Réforme des retraites : la communication gouvernementale est-elle en plein Waterloo ?

Cacophonies, pataquès, dissonances, clairs-obscurs, etc. Les mots ne suffisent plus à décrire l’inaudibilité et l’illisibilité dans lesquelles s’est enlisée la communication gouvernementale sur l’immense et crucial chantier des retraites et de l’extinction des régimes spéciaux. Commencée sous des auspices plutôt favorables cet été à la suite de la remise du rapport Delevoye sur la réforme du système de retraite, la bataille de l’opinion est pourtant en train de virer au désastre dont les multiples opposants tirent désormais les marrons du feu. Récit et analyse d’une calamiteuse stratégie de communication.

Dès 2016, la réforme des régimes de retrait a été d’emblée présentée comme une des clés de voûte fondamentales du programme de l’alors candidat Emmanuel Macron. En remettant intégralement à plat un système à bout de souffle, inéquitable et plus vraiment en phase avec les évolutions sociétales contemporaines, il s’agissait d’opérer une transformation en profondeur à l’instar de la création du régime général de retraite à la Libération et de l’introduction des retraites complémentaires lors des premières années du septennat du Général de Gaulle. Depuis qu’il a été élu à la présidence de la République, l’hôte de l’Elysée n’a pas dévié d’un iota. Cette transformation doit être perçue comme un marqueur indélébile du quinquennat.

A l’origine, de bonnes cartes en main

Pour mieux comprendre les loupés et les impairs de la communication actuelle du gouvernement sur le projet de réforme des retraites, il faut légèrement remonter dans le temps. A l’automne 2016 précisément, où l’ancien ministre de l’Economie et des Finances s’est désormais mis en marche vers la conquête du pouvoir élyséen. Comme le rappelle un tout récent et brillant article des Echos, un petit cercle d’économistes proches d’Emmanuel Macron cogite à fond sur les piliers du programme économique et social du futur président. Le dossier des retraites s’impose vite comme une priorité d’autant que les déficits abyssaux des régimes publics ne cessent de se creuser. Déjà, on parle beaucoup du relèvement de l’âge de départ à la retraite de 62 à 65 et comme le propose un certain François Fillon tandis que d’autres se situent aux antipodes avec l’instauration d’un revenu universel pour Benoît Hamon ou le départ en retraite à 60 ans pour Jean-Luc Mélenchon.

Les économistes marcheurs préfèrent néanmoins s’orienter alors vers une autre idée. Une idée plutôt disruptive dans un pays qui compte 42 régimes spéciaux asymétriques (1) : « la création d’un système unifié de comptes individuels de cotisations offrant les mêmes droits et les mêmes règles à tous les travailleurs ». Jean Pisani-Ferry qui fut l’une des chevilles ouvrières du volet économique et social du programme d’En Marche justifie le choix de cette option (2) : « Elle avait un rôle symbolique évident, en cela qu’elle incarnait parfaitement le credo du macronisme. Mettre en place l’égalité des règles, et faciliter la mobilité à toutes les étapes de la vie, c’est aussi le but de cette réforme ». De plus, cette proposition se résume facilement dans un slogan simple mais compréhensible de tous (3) : « à chaque euro cotisé, les mêmes droits ». Un sacré atout de communication auprès de l’opinion publique qui, sondage après sondage, ne témoigne pas d’un attachement particulièrement prononcé pour le maintien en l’état des retraites de la fonction publique dont le déficit est systématiquement compensé par des subventions de l’Etat issues … des impôts de chacun qu’il soit fonctionnaire ou dans le privé.

Crédit Frédéric Deligne/La Croix

De l’ignorance des grains de sable…

Le régime universel des retraites version macroniste se veut donc d’abord une mesure sociale visant à contrer les disparités et les iniquités trop grandes qui affectent notamment les très faibles revenus à moins de 1000 € de pension mensuelle comme les mères de famille esseulées, les veuves ou encore les agriculteurs. La mesure de la retraite à points est donc entérinée par le candidat qui la fait verser à son programme. Mais comme le raconte l’article des Echos, certains font part de leur pondération comme Alexis Kohler qui deviendra plus tard secrétaire général de l’Elysée (4) : « Le narratif est clair et c’est une bonne base. Le dispositif est moins clair et on ne comprend pas dans quelle mesure, au-delà de la conversion dans une même unité, on différencierait les retraites selon les métiers, la pénibilité, l’espérance de vie, etc. ». Plus loin, il ajoute (5) : « On doit aussi déterminer si on se fixe un objectif d’économies ».

Ce premier grain de sable est loin d’être anodin. Il va même largement contribuer aux errances communicantes qui surviendront par la suite puisque la question budgétaire ou celle de la pénibilité ne seront jamais véritablement abordées de manière claire. Il faut conserver l’image sociale de la mesure. Le mode de financement et les cas particuliers attendront même si une fois élu, Emmanuel Macron insistera pour avoir rapidement une concertation générale puis une loi-cadre d’ici fin 2017. Devant la complexité des paramètres, le projet se perdra toutefois quelque peu dans les limbes de la haute administration bien connue pour son train de sénateur dès lors qu’il s’agit de réformes compliquées.

… qui s’amoncellent inéluctablement !

Le projet de réforme des retraites resurgit pourtant en 2018 lors de la consultation citoyenne en ligne qui recueille des milliers de contributions tout en initiant en parallèle des discussions et des ateliers de réflexion avec les partenaires sociaux. C’est cette matière qui nourrira largement le rapport global remis à l’été 2019 par le Haut-Commissaire à la réforme des retraites, Jean-Paul Delevoye et sous la houlette de la ministre de la Santé et des Affaires sociales, Agnès Buzyn dont il dépend. Les grandes lignes du rapport reprennent l’essence sociale du projet de réforme de l’ex-candidat comme par exemple, les périodes de chômage, maternité, maladie donnant lieu à des points de solidarité ou encore la sécurisation de la valeur du point dans le temps.

Mais un deuxième grain de sable s’immisce à l’initiative du rapporteur : l’introduction d’un âge pivot de départ à la retraite à 64 ans à partir de la génération née en 1963 pour bénéficier d’un taux plein. Jusqu’à présent, la question de l’âge de départ à la retraite n’était pas au cœur du sujet. Elle le devient avec l’adjonction opérée par Jean-Paul Delevoye. Elle ouvre aussi le bal des polémiques durant tout l’été où chaque expert et éditorialiste glose et fait tourner sa calculette. Avec en toile de fond, une redoutable thématique dont tous les médias s’emparent : qui sera gagnant ? qui sera perdant ? Et le Président de la République lui-même ne va pas contribuer à clarifier le débat naissant. Fin août 2019 dans la foulée du G7 à Biarritz, ce dernier critique ouvertement la mesure. Il se déclare plutôt en faveur d’une durée de cotisation minimale qui est globalement plus favorable à ceux qui ont commencé tôt à travailler et qui est un totem défendu par la CFDT.

Photo AFP

C’est parti pour la pagaille

Censé poser des bases et des jalons pour une concertation ultérieure avec les syndicats, le rapport Delevoye se transforme vite en hachis parmentier. En septembre, l’Institut de la Protection Sociale (IPS), groupe de réflexion rassemblant des experts financiers, juridiques et fiscaux, publie son interprétation du rapport Delevoye dont ils ont passé les 130 pages à la moulinette. Leur conclusion générale est cinglante : c’est flou, voire inquiétant. Et de souligner aussitôt que le rendement des cotisations ne sera pas au rendez-vous des chiffres annoncés dans le rapport. De même, l’IPS pointe des risques d’augmentation des cotisations pour certaines catégories de salariés. Au final, le projet de réforme apparaît sous un jour nouveau qui n’est plus uniquement de réinstaurer de l’équité en abolissant les régimes spéciaux de la fonction publique.

En termes de perception, il devient même un projet mortifère pour de nombreuses catégories sociales. Or, dans un contexte déjà très tendu de revendications multiples (personnel de santé, police, pompiers, agriculteurs, enseignants, etc), ce qui était supposé tracer une feuille de route en mode co-construction devient un sac de nœuds miné où tous les corporatismes se montrent préoccupés. Comme l’écrit fort justement le journaliste économique Philippe Mabille (6), « mal maîtrisés, les effets induits par la réforme Macron ont réveillé 42 tigres dans chacun des 42 régimes et inquiété tous les futurs retraités du nouveau régime universel en mettant la valeur du point, donc leur future retraite, entre les mains d’une logique purement comptable ».

Crédit Kak/L’Opinion

Le périmètre du débat se déplace. Pas la com’

Face à cette amplification du débat, la communication gouvernementale et des élus LREM va vite devenir décousue. Il y a peu encore, celle-ci appuyait fortement sur les coûts engendrés pour le contribuable à cause des avantages pas toujours logiques dont bénéficient les régimes spéciaux. Un coût estimé à 8 milliards d’euros par an selon les calculs du ministre des Comptes publics (7). Est ainsi cité l’exemple de la RATP, où 49. 000 salariés cotisent pour 42 .000 retraités. Ce qui entraîne un manque à gagner de 750 millions d’euros chaque année pour équilibrer le régime et que l’Etat doit couvrir en prélevant ailleurs. Les sondages d’opinion ont par ailleurs toujours montré depuis une dizaine d’années que la population française était majoritairement favorable à un alignement des régimes spéciaux. Début décembre, le ministre du Budget, Gérald Darmanin, a de nouveau martelé l’argument dans une interview au Journal du Dimanche. En pure perte, car le périmètre du débat s’est déplacé dans l’opinion publique. Avec au passage du grain à moudre fourni aux opposants en tout genre (grévistes de la RATP, SNCF, etc en premier lieu) qui accusent le gouvernement de stigmatiser et de diviser les Français.

Au-delà des couacs et des pataquès à répétition depuis septembre, la communication du gouvernement s’est désynchronisée des nouveaux enjeux apparus entre-temps. Si le sujet de la réforme des régimes spéciaux a longtemps été l’axe argumentaire privilégié pour justifier en grande partie la refonte, la majorité présidentielle n’a pas su capitaliser sur l’intérêt plus global de cette réforme en expliquant plus clairement les objectifs et les bénéfices qui en résulteraient pour un grand nombre de personnes et pour la survie du système de retraite. A sa décharge, il est vrai que la petite musique de fond du « Qui perd, qui gagne » jouée dans les médias n’aidait pas forcément à faire émerger des marqueurs forts. Il en existait pourtant toute une série à faire valoir comme celle de porter à 1 000 euros minimum le montant de la retraite d’une personne ayant une carrière complète. Soit quelques dizaines d’euros de plus qu’aujourd’hui. Cette mesure était censée entrer en vigueur au 1er janvier 2020. Elle a quelque peu disparu des écrans radars.

Crédit Kak/L’Opinion

La boussole communicante perd le Nord

Le rapport Delevoye n’étant qu’une trame de travail, il était pourtant prévisible que la seule thématique des régimes spéciaux ne suffirait pas à justifier à elle seule la mise en œuvre de la réforme des retraites. Le gouvernement a clairement loupé le coche dans sa communication en n’expliquant pas assez nettement les faits qui obligent de toute manière à revoir de fond en comble le financement des retraites. Du fait de l’allongement de l’espérance de vie (et donc du temps de retraite) et d’une proportion plus réduite de cotisants, le système tel qu’il est conçu n’est plus soutenable pour les proches décennies à venir. Cet effort pédagogique n’a été fait que très partiellement et très sporadiquement. De fait, il lui était quasi impossible d’émerger dans le concert de récriminations qui lui ne cesse de gonfler jusqu’à maintenant.

En n’osant pas marteler que le rapport Delevoye ne constitue qu’un document de travail et de négociation et pas une loi en devenir déjà actée comme le clament les opposants, la communication du gouvernement s’est retrouvée du même coup à devoir parer dans l’urgence (et souvent dans le flou puisque précisément les chiffres et les critères ne sont pas encore arrêtés) à répondre avec embarras à une flopée d’inquiétudes et d’attaques de tous bords. Entre les avocats qui ne veulent pas être les dindons de la farce à cause de leur régime spécial excédentaire servant potentiellement à boucher des trous ailleurs et les cheminots arc-boutés sur leurs acquis coûteux, la communication gouvernementale a perdu la boussole comme le note un soutien du projet (8) : « Les retraites, les gens n’y comprennent plus rien. Et rien n’est fait pour qu’ils comprennent. Le gouvernement a aussi fait l’erreur majeur de rester très passif pendant des semaines au lieu d’expliquer les objectifs de la réforme. Ils ont ainsi laissé le champ libre à toutes les oppositions – syndicats, partis politiques _ qui n’espèrent qu’une chose : l’agrégation des colères et la convergence des luttes ». On ne saurait mieux dire !

Couacs en stock

A ce panorama plutôt catastrophique, s’ajoutent également les propres bourdes de l’équipe gouvernementale. Celle-ci est souvent en panique ou désarçonnée par les oppositions croissantes et massives qui n’hésitent pas à envoyer du lourd et du simpliste autour de formules qui claquent dans les esprits comme « enfumage déguisé » ou encore « 100% de perdants ». C’est ainsi que la fameuse « clause du grand-père » a surgi de nulle part dans l’agora publique en octobre dernier. Plusieurs membres du gouvernement l’ont dégainé, histoire de desserrer l’étau de la crispation autour du projet de réforme. Une option qui consisterait à n’appliquer la réforme des retraites qu’aux nouveaux entrants sur le marché du travail, les autres conservant l’actuel régime. Difficile dès lors d’y voir de la cohérence et le Haut-Commissaire, Jean-Paul Delevoye ne s’est pas privé de le dénoncer avant de se faire recadrer sèchement par l’exécutif. Pourtant, deux jours plus tard, le ministre du Budget, Gérald Darmanin conteste à son tour la faisabilité de cette clause.

A force d’atermoiements dans la communication gouvernementale sur un projet qui plus est, n’est pas encore négocié, les opposants ont désormais un boulevard devant eux. Dans un sondage Odoxa-Dentsu Consulting pour France Info et Le Figaro publié le 28 novembre, 66% des Français estimaient que le mouvement de grève du 5 décembre contre la réforme des retraites est « justifié » même si à l’heure actuelle, il est bien difficile de se positionner sereinement et factuellement tant les paramètres incertains pullulent. Dans ces conditions, la communication gouvernementale est-elle en train de connaître son Waterloo ? Le même sondage indique en tout cas que la perception de la réforme par l’opinion publique a évolué, en défaveur du gouvernement.

Dernières cartouches avant débâcle ?

Paradoxalement, il reste quelques indices « positifs ». 66% des Français restent favorables à un alignement des régimes de retraites, et par conséquent à la fin des régimes spéciaux. Enfin, les personnes interrogées estiment à 65% que le gouvernement s’obstinera ou tiendra bon face à la mobilisation. Même si l’espace est dorénavant ténu (d’autant plus que le profil d’Emmanuel Macron monté en première ligne sur ce chantier, polarise toujours autant les passions les plus extrêmes), le gouvernement va devoir réviser urgemment sa stratégie de communication en cessant de naviguer au fil de l’eau.

A cet égard, l’annonce de l’intégralité du projet par le Premier Ministre, Edouard Philippe, le 11 décembre, sera un virage crucial. Si l’excès de flou persiste, les clivages vont s’accentuer et le retrait à terme du projet n’est pas à exclure. Ceci d’autant plus que le gouvernement ne dispose guère de relais tiers auprès de l’opinion publique pour faire entendre d’autres voix. Ce n’est pas le cas des réfractaires à la réforme qui ont par exemple l’économiste renommé Thomas Piketty qui n’hésite pas à parler carrément « d’arnaque » (9). Il serait temps de s’adjoindre des alliés mais à condition de définir une communication autrement plus concrète et intelligible. Sinon, la sanction sera rude et la retraite prendra une autre coloration sémantique !

Sources

– (1) – Renaud Honoré – « Comment Macron s’est perdu dans le labyrinthe des retraites » – Les Echos – 6 décembre 2019
– (2) – Ibid.
– (3) – Ibid.
– (4) – Ibid.
– (5) – Ibid.
– (6) – Philippe Mabille – « Retraites : quand la mauvaise réforme chasse la bonne ! » – La Tribune – 5 décembre 2019
– (7) – Ibid.
– (8) – Alexandre Le Drollec – « Macron face à la colère » – L’Obs – 5 décembre 2019
– (9) – Marcelo Westfreid – « Le gouvernement cherche désespérément des relais pour mener la bataille de l’opinion » – Le Figaro – 5 décembre 2019