Jean-Michel Aphatie : « Opposer systématiquement communicants et journalistes est un débat lunaire »

Journaliste et éditorialiste politique incontournable et au verbe sans complexes, Jean-Michel Aphatie est un passionné d’actualité passé successivement par la presse écrite, la radio et la télévision. Lorsqu’il n’opère pas au micro d’Europe 1 où il sévit depuis septembre 2015, il continue d’exercer sa verve journalistique à travers son profil Twitter et son blog qu’il vient de récemment relancer. Pour le Blog du Communicant, il a accepté de partager son regard sur le monde de l’information aujourd’hui en pleine mutation, notamment sous la poussée des médias sociaux. Entretien garanti sans langue de bois !

Bien que d’aucuns n’hésitent pas à parfois le tacler, Jean-Michel Aphatie ne peut pas laisser indifférent ses interlocuteurs. Son franc-parler est une aubaine pour quiconque a l’opportunité de s’entretenir avec lui. Pas franchement adepte de la pensée binaire où il y a les gentils et les méchants, il livre une analyse sans concession et hors des clichés sur le métier de journaliste à l’heure où l’expression des réseaux sociaux s’entremêle à l’information diffusée par les médias et au rôle exercé par les communicants. Avec lui, les idées reçues en prennent pour leur grade.

Vous êtes depuis longtemps un journaliste et éditorialiste reconnu du paysage audiovisuel français. Qu’est qui vous a donné envie d’être aussi présent sur les médias sociaux, en particulier Twitter et votre blog où vous diffusez et échangez des opinions et des analyses de manière prolifique et généralement sans langue de bois comme par exemple les billets critiques rédigés envers Eric Zemmour ou encore Maïtena Biraben et la polémique du FN ? Comment avez-vous mis le pied à l’étrier ?

Aphatie - portrait Europe 1Jean-Michel Aphatie : J’ai attrapé le virus du blogging en 2005 suite à la lecture du blog animé par les deux correspondants de Libération aux Etats-Unis, Laurent Mauriac et Fabrice Rousselot. J’ai été particulièrement intéressé par leurs chroniques de la vie politique américaine depuis la réélection de George W. Bush en 2004. Ils partageaient des regards et des analyses qu’on ne trouvait pas dans le quotidien vendu en kiosque. A l’époque, je collaborais à RTL comme éditorialiste politique. J’ai voulu à mon tour prolonger mon travail de journaliste en ouvrant un blog sous la bannière de la station radio. Jusqu’en mai 2012, j’ai écrit un billet tous les jours en plus de mes chroniques radios. Cet exercice m’a beaucoup amusé mais également énormément aidé pour poser et construire ma réflexion. J’accordais en effet du temps à la rédaction de chaque billet pour approfondir ou préciser des points qu’une chronique radio de quelques minutes ne peut aborder aussi finement.

Ensuite, j’ai ouvert un profil Twitter en septembre 2011, notamment dans la perspective de l’élection présidentielle française qui avait lieu l’année suivante. J’ai immédiatement apprécié l’outil tant c’est proche de l’exercice journalistique. Twitter, c’est en effet un fil permanent d’actualités mais aussi l’art de la synthèse d’une pensée en 140 caractères et un outil d’alerte précieux en cas d’événement soudain. La plateforme permet de repérer des éléments de contexte, des témoignages supplémentaires pour enrichir nos propres reportages et le suivi des faits.

Enfin, l’été dernier, j’ai eu envie de réactiver un blog. Cela correspondait à une période charnière de ma carrière où je quittais concomitamment RTL après 12 ans de présence et l’aventure du Grand Journal sur Canal + après 9 ans de plateau. J’ai ressenti le besoin de dresser un bilan sur ce qui avait marché et sur ce qui aurait pu être mieux. Ce blog est comme l’écriture du nouvelle page de ma vie professionnelle. Toutefois, je ne m’astreins pas à écrire tous les jours mais seulement sur des sujets d’actualité qui m’inspirent et sur lesquels je souhaite prolonger ma réflexion ou mes opinions. Je veux à chaque fois partager un contenu travaillé et argumenté et pas juste faire du bruit médiatique.

Comment gérez-vous cette nécessité d’être soi-même dans les contenus diffusés sur vos propres espaces d’expression en ligne et les éventuelles contraintes professionnelles que votre employeur actuel (Europe 1) peut vouloir exiger de votre part ? Tout le monde garde en mémoire le tollé qu’avait déclenché Natacha Polony avec un tweet humoristique pas forcément de bon goût et qu’elle avait vite effacé. Y a-t-il un code de « bonne conduite » à appliquer ?

Jean-Michel Aphatie : Je ne vis pas les choses de cette manière. Je suis avant tout un journaliste professionnel. Sur Twitter comme sur mon blog, j’applique le même filtre de retenue que lorsque je parle au micro d’Europe 1 ou ailleurs. Cela ne signifie pas pour autant que je me censure. Je veille simplement à ne pas dire n’importe quoi, ni n’importe comment. On peut ne pas être d’accord avec mes propos mais ces derniers sont toujours tenus avec la rigueur journalistique qui sied. En ce qui me concerne, je n’ai pas de souvenirs de gros dérapages de ma part. S’il y a des polémiques, elles sont de l’ordre du débat mais en aucun cas de la réaction à chaud.

Selon vous, quels sont les points de vigilance qu’une personnalité publique très exposée comme vous, doit impérativement garder à l’esprit lorsqu’elle choisit de s’impliquer sur les médias sociaux ? En d’autres termes, quelles frontières vous imposez-vous lorsque vous tweetez ou bloguez ?

Aphatie - TwitterJean-Michel Aphatie : Comme je viens de le dire, je ne m’interdis absolument aucun sujet à traiter. En revanche, je m’efforce d’éviter les critiques méprisantes, méchantes, ad nominem. Ce n’est pas toujours chose facile, je le concède. Lorsqu’on prend le contrepied d’une idée ou d’un raisonnement émis par une personne, celle-ci se sent parfois mise en cause à titre individuel.

Pourtant, cela ne relève en aucun cas de l’attaque personnelle de ma part. J’essaie vraiment de rester sur le fond. Si nécessaire, je me relis avant de tweeter. J’explique pourquoi je peux donner une opinion personnelle avec laquelle on en a bien sûr droit de ne pas être d’accord ! A mes yeux, cette retenue est indispensable. Le numérique laisse des traces qui peuvent ressurgir ultérieurement et vous desservir. On peut parler de tout mais pas n’importe comment. Voilà en tout cas la ligne de conduite que je m’applique à respecter tant sur Twitter que sur mon blog.

Sur Twitter notamment, on trouve fréquemment des infos souvent avant l’AFP comme par exemple les témoignages des passagers à bord du train lors l’attentat terroriste manqué dans le Thalys en août 2015. Comment gérez-vous cette accélération du tempo médiatique où réseaux sociaux et chaînes tout-info contribuent à parfois amplifier exagérément des faits qui sont mineurs, voire engendrer des erreurs comme l’affaire de la dispute entre jeunes filles à Reims, ou même contre-productifs ?

Aphatie - ThalysJean-Michel Aphatie : Je ne suis pas certain que l’accélération du tempo médiatique soit véritablement le cœur du problème. De tout temps, la transmission de l’information a été problématique. Elle repose généralement sur des témoins qui ont plus ou moins vu et participé à un événement d’où des possibles approximations ou même des erreurs. Ceci étant dit, il semble évident qu’il ne faille pas prendre ce qui se dit sur les réseaux sociaux pour argent comptant. Tout journaliste doit savoir maîtriser et vérifier même si le temps est compté. Dans le cas du Thalys, c’était très dur de recouper rapidement car la presse n’a pas eu de suite accès aux témoins qui ont été aussitôt réquisitionnés par les enquêteurs.

Pour autant, je ne crois pas que la vitesse de propagation soit si contemporaine que cela. La fulgurance d’une information n’est pas l’unique apanage de notre époque. Lorsque le roi Louis XVI congédie le 11 juillet 1789 le baron de Necker au motif qu’il est trop libéral, la nouvelle se répand aussitôt dans tout Paris et provoque des insurrections qui aboutiront à la prise de la Bastille le 14 juillet. Il n’y avait pas de réseaux sociaux à l’époque et pourtant la décision du roi a circulé très vite parmi les les révolutionnaires. Pour nous journalistes, la priorité reste de vérifier et de démêler le vrai du faux sans céder forcément à la dictature du temps. Avec les médias sociaux, ces critères restent absolument valables. Si d’aucuns s’en absolvent, c’est leur responsabilité professionnelle qu’ils engagent.

Vos analyses politiques sont généralement sans équivoque et contre le Front National dont les sympathisants et les militants sont particulièrement actifs sur les réseaux sociaux. Comment gérez-vous les trolls et les haters qui pullulent et ne manquent pas de s’énerver contre vous ?

Jean-Michel Aphatie : Je tiens d’abord à préciser que je ne suis pas contre le Front national. C’est un parti qui respecte les lois électorales et qui obtient des représentants dans des assemblées nationales, régionales et locales grâce à des votes de citoyens. En revanche, je suis en effet nettement plus sévère avec certaines de leurs propositions comme par exemple la sortie de l’Euro ou le discours antimusulman. Leur registre est discutable et je ne me prive pas de le discuter. En ce qui concerne les trolls et les haters, je m’en fous honnêtement. Sur les réseaux sociaux, on sait pertinemment que les antis sont toujours plus prompts à monter au créneau pour contester une idée qui ne leur plaît pas. Si le ton vire à l’insulte, je bloque généralement le profil de la personne. Sinon, en règle générale, je ne réponds pas. J’ai assez de distance pour savoir que mon propos peut en effet déplaire à cette frange de l’électorat. Le désaccord ne me gêne pas. J’ai le cuir épais !

Nous sommes aujourd’hui dans une ère où la désintermédiation est devenue la règle entre l’opinion publique et les décideurs. Les journalistes évoluent désormais dans un univers digitalisé où l’expression, l’opinion et l’information sont multidimensionnelles. Chacun peut désormais prendre la parole comme il l’entend, à n’importe quel moment et avec parfois un impact et une vitesse de propagation qui défie les lois du temps médiatique traditionnel. Quel regard posez-vous sur ce phénomène et comment les journalistes doivent-ils se repositionner en termes éditoriaux ?

Jean-Michel Aphatie : Que les journalistes ne soient plus l’unique maillon entre l’opinion publique et les décideurs, est un constat irréfutable. Pour autant, je ne trouve pas que cela remette en cause le rôle de la profession. Personnellement, je ne me sens pas en concurrence avec ceux qui parlent sur les médias sociaux. Cette expression plus vaste et variée est même l’occasion d’un partage de savoir impressionnant sur Twitter. Moi-même, je découvre parfois des sources très intéressantes que je n’aurais peut-être pas trouvées ailleurs.

Aphatie - Copé France 3Les médias sociaux ne sont pas antinomiques de la presse. Ils ont même intrinsèquement deux faiblesses. La première est relative à la subjectivité de ceux qui s’expriment d’autant qu’ils n’ont pas toujours le statut ou la légitimité sur tel ou tel sujet. La seconde tient à la nécessité d’avoir des contradicteurs. Or, c’est précisément le rôle du journalisme et des règles qu’implique la pratique de ce métier : vérification, réserve, prise de recul et contextualisation.

Je constate aussi que lorsqu’on recherche à donner un écho médiatique, les médias classiques sont les premiers sollicités. La sortie du livre de Nicolas Sarkozy ou le retour de Jean-François Copé sur le devant de la scène politique ont eu lieu dans les grands journaux, à la télévision et à la radio. Pas sur les médias sociaux qui eux cristallisent ensuite les réactions et les commentaires.

Le vrai problème qui se pose à l’heure actuelle à la presse est plutôt d’ordre économique. Comment continuer à réaliser un travail éditorial rigoureux, avec de la valeur ajoutée et en accès payant alors qu’on trouve quantité de choses gratuites ? Là se situe le nœud problématique de la profession : trouver le modèle économique qui assure à la fois la qualité de l’information et la rentabilité de l’entreprise qui la produit.

L’adoption massive des médias sociaux et l’explosion de la publication de contenus ont notamment eu pour conséquence d’accroître le niveau de connaissance et d’exigence de l’opinion publique. Un de ces effets a aussi été d’accroître encore plus la méfiance du corps sociétal envers les médias. Tous les baromètres annuels comme celui de la Croix, d’Edelman Trust ou encore du Cevipof situent à chaque fois les journalistes parmi les professions les plus décriées et les moins fiables. A tel point que certaines personnes s’improvisent elles-mêmes médias sur le Web en s’auto-décernant le titre de « site de contre-information » ou de « ré-information » comme si tout n’était que vaste complot médiatique. Pourtant, il n’y a jamais eu autant de sources d’information sérieuses qu’à l’heure actuelle. Comment expliquez-vous et vivez-vous ce paradoxe éditorial ?

Aphatie - SondagesJean-Michel Aphatie : Quand on parle des journalistes de manière globale, on a effectivement une nette propension à leur imputer des choses pas franchement aimables comme la collusion avec les pouvoirs, le parisianisme des rédactions et j’en passe des meilleures. Néanmoins, je constate un étonnant paradoxe. Personne n’imagine une société démocratique sans journalistes. On l’a vu avec la mobilisation contre l’attentat de Charlie Hebdo alors que pourtant peu de gens le lisaient encore. J’aurais donc tendance à pondérer ces baromètres qui nous classent depuis longtemps parmi les professions les plus méprisées, quelque part entre les prostitués et les politiciens. Si je ne m’abuse, un journaliste comme Alain Duhamel est toujours lu et écouté avec attention. Même s’il est critiqué, c’est bien là le signe d’une confiance qu’on lui accorde toujours.

Ensuite, au sujet des sites qui surfent sur le thème du complot ou qui entretiennent habilement le doute autour des informations de la presse traditionnelle qui serait à la botte du pouvoir, je relativise beaucoup. Ils correspondent à des courants d’expression qui ont trouvé une chambre d’écho plus vaste avec Internet et les médias sociaux. Mais de l’expression libre en ligne au verdict des urnes, on remarque que les idées véhiculées demeurent au final très minoritaires. Vouloir croire (ou faire croire) qu’on peut totalement maîtriser l’information est un leurre. Surtout aujourd’hui où l’information peut emprunter des canaux qui n’ont jamais été aussi nombreux et multiples. Même en tenant d’une radicale main de fer la société d’information comme les Soviétiques l’ont fait de 1917 à 1990, je note qu’ils ne sont jamais parvenus à éteindre les sentiments religieux et nationalistes dans la population russe. C’est bien la preuve que le pouvoir, si impitoyable soit-il, ne maîtrise pas tout et ne façonne pas tout.

La profession de communicant s’est énormément développée durant ces deux dernières décennies tandis que les rédactions ont nettement tendance à se réduire au gré des plans sociaux. Ce qui s’annonce par exemple au magazine L’Express en fournit une nouvelle fois une preuve flagrante. Une étude de l’institut américain Pew Research Center estime que le ratio aux USA oscille entre 4 et 5 communicants pour 1 journaliste (1). En France, il semblerait que nous soyons sur des valeurs similaires. Estimez-vous comme votre confrère Edwy Plenel qui déclarait en 2013 (2) que « les communicants sont un des poisons de la démocratie et un adversaire des journalistes » ? Quelle vision avez-vous vous-même des communicants ?

Aphatie - Communication informationJean-Michel Aphatie : Je trouve totalement lunaire le débat qui consiste à opposer systématiquement les communicants et les journalistes. Comment peut-on décemment reprocher à un acteur politique, économique, social, etc de vouloir mieux communiquer et de s’entourer de professionnels ? De plus, nous sommes dans une société médiatisée. Il m’apparaît normal que la communication ait pris une place importante au sein de l’entreprise pour mieux expliquer ce qu’elle fait. Au nom de quoi, les communicants n’auraient-ils pas leur place ? Au seul motif que ce sont des manipulateurs ?

Au cours de ma carrière, j’ai effectivement croisé des enfumeurs, des champions de la langue de bois, des maquilleurs, etc. Sans doute peut-on se faire parfois balader ponctuellement mais généralement, on repère vite ceux qui arrivent avec des gros sabots ou qui pratiquent en permanence le mensonge. Et ceux-là, on s’en détourne tout aussi rapidement.

A contrario, si le communicant ne ment pas, donne des informations, explique son action et conseille de manière pertinente ses dirigeants, où est le problème ? En tant que journalistes, nous devons avoir confiance en nous et en notre travail. Nos rapports peuvent quelquefois être tendus avec les communicants mais on peut aussi fonctionner en bonne intelligence et sans pour autant être dans la connivence. Pour moi, c’est plutôt enfantin de dire « on nous manipule ». Si c’est le cas, alors exerçons notre métier pour faire accoucher la vérité avec des éléments concrets mais pas avec des allégations ou des clichés qui ne riment à rien !

Sources

– (1) : Pierre Haski – « Aux Etats-Unis, les communicants poussent, les journalistes diminuent » – Rue 89/L’Obs – 11 août 2014
– (2) : La Grande Edition – i-Télés – 17 avril 2013



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