Le bras-de-fer communicant d’Ubisoft peut-il contrer à lui seul les appétits financiers de Vivendi et Bolloré ?

Depuis juillet 2016, l’ambiance qui règne entre l’éditeur français de jeux vidéo Ubisoft et le mastodonte des médias Vivendi, n’a rien à envier aux blockbusters bagarreurs qui ont assuré le succès commercial du premier. La famille Guillemot, fondatrice d’Ubisoft, n’a absolument pas l’intention de se laisser avaler par Vivendi présidé par l’homme d’affaires Vincent Bolloré qui a réussi auparavant à croquer Gameloft, éditeur de jeux sur mobile également créé par cette même famille. Pour ne pas subir la loi de son prédateur déclaré, Ubisoft a déployé une vaste opération de communication où médias, gamers et salariés sont appelés à la rescousse. Analyse d’une stratégie peu banale à l’aube de l’assemblée générale des actionnaires du 29 septembre qui pourrait rebattre les cartes entre les deux adversaires.

Bien qu’il ait cédé ses parts dans Gameloft en juin 2016, Yves Guillemot, emblématique patron d’Ubisoft, ne décolère pas contre Vivendi et Vincent Bolloré, son président tout aussi charismatique. A ses yeux, le conglomérat multimédia dirigé par l’industriel et homme d’affaire breton (comme celui d’Ubisoft par ailleurs !) est absolument incapable de s’imprégner de la culture du jeu vidéo et d’y réussir. Avant même que Vivendi ne parvienne à s’arroger 20% des droits de vote au conseil d’administration d’Ubisoft un mois plus tard et de fait, monte de manière significative dans le capital, Yves Guillemot sonnait déjà la charge après la cession de Gameloft (1) : « La famille a apporté ses titres car nous pensons que la stratégie de Vivendi est une erreur. Ce groupe ne saura pas faire grandir notre entreprise, ni la faire prospérer. Nous pensons que Vivendi ne comprend pas le métier du jeu vidéo, et va s’y fourvoyer. Nous n’avons pas envie d’être passagers d’un bateau qui va échouer au fond de l’océan ».

Le choc des cultures comme toile de fond

ubisoft-30-ans-jeux-videoUbisoft, c’est d’abord l’histoire d’une entreprise tricolore devenue mythique et incontournable dans l’univers pourtant ultra-concurrentiel du jeu vidéo. Depuis 30 ans, la société n’a cessé de grandir au point d’être aujourd’hui une véritable multinationale du secteur. Elle affiche un chiffre d’affaires de 2,2 milliards d’euros en 2015 mais empile également des records de vente comme son récent jeu d’action The Division, commercialisé au début de 2016.

Celui-ci a battu tous les records de vente en encaissant 330 millions de dollars de recettes en cinq jours (2). Troisième éditeur indépendant au monde, Ubisoft est aussi détenteur de nombreuses franchises à succès telles que Rayman, Prince of Persia, Tom Clancy, Watch Dogs, les Lapins crétins ou encore le célèbre Assassin’s Creed qui sera décliné en film au cinéma fin décembre 2016 dans le monde entier.

Avec pareil palmarès, Ubisoft dispose donc une réputation quasi iconique sur son secteur d’activité. L’image de la société continue de jouir d’une attractivité extrêmement forte au point de figurer parmi les noms de société les plus recherchés sur Linkedin (3). A l’interne, on retrouve pareil enthousiasme. Directeur éditorial depuis 10 ans, Tommy François confirme l’atypisme séduisant de l’entreprise (4) : « J’ai eu la possibilité de travailler pour Lucas Films. Le genre d’offre qu’on ne peut refuser. Mais après réflexion, j’ai préféré rester chez Ubisoft pour la liberté et parce que, ici, j’apprends tous les jours ». Même s’il est finalement parti s’établir en free-lance, un ancien développeur abonde dans le même sens (5) : « Ubisoft, c’est une boite qu’on ne quitte jamais. Il y a un côté affectif très important chez eux ». Pas étonnant de constater qu’actuellement, les salariés d’Ubisoft fassent bloc commun face à l’appétit vorace de Vivendi qui est à leurs yeux tout sauf un des leurs capables de créer durablement du jeu vidéo. Chez Vivendi, on pense effectivement plus consolidation, mutualisation et intégration à travers un prisme financier et industriel, et nettement moins vision artistique et créative.

Sus au Bolloré !

ubisoft-yves-guillemot-vincent-bolloreDans ce contexte d’opposition de styles très contrastés, Yves Guillemot, PDG et co-fondateur d’Ubisoft (à gauche sur la photo ci-contre), a eu beau jeu de tirer d’emblée et en permanence sur Vincent Bolloré et le groupe qu’il incarne médiatiquement. Les noms d’oiseaux et les formules fleuries à l’égard du businessman essaiment régulièrement aux cours des interviews que le n°1 d’Ubisoft accorde sans relâche à la presse. Vincent Bolloré est notamment taxé entre autres de prédateur arrogant et d’ignare de la culture du gaming. Pour Guillemot, la cause est entendue (6) : « Ubisoft ne veut pas être le lapin crétin de Vivendi ». Ce tir argumentaire concentré sur la personne de Vincent Bolloré et de Vivendi dans son sillage, est tout sauf un hasard. Il s’appuie sur le fait que Vivendi n’a jamais cessé de grignoter des parts du capital d’Ubisoft sans vraiment tisser langue en parallèle avec ses dirigeants historiques. Yves Guillemot s’est alors saisi de cet entrisme financier souterrain pour crier à la déloyauté de Bolloré, en plus de n’y rien connaître au secteur du jeu vidéo et de risquer d’engendrer une fuite des talents similaire à celle survenue chez Gameloft après l’acquisition.

Bien qu’elle puisse être perçue comme parfois agressive ou borderline, la stratégie communicante d’Yves Guillemot n’est néanmoins pas dénuée de sens. Dans les médias, la réputation de Vincent Bolloré est déjà sulfureuse à plus d’un titre. L’homme d’affaires réclame par exemple la faramineuse somme de 50 millions d’euros à France 2 pour avoir diffusé un reportage sur ses activités industrielles en Afrique qu’il estime diffamatoire à son encontre. En attendant que la justice fasse la part des choses, une telle exigence passe mal aux yeux du monde médiatique. Ceci d’autant plus que la prise de contrôle de Canal + s’est ensuivie depuis 2015 de nombreuses polémiques (fuite des abonnés, tentative de suppression des Guignols de l’Info, évictions manu militari du management réfractaire, deal avorté avec BeIn Sports, clash avec le CSA et l’Autorité de la Concurrence, etc) qui ternissent la réputation du milliardaire breton. La stratégie illisible qui prévaut actuellement pour Canal + tend de surcroît à accréditer l’idée que Vincent Bolloré est nettement moins à l’aise avec les milieux de liberté artistique où le contenu créatif est roi qu’avec des secteurs nettement plus rationnels comme l’exploitation de services portuaires ou les raids financiers dans des industries lourdes.

Porter la controverse sur la place publique

ubisoft-campagne-we-are-ubisoftAu-delà de désigner Vincent Bolloré comme l’ennemi honni à tout prix, la stratégie de communication d’Ubisoft a également emprunté une approche peu commune dans le monde impitoyable des affaires : publiciser au maximum la tentative de prise de contrôle par Vivendi qui est présentée comme potentiellement un « crash industriel » pour Ubisoft. Certes, il y a eu quelques précédents dans le passé comme en 2005 où le groupe Danone a fait vibrer la fibre tricolore auprès des décideurs politiques pour repousser les rumeurs persistantes d’une OPA menée par le rival américain PepsiCo. C’est néanmoins sans commune mesure avec ce qu’Ubisoft a déployé depuis cet été pour amplifier l’opposition aux visées de Vivendi.

C’est en effet une véritable machine de guerre communicante que l’éditeur de jeux vidéo a activé en s’appuyant d’abord sur ses propres salariés. Depuis mi-septembre, l’entreprise a mis en ligne une vidéo intitulée « We are Ubisoft » où de nombreux salariés clament leur passion pour leur entreprise qui est un employeur fantastique. En filigrane, le spectre de Vivendi et Vincent Bolloré est évidemment dans tous les esprits. La campagne a aussitôt viralisé sur les réseaux sociaux, particulièrement dans les communautés de gamers. En parallèle, des salariés détenteurs d’actions d’Ubisoft ont proposé qu’elles soient rachetées par leur direction afin de leur permettre de monter en puissance dans le capital et d’acquérir des droits de vote supplémentaires. Tout récemment, c’est même un blog qui vient de faire son apparition pour encourager les salariés à s’engager dans un « Bolloraid » !

Yves Guillemot lui-même a cultivé sciemment cet effet communautaire en motivant ses troupes à cadence régulière mais en accordant également des interviews à des médias très spécialisés comme JeuxVidéo.com où il martèle auprès des fanas de jeux vidéo, son message anti-Vivendi (7) : « On ne parle pas la même langue (…) On est attaqué par un groupe financier, pas par une entreprise industrielle ou de création. L’objectif est de faire rapidement de l’argent ». Plus étonnant encore ! Des managers du groupe Ubisoft (et non des moindres !) ont tweeté ouvertement leurs félicitations à l’ex-animateur du Petit Journal de Canal + devenu depuis celui du Quotidien sur TMC (8) : « Bravo Yann ! Chez Ubisoft on se bat aussi pour rester indépendants ». Une allusion à peine voilée au départ avec pertes et fracas de Yann Barthès de la chaîne Canal + détenue par Vincent Bolloré pour rejoindre un concurrent !

Suffisant pour contrer Vivendi ?

ubisoft-tweet-guillemot-barthesUne chose est certaine. Dans ce combat communicant, Vivendi n’est guère présent pour faire valoir ses arguments. Sur le site Web corporate, les seules traces d’Ubisoft sont relatives aux montées de Vivendi dans le capital. A peine si le directeur de la communication, Simon Gilham esquisse une prudente déclaration face à la levée de boucliers du petit monde du jeu vidéo (9) : « La route est longue. Nous ne sommes pas pressés et nous voulons être courtois ». Alors, faut-il y voir un début de reculade ? Il y a un peu plus d’un an, Vivendi avait revendu un autre éditeur de jeux, Activision en l’occurrence (en s’assurant tout de même de solides marges au passage !).

Ce combat communicant entre David et Goliath peut-il susciter une influence suffisamment impactante pour faire bouger les lignes et entraver les manœuvres de rachat de Vivendi ? Difficile de discerner exactement les liens de cause à effet. Néanmoins, Ubisoft a enregistré le 25 septembre un signe fort quelques jours avant une assemblée générale qui promet d’être virulente. L’éditeur de jeux vidéo Ubisoft annonce avoir signé un contrat de rachat de l’intégralité de la participation de Bpifrance à son capital, soit 3,2%, pour 122,5 millions d’euros. La banque publique a-t-elle été sensible aux arguments déployés par Ubisoft en pleine lutte pour conserver son indépendance ? Le coup de pouce tombe en tout cas à pic pour Ubisoft et confirme le vœu précédemment exprimé par le président de Bpifrance, Nicolas Dufourcq de s’émanciper du cordon avec les politiques. Des acteurs dont on connaît justement la très grande proximité d’avec … Vincent Bolloré !

Sources

– (1) – Sandrine Cassini – « Yves Guillemot : nous ne laisserons pas Vivendi casser Ubisoft » – Le Monde – 9 juin 2016
– (2) – Sébastien Julian – « Comment Vivendi fait le siège d’Ubisoft » – L’Expansion – 20 septembre 2016
– (3) – Ibid.
– (4) – Marco Mosca – « Ubisoft mobilise ses talents pour contrer l’offensive de Vivendi » – Challenges – 14 septembre 2016
– (5) – Ibid.
– (6) – Marco Mosca – « Ubisoft ne veut pas être le lapin crétin de Vivendi » – Challenges – 1er janvier 2016
– (7) – Rivaol – « Yves Guillemot : Avec Vivendi, « on ne parle pas la même langue » – JeuxVideo.com – 23 septembre 2016
– (8) – William Audureau – « Yann Barthès, un modèle pour Ubisoft face à Vivendi » – Pixels Le Monde – 13 septembre 2016
– (9) – Marco Mosca – « Comment Ubisoft érige une forteresse anti-Vivendi » – Challenges – 20 septembre 2016



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