Harcèlement moral & sexuel en entreprise : On ne badine pas avec la réputation

Les langues se délient progressivement sur le sujet du harcèlement moral et sexuel qui sévit encore dans de (trop) nombreuses entreprises. Il faut s’en réjouir. Néanmoins, cette tendance croissante doit cesser d’être considérée comme un épiphénomène localisé et/ou ponctuel mais véritablement comme un enjeu crucial durable où la réputation de l’entreprise a autant à perdre en cas de laxisme ou d’atermoiement que la casse humaine qui en résulte. Eléments de réflexion autour de quelques exemples récents.

En septembre dernier, l’encre des bans de mariage entre Braaxe, agence de social media et Australie, agence de publicité était à peine sèche qu’une terrible accusation mettait nommément en cause Julien Casiro, le fondateur de Braaxe et quelques-uns de ses collaborateurs pour « sexisme, violences et abus de pouvoir » envers des jeunes femmes travaillant pour cette agence. L’accusation émane du compte Instagram militant « Balance Ton Agency » qui entend révéler les déviances et le harcèlement qui persiste encore dans le milieu des agences de communication.

L’acquéreur met aussitôt le pied sur le frein et une enquête interne est diligentée chez Braaxe. Le couperet vient de tomber le 15 décembre dans un communiqué du président du groupe Australie, David Leclabart (1) : « Australie décide de ne pas poursuivre son rapprochement avec Braaxe […] Au regard des conclusions de ces enquêtes, et de l’impact de ces accusations, le projet nécessitait des changements importants que les fondateurs de Braaxe ne sont pas prêts à consentir. Dans ces conditions, Australie se trouve dans l’obligation de renoncer à ce projet ». Preuve est faite une fois de plus que le harcèlement moral et sexuel, au-delà d’être humainement nuisible et légalement condamnable, peut être aussi mortifère pour la réputation d’une entreprise.

Le harcèlement est encore partout

Le harcèlement moral et/ou sexuel des femmes sur le lieu de travail est un véritable fléau dont beaucoup d’entreprises peinent encore à admettre l’existence et pis, à l’éradiquer de leurs organisations. Depuis que le mouvement #MeToo a déboulonné en octobre 2017, le producteur Harvey Weinstein et son puissant studio hollywoodien pour des faits de harcèlements et de viols, nombre de sociétés ont à leur tour dû répondre d’accusations similaires envers des hauts dirigeants issus de leurs rangs. Aux Etats-Unis, le tableau de chasse n’épargne aucun secteur. Lululemon, Nike, Guess, CBS, Uber ou encore Google, ont alors poussé à la démission plusieurs responsables hauts placés à cause de comportements harceleurs, voire plus.

Le phénomène n’est pas uniquement l’apanage de managers de grandes entreprises qui, ivres de leur pouvoir hiérarchique et du sentiment de peur qu’il inspire, se livrent à des actes de harcèlement. En France, des initiatives comme les Lionnes Club et Balance Ton Agency entendent par exemple rompre l’omerta dans le milieu des agences de communication et de publicité où les abus sont malheureusement légion depuis des années. C’est ainsi qu’en octobre dernier, une figure de la communication, Laurent Habib, président-fondateur de l’agence Babel, a choisi de rendre son tablier de président de l’Association des Agences Conseil en Communication (AACC) pour se consacrer à sa défense à la suite des révélations du magazine spécialisé Stratégies qui s’appuie sur des témoignages anonymes relayés par le compte Balance Ton Agency.

L’ampleur du problème est loin d’être neutre et cantonnée à quelques excités de service au sentiment de toute-puissance. Plusieurs experts sont unanimes pour considérer qu’une femme sur trois sera victime de violence sexuelle dans sa vie quelle que soit sa catégorie socioprofessionnelle (2). En France, c’est aussi une femme sur trois (32%) qui a été confrontée au cours de sa carrière à au moins une situation de harcèlement sexuel (au sens juridique) sur son lieu de travail. En plus d’être une obligation morale de protection des salariées, le harcèlement représente aussi un danger réputationnel aux conséquences graves pour les entreprises.

Le cas Ubisoft

Le leader mondial des studios de jeux vidéo Ubisoft constitue précisément un cas emblématique du harcèlement longtemps ignoré et confiné jusqu’à en devenir délétère pour l’image de l’entreprise jusqu’alors réputée attractive pour les collaborateurs fans de gaming, de création de jeux et de programmation informatique. En juin 2020, les premières fuites sortent sur Twitter. Il y est question de comportements abusifs de salariés masculins envers des collègues féminines. Des comportements qui seraient exercés dans le cadre professionnel de l’entreprise. Ubisoft lance aussitôt des audits internes pour vérifier les allégations qui circulent sur les réseaux sociaux.

Il faudra alors peu de temps pour que l’abcès soit enfin crevé sans attendre les conclusions des audits. Quelques semaines plus tard, plusieurs médias livrent en effet des scoops fracassants et terribles pour la réputation d’Ubisoft. C’est l’agence américaine Bloomberg qui ouvre le bal en dévoilant la mise à pied d’un cadre et la démission d’un autre de l’équipe éditoriale. S’ensuit alors une enquête de Libération qui enfonce le clou en mettant en cause le numéro 2 du studio, Serge Hascoët avec des témoignages qui parlent de « harcèlement », d’« agressions sexuelles » et d’« un système toxique, dominé par des hommes intouchables » (3). D’autres médias ajoutent de nouveaux témoignages ainsi que relèvent la léthargie qui semble régner au sein du département des ressources humaines. Ubisoft invite alors le premier mis à pied ainsi que son numéro 2 à prendre volontairement la porte. Quant à la DRH, Cécile Cornet, elle est démise de ses fonctions et envoyée au placard. Pour autant, le flot d’accusations ne se tarit pas et d’autres noms surgissent.

Ce n’est que le 21 juillet (en interne d’abord) puis le 10 septembre que le PDG du groupe, Yves Guillemot va enfin parler ouvertement des dérapages en série au sein de son management. Dans une vidéo diffusée sur Twitter, le numéro 1 déclare contrit (4) : « Je suis vraiment désolé pour toutes les personnes qui ont été blessées. Nous avons fait des efforts significatifs pour nous séparer ou sanctionner ceux qui ont violé nos valeurs ou notre code de conduite (…). Au cours des cinq années à venir, nous allons investir un million de dollars supplémentaires pour créer des opportunités pour des groupes sous-représentés, dont les femmes et les personnes de couleur ».

Des révélations en cascade jusqu’au boulet réputationnel

En dépit des excuses, la controverse n’en finit pas de s’aggraver. Deux autres figures d’une filiale de l’entreprise entrent à leur tour dans l’œil du cyclone médiatique avec notamment une nouvelle longue enquête du site spécialisé Numerama qui fait suite à un premier dossier extrêmement fouillé publié le 6 juillet. Cette fois, il s’agit de harcèlement moral, d’humiliations et de pression managériale excessive envers des salariés qui ne doivent plus compter leurs heures pour livrer les nouveaux jeux annoncés. Dans cet hallucinant reportage, il apparaît que les gens sont tétanisés de peur. La parole ne commencera à se libérer que sous l’impulsion d’un syndicat.

Cinq mois après les premières fuites, Ubisoft continue de traîner cet énorme boulet réputationnel même si des chantiers ont été mis en œuvre et globalement appréciés en interne. Parmi ceux-ci, il y a la possibilité de remonter anonymement via un canal interne, des dérives qui seraient constatées. Des formations ont également été initiées pour lutter contre les comportements sexistes. 100 % des effectifs devraient en avoir bénéficié d’ici la fin de l’année (5). En interne, il n’en demeure pas moins que la confiance est sérieusement entamée comme le relatent deux salariés dans un article du Monde, notamment envers le PDG (6) : « Yves a perdu des points pour beaucoup de personnes. C’était vraiment une figure apaisante : pour moi, ce n’est plus le cas aujourd’hui […] Guillemot, il est sympathique, mais son côté petit père des peuples, c’est un peu en train d’exploser ». Conséquence : l’idée de changer à terme d’employeur n’est plus un tabou chez les collaborateurs.

Quand le harcèlement métastase la réputation

Une chose est certaine : Ubisoft a sérieusement éraflé son vernis d’employeur faisant rêver toute une catégorie de salariés fondus de jeux vidéo et d’informatique. Bien que la direction générale ait annoncé une féminisation (7) des équipes un peu plus poussée (de 22% à 24% d’ici 2023) ainsi qu’un accent plus prononcé sur la diversité et l’inclusivité, les pratiques de harcèlement entachent dorénavant l’image d’Ubisoft qui s’est longtemps décrite comme une société à l’ADN familiale et cool en dépit de sa taille aujourd’hui mondiale. Si réussi était-il auparavant (à cet égard, relire l’article du blog sur l’OPA de Bolloré contrée par Ubisoft), le storytelling corporate est maintenant quelque peu caduc au regard des innombrables déviances observées.

La célèbre marque de lingerie féminine Victoria’s Secret se débat également avec ce même type de graves dérives. En février 2020, le New York Times a mis en lumière la culture de « misogynie, d’intimidation et de harcèlement » mise en place au plus haut sommet de l’entreprise par en particulier, Leslie Wexner, le fondateur et Ed Razek, l’ancien directeur du marketing de Victoria’s Secret. Des révélations qui font très mal à la réputation de l’entreprise qui faisait déjà l’objet d’un certain désenchantement. En 2019, la marque avait même annulé son fameux défilé annuel devant un niveau d’audience en chute libre depuis 2018. Sans parler des ventes également en net recul et des dizaines de magasins fermés dans le monde. Il sera très difficile par conséquent, de s’en remettre pour Victoria’s Secret à moins d’engager des changements radicaux face à la métastase.

Agir sans tarder

Les comportements harceleurs constituent un énorme risque pour l’image de l’entreprise et particulièrement sa marque employeur. Faire œuvre de manœuvres dilatoires ou bien minorer (voire occulter) des déviances est assurément le « meilleur » moyen de lézarder une réputation. S’il est une entreprise qui a bien compris les enjeux, c’est la chaîne d’information continue LCI appartenant au groupe audiovisuel TF1. En août 2020, la chaîne parvient à débaucher une figure quasi iconique du journalisme suisse en la personne de Darius Rochebin, figure de proue de la RTS (Radio Télévision Suisse) depuis de très nombreuses années.

Ce recrutement prometteur va pourtant rapidement virer à la crise. Le quotidien suisse Le Temps publie fin octobre une enquête au vitriol sur le journaliste vedette. Il lui est reproché quantité de gestes déplacés envers des hommes et des femmes ainsi que le recours à de faux profils Facebook pour solliciter des relations sexuelles. Le journal romand ajoute que la direction générale de la RTS était au courant des agissements mais qu’elle n’a jamais agi en conséquence.

A la lumière des faits dévoilés, LCI ne va pas tergiverser. Elle organise dans un premier temps un retrait de l’antenne de Darius Rochebin annoncé comme temporaire en attendant de voir la situation se décanter. Tout en précisant qu’« aucun incident de cette nature n’a jamais été signalé à LCI » (8). Depuis, l’absence se prolonge et un retour paraît a fortiori assez improbable tant que le dossier d’accusation n’est pas clos.

Zéro tolérance des déviances

Malgré les conséquences graves encourues par les entreprises, le harcèlement moral et/ou sexuel n’est pas encore totalement intégré à la matrice des risques réputationnels. Lorsqu’un cas affleure, c’est fréquemment une posture défensive qui prévaut alors même que les signaux d’alarme sont patents. Pour s’en convaincre, il suffit de se remémorer la vague de suicides intervenue entre 2008 et 2009 chez l’opérateur France Telecom (devenu ensuite Orange). Le PDG de l’époque, Didier Lombard et une partie de son comité exécutif entendaient réformer à marche forcée l’organisation de l’entreprise en n’hésitant pas à recourir au management de la peur pour faire partir des salariés devenus indésirables. Pris dans un déni total et en dépit des alertes qui lui étaient remontées, Didier Lombard ira même jusqu’à qualifier ces suicides de « mode ». En mai 2019, ce dernier et six autres cadres et dirigeants de l’entreprise furent jugés pour « harcèlement moral » et « complicité de harcèlement moral » après dix ans de procédures judiciaires et une affaire devenue le symbole de la souffrance au travail.

Pourtant, il n’existe pas de fatalité insurmontable sur ce sujet épineux et douloureux. En étant au contraire proactives et sans concessions, les entreprises peuvent nourrir leur marque employeur. A l’heure où la loi Pacte en France élargit la raison d’être des sociétés, assumer sa responsabilité envers les collaborateurs est véritablement un atout réputationnel. Cela implique de toute évidence des actions concrètes et efficaces de lutte contre le harcèlement comme des initiatives de sensibilisation, de prévention et de formation pour les managers, les cadres de direction et les employés mais également un management qualitatif, une gestion globale de la performance et un monitoring objectif de la réputation. Et en cas avéré de déviance, il convient d’aussitôt assumer, faire preuve de zéro tolérance et corriger à la hauteur de ce que la situation exige. La qualité au travail est une pièce cruciale du puzzle réputationnel de l’entreprise.

Sources

– (1) – Thierry Wojciak – « Australie ne rachètera pas Braaxe » – CB News – 15 décembre 2020
– (2) – Laurence Duarte – « Réinventer l’entreprise contre le harcèlement » – Harvard Business Review France – 29 novembre 2018
– (3) – Erwan Cario et Marius Chapuis – « Ubisoft : « Un jour, il me dit « c’est un appel au viol, ce rouge »» – Libération – 2 juillet 2020
– (4) – Corentin Lamy – « Ubisoft : l’annonce de « Riders Republic », une date de sortie pour « Immortals », et des excuses du PDG » – Le Monde – 11 septembre 2020
– (5) – Corentin Lamy – « « Je n’avais pas idée que c’était comme ça… » : des salariés d’Ubisoft racontent une année de scandales, d’accusations et de remises en cause » – Le Monde – 25 novembre 2020 https://www.lemonde.fr/pixels/article/2020/11/25/denonciations-comportement-toxique-demissions-chez-ubisoft-des-salaries-uses-apres-une-annee-de-scandales_6061103_4408996.html?xtor=EPR-32280828-[pixels]-20201128-[zone_edito_1_titre_2]
– (6) – Ibid.
– (7) – Ibid.
– (8) – Aude Dassonville et Serge Enderlin – « L’absence de Darius Rochebin sur LCI se prolonge » – Le Monde – 8 novembre 2020