Journalisme infiltré : Information nécessaire ou déformation caractérisée ?

Le récent reportage en caméra cachée de deux journalistes de la télévision allemande sur les coulisses peu reluisantes d’un entrepôt d’Amazon à Bad Hersfeld a remis sur le devant de la scène l’épineuse question du journalisme d’infiltration. Sous prétexte de contourner l’opacité mise en œuvre par la communication des entreprises, les investigateurs rivalisent d’astuces pour enquêter ni vu, ni connu au-delà des portes closes et des micros verrouillées. Que penser de ce mode opératoire digne des meilleurs espions de John Le Carré ?

En soi, la technique du journaliste incognito est loin d’être totalement inédite. Déjà en 1887, la journaliste américaine Nellie Bly avait recouru à ce stratagème pour  briser l’omerta sur les conditions réelles des aliénés internés dans l’asile de Blackwell Island. Pendant 10 jours, elle s’était faite passer pour folle et avait pu vivre de l’intérieur les maltraitances abominables administrées aux patients par le personnel de l’établissement. Son récit publié dans le New York World fera grand bruit et consacrera même la naissance de ce type de journalisme baptisé par les anglo-saxons, « stunt journalism » (1).

Se cacher pour mieux révéler

L’ouvrage de Günter Wallraff est un des hauts faits du journalisme d’investigation

Les annales de la presse abondent de reportages où le journaliste décide d’avancer masqué pour mieux saisir la réalité que d’aucuns s’efforcent de lui cacher tout ou partie. Au début du 20ème siècle, le célèbre Albert Londres (dont le prix éponyme consacre annuellement les meilleures enquêtes) s’était à son tour glissé sous une fausse identité dans les hôpitaux pour dénoncer l’état sanitaire et les soins approximatifs donnés aux patients.

La technique a fait florès auprès des grands noms de la presse. Le journaliste allemand Günter Wallraff a ainsi connu son heure de gloire dans les années 70. Il s’était grimé pendant plus d’un an en ouvrier truc. De cette aventure en catimini, il en a tiré un retentissant livre intitulé Tête de Turc (2) où il révèle au grand jour les mauvais traitements infligés aux travailleurs émigrés en Allemagne. Depuis, il en a carrément fait une marque de fabrique journalistique qui l’a conduit à endosser diverses identités allant du militant d’extrême-droite au SDF dans les rues de Francfort en passant par l’employé sous pression d’un call center. Une pratique qu’il assume pleinement (3) : « Lorsque les droits de l’homme sont bafoués, les droits des salariés, attaqués, cela devient un devoir. Plus qu’une méthode de travail, c’est une manière de vivre et de ressentir la vie des autres, de compatir, d’apprendre, et de faire en sorte que les choses changent ».

En France, la très respectable journaliste Florence Aubenas a emprunté pareille méthode pour concocter un beau livre enquête relatant la précarité des travailleurs sans qualification, ni diplôme en France. Elle s’est pour cela confectionné un CV anonyme de femme de ménage pour ensuite aller balayer et épousseter bureaux et domiciles en Normandie. En 2009, elle publie Le Quai de Ouistreham qui enregistra un fort écho médiatique.

Bis repetita placent ?

Une intérimaire d’Amazon Allemagne témoigne à visage couvert

C’est exactement la même approche que les deux journalistes d’Outre-Rhin ont adoptée pour réaliser leur reportage pour le compte de la chaîne allemande ARD. Pendant plusieurs semaines, ils se sont mêlés aux cohortes de travailleurs saisonniers originaires des pays méditerranéens qui viennent renforcer les centres logistiques d’Amazon en Allemagne à l’approche  des fêtes de Noël. Les scènes captées pour la plupart en caméra dissimulée ont en effet suscité un vif émoi lors de leur diffusion le 13 février dernier à la télévision allemande. On y découvre des conditions de travail sordides flirtant avec l’esclavage moderne mais aussi des intérimaires fliqués par des vigiles issus des mouvances néo-nazis.

L’affaire a aussitôt connu un écho énorme  au point que la ministre du Travail a menacé le numéro un mondial de la vente en ligne de sévères sanctions si les violations montrées sont avérées et perdurent. Un éditeur germanique a quant à lui choisi de rompre séance tenante son contrat le liant à Amazon tandis que des centaines de clients ont supprimé leur compte en guise de protestation. Une pétition a même cumulé rapidement 37 000 signatures (4) pour rappeler au site de Jeff Bezos d’immédiatement agir et remettre de l’ordre dans les dérapages dévoilés dans le reportage.

Même si Amazon a promptement réagi en rompant le contrat en cours avec la société de surveillance et réaffirmé dans un communiqué son souci de combattre toute discrimination et manque de respect parmi ses salariés, l’impact n’en finit pas de rebondir en Allemagne. A tel point que le vendeur en ligne est désormais dans la ligne de mire de l’Office allemand anticartel. Ce dernier suspecte l’Américain d’entretenir des politiques tarifaires abusives à l’égard de ses vendeurs et d’entraver la libre concurrence. Une déviance peut en cacher une autre !

Les « Infiltrés » version tricolore

L’industrie pharmaceutique dans la ligne de mire des Infiltrés

En France, certains se sont emparés de la technique éditoriale du « caché » pour carrément créer un concept journalistique fondé à 100% sur le camouflage en toute circonstance. C’est ainsi qu’en 2008, l’émission de reportage baptisée « Les Infiltrés » a fait son apparition dans la grille de programmes de France 2. David Pujadas qui a présenté en son temps l’émission, revendique haut et fort l’angle choisi (5) : « C’est une grande fierté de mettre les pieds dans le plat, d’appuyer là où ça fait mal ».

Au fil des enquêtes, les « Infiltrés » vont régulièrement susciter la polémique, notamment lors d’un sujet consacré aux pédophiles filmés à leur insu pendant qu’ils confessent leurs abus. A la suite du reportage, les journalistes avaient alors transmis à la police le signalement des personnes interviewées et contribué ainsi à leur arrestation.

Pourtant, malgré le caractère borderline de la démarche, l’émission continue d’être à l’antenne. Derniers « trophées » épinglés au tableau éditorial des « Infiltrés » : Pôle Emploi où la journaliste s’est insinuée incognito dans deux agences pour témoigner du peu d’empathie et d’aide des agents à l’égard des chercheurs d’emploi, puis les laboratoires pharmaceutiques où l’enquêtrice s’est muée en stagiaire marketing pour percer les secrets des stratégies commerciales de l’industrie du médicament et enfin les pompes funèbres.

C’est la faute à la com’

La com, l’ennemi du journaliste ?

Quasi systématiquement, les enquêtes des « Infiltrés » suscitent des remous chez les entreprises, les institutions et les associations qui se sont faites filmer à leur insu par les journalistes grimés. Pour Pôle Emploi, le syndicat CGT est même monté au créneau auprès de la direction de France 2 pour dénoncer (6) « un piège journalistique » et exiger la non-diffusion du reportage. Côté labos, les dents ont également grincé devant les scènes plutôt embarrassantes pour l’image déjà mal en point de la profession dans l’opinion publique. Quant à l’industrie funéraire, celle-ci s’est fendue d’un véhément droit de réponse (7) pour s’indigner des procédés utilisés par les « Infiltrés ».

A chaque fois, la défense des journalistes est invariable et inflexible. La caméra cachée est le seul viatique à leur disposition pour contourner les refus et les obstacles mis en place par les communicants des entreprises où les reporters souhaitent enquêter. A cet égard, les déclarations du rédacteur en chef de l’émission Jean-Paul Billault et de la direction de Pôle Emploi sont emblématiques du dialogue de sourds qui prévaut. Le premier n’hésite pas à affirmer que (8) « s’ils avaient accepté de nous laisser filmer librement, nous n’aurions pas infiltré » ! Ce à quoi répond vertement Pôle Emploi (9) : « Nous n’avons pas reçu la journaliste parce qu’elle avait des demandes trop fluctuantes et que Capa (NDLR : la société de production qui réalise l’émission) a toujours une histoire pré-écrite en tête avant de faire son reportage ».

Il n’en demeure pas moins que les journalistes des « Infiltrés » opèrent avec des convictions solidement chevillées à l’esprit. Pour eux, la com’ est partout pour dresser des herses, dissimuler l’inavouable et/ou dérouter les demandes des journalistes. Pour s’en convaincre, il suffit de se référer à la déclaration de Sophie Bonnet, réalisatrice chez Capa et auteur du sujet sur les labos pharmaceutiques (10) : « C’est un monde assez opaque et pour obtenir des révélations, il fallait vraiment travailler en caméra cachée ». Et le rédacteur en chef d’embrayer (11) : « Tout l’intérêt d’une émission comme la nôtre est de pouvoir montrer ce type de séquence, impossible à obtenir à visage découvert ».

Des voix s’élèvent

Toujours caché : du journalisme ou pas ?

Certes, tous les acteurs ne prêtent pas spontanément leur concours à des reportages à leur encontre. Loin s’en faut et particulièrement lors que le sujet est sensible, confidentiel ou alors carrément répréhensible.

Pour autant, d’autres journalistes ont émis des réserves envers un mode opératoire qui  se retranche un peu trop souvent derrière le mythe fallacieux du réel absolu et sans fard pour justifier la caméra cachée en toutes circonstances !

Le journaliste Jean-Michel Aphatie s’en est d’ailleurs offusqué sur son blog (12) : « Avancer masqué, dissimuler sa fonction professionnelle, cacher le vrai but de son travail, s’apparente à du viol, à un vol et il est extrêmement difficile, voire franchement impossible de présenter cela comme du journalisme ». Dominique Pradalié, secrétaire générale du Syndicat National des Journalistes avertit (13) : « Le principe d’infiltration devrait être une exception rare. Ce qui choque, c’est qu’une émission soit basée en entier sur ce concept. Notre deuxième reproche est que l’obligation du résultat pour le journaliste revient ici à l’obligation de piéger quelqu’un ».

Il n’en demeure pas moins que les téléspectateurs n’ont semble-t-il pas toujours autant de préventions puisque dès le premier numéro, « Les Infiltrés » furent un succès d’audience pour la chaîne ! Force est de constater que le tryptique personnalisation-dramatisation-révélation est de plus en plus le fil conducteur sulfureux des sujets d’information, avec évidemment tous les excès que l’on peut redouter.

Conclusion – A consommer avec modération !

Plutôt répondre qu’esquiver évitera des désagréments

Ce tropisme de plus en plus récurrent pour le journalisme d’infiltration est indubitablement symptomatique de la méfiance exacerbée qui régit trop souvent les relations entre les journalistes et les communicants. A décharge pour les premiers, il faut malgré tout reconnaître que les seconds n’ont pas toujours été exemplaires en matière de transparence ou du moins d’honnêteté. Trop souvent encore, les requêtes journalistiques spontanées sont traitées avec suspicion et défiance surtout si le thème abordé recèle des points délicats. Trop souvent, la tentation est de noyer le poisson en manœuvres dilatoires ou en refus catégorique sans réelle justification. Il ne faut donc guère s’étonner ensuite que le journaliste échaudé suppute à son tour une carambouille communicante qu’il va alors s’ingénier à révéler. Quitte à en rajouter un peu !

Pour les communicants, une connaissance plus fine des journalistes permettrait déjà dans un premier temps de détendre les rapports et de ne pas toujours renifler des chausse-trappes là où il s’agit d’un devoir d’information légitime. L’assertion peut sembler basique. Pourtant, nombreux sont encore les communicants à ne connaître les reporters que par le truchement des fichiers presse et non par des rencontres informelles plus régulières. Si cela était moins le cas, il est fort à parier que le recours aux journalistes infiltrés serait moins fréquent dans les rédactions et moins empreint de spéculations pas toujours fondées de part et d’autre.

Néanmoins et sans bannir cette technique d’investigation qui a concouru à de nécessaires prises de conscience et révélations, il serait également souhaitable que certains journalistes apprennent à mieux s’imprégner au préalable d’un sujet et de ses subtilités pas forcément apparentes de prime abord. Cela éviterait grandement d’enclencher trop aisément vers une recherche effrénée du spectaculaire et/ou du caricatural. Sans parler du climat de méfiance qui ne peut que s’accroître si un journaliste en vient à ne se percevoir que comme une réplique d’agent secret.

Aucune entreprise n’est parfaite. Mais si l’objectif éditorial consiste à ne précisément que focaliser sur les imperfections, qui plus est en prenant par défaut, cela augure de vilaines choses pour l’avenir des relations entre journalistes et communicants mais aussi pour la qualité de l’information. La caméra cachée ne devrait être réservée qu’en cas flagrant d’obstruction délibérée et/ou de mensonge patentée. A chacune des deux catégories d’acteurs de savoir faire preuve d’un peu plus de finesse avant d’entamer d’improbables parties de cache-cache !

Sources

(1)    – Virginie Félix – « De l’infiltration comme méthode journalistique » – Télérama – 17 avril 2010
(2)    – Günter Wallraff – Tête de Turc – La Découverte – 1986
(3)    – Virginie Félix – « De l’infiltration comme méthode journalistique » – Télérama – 17 avril 2010
(4)    – Rédaction – « Petition übergeben : 37 000 Stimmen für besseres Amazon » – HR Online.de – 28 février 2012
(5)     – Virginie Félix – « De l’infiltration comme méthode journalistique » – Télérama – 17 avril 2010
(6)    – Jean-Baptiste Chastand – « Pôle Emploi infiltré » – Le Monde – 28 janvier 2013
(7)    – Guillaume Bailly – « Les Infiltrés dans les pompes funèbres, droit de réponse » – Funéraire-Info – 27 février 2013
(8)    – Jean-Baptiste Chastand – « Pôle Emploi infiltré » – Le Monde – 28 janvier 2013
(9)    – Ibid.
(10) – Marc Payet – « Les labos pharmaceutiques au banc des accusés » – Le Parisien – 17 janvier 2013
(11) – Ibid.
(12) – Olivier Zilbertin – « Une caméra cachée qui fait débat » – Le Monde – 20 octobre 2008
(13) – Vera Kant – « Tenue de camouflage, tenue de combat » – Le Nouvel Economiste – 27 novembre 2008



2 commentaires sur “Journalisme infiltré : Information nécessaire ou déformation caractérisée ?

  1. cyrille frank  - 

    Excellent billet, une fois de plus !

    Je suis d’accord avec ta conclusion. Ce genre de pratique sans être blâmable en général, comme le prétend Aphatie, doit rester l’exception et l’ultime recours face à l’opacité de pratiques douteuses. En faire un concept d’émission en soi, conduit à la dramatisation, à la spectacularisation et au risque de construction préalable (comme le dénonce d’ailleurs le syndicaliste de ton papier). C’est d’ailleurs déjà le cas avec des émissions comme Envoyé Spécial ou pire encore Zone interdite.

    Il y a aussi un autre risque à long terme : celui du tarissement des sources pour les journalistes, réduits à l’image de « fouille-merde ». Cf l’image des journalistes TV américains dans « Dirty Harry » et autre « Die Hard ».

    Une fois de plus, tout est question de mesure, d’honnêteté intellectuelle et de finalité : pour dénoncer de graves abus cachés, il faut parfois tricher un peu. Mais quel est le niveau de gravité requis, là est bien la question…

    Merci pour ce bon papier !

    1. Olivier Cimelière  - 

      Nous sommes décidément souvent en ligne !

      En tant que communicant, je suis également convaincu que c’est à nous de ne pas donner des bonnes raisons aux journalistes de recourir à la caméra cachée. En pratiquant des relations ouvertes et franches. Cela ne signifie pas pour autant tout dire dans une espèce de transparence illusoire. Il y a des choses qui doivent être tenus à l’abri (secrets de fabrication, données confidentielles, sécurité, etc). Mais comme tu dis, tout est question de dosage.

      En revanche, opposer le black-out systématiquement oblige à contourner via l’infiltration. Heureusement d’ailleurs qu’il reste cette option. Sinon, bien des choses déviantes n’auraient jamais pu être portées à la connaissance du public !

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