Uni ou encore en Hongrie. Il revient également en détail sur la façon dont Donald Trump et ses équipes ont jonglé avec les notions de vérité alternative, de théories du complot et de fake news, le tout étant brassé par des algorithmes en charge de faire écho à ce que les gens pensent sans filtre et sans recul, notamment à travers les communautés digitales qui s’expriment sur Facebook. C’est là en particulier où l’on voit l’âme damnée de Steve Bannon et son site The Breitbart News s’échiner à forger une opinion publique favorable au candidat Trump et à optimiser en permanence l’impact et la formulation des messages.

Qu’il s’agisse de l’élection de Viktor Orban en Hongrie ou la victoire du Brexit, un constat s’impose désormais en matière de communication politique : « Si, par le passé, le jeu consistait à mettre au point un message qui unissait, aujourd’hui, il s’agit de désunir de la manière la plus éclatante possible. Pour conquérir une majorité, il ne faut plus converger vers le centre mais additionner les extrêmes » déplore le directeur de Volta. Et ensuite faire incarner l’ensemble par un personnage débridé, non politiquement correct, avec un fort leadership et qui s’autorise tout et son contraire du moment que l’effet recherché soit atteint auprès des cibles.

Changer de logiciel pour ne pas être submergé

Raison pour laquelle Giuliano da Empoli appelle très fortement de ses vœux à ce que la communication politique des modérés, des libéraux et des progressistes commence à appréhender autrement les choses et oublier les vieux paradigmes. Pour lui, cela revient à « abandonner les certitudes confortables mais trompeuses de la physique newtonienne pour commencer à explorer la physique quantique, inquiétante mais capable de mieux décrire la réalité ». Si cet aggiornamento ne se produit pas, les démocrates de tous bords seront incapables de défendre leurs valeurs face à des ingénieurs du chaos pour lesquels, seul le résultat compte.

Le pitch de l’éditeur

« Le carnaval, disait Goethe en parcourant les rues de Rome, est une fête que le peuple se donne à lui-même. » Un peu partout, en Europe et ailleurs, la montée des populismes se présente sous la forme d’une danse effrénée qui renverse toutes les règles établies et les transforme en leur contraire.

Aux yeux de leurs électeurs, les défauts des leaders populistes se muent en qualités. Leur inexpérience est la preuve qu’ils n’appartiennent pas au cercle corrompu des élites et leur incompétence, le gage de leur authenticité. Les tensions qu’ils produisent au niveau international sont l’illustration de leur indépendance et les fake news, qui jalonnent leur propagande, la marque de leur liberté de penser.

Dans le monde de Donald Trump, de Boris Johnson et de Matteo Salvini, chaque jour porte sa gaffe, sa polémique, son coup d’éclat. Pourtant, derrière les apparences débridées du carnaval populiste, se cache le travail acharné de dizaines de spin-doctors, d’idéologues et, de plus en plus souvent, de scientifiques et d’experts du Big Data, sans lesquels ces leaders populistes ne seraient jamais parvenus au pouvoir.

Ce sont ces ingénieurs du chaos, dont Giuliano da Empoli brosse le portrait. Du récit incroyable de la petite entreprise de web-marketing devenue le premier parti italien, en passant par les physiciens qui ont assuré la victoire du Brexit et par les communicants qui ont changé le visage de l’Europe de l’Est, jusqu’aux théoriciens de la droite américaine qui ont propulsé Donald Trump à la Maison Blanche, cette enquête passionnante et inédite dévoile les coulisses du mouvement populiste global.

Il en résulte une galerie de personnages hauts en couleur, presque tous inconnus du grand public, et qui sont pourtant en train de changer les règles du jeu politique et le visage de nos sociétés.

Revue de presse non exhaustive

Le Point – « Le populisme ou la colère sous algorithme »
Revue Esprit 
Le Monde – « Machiavel dans la Silicon Valley »

Se procurer le livre 



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