Mastodon sera-t-il le réseau social de prédilection en 2023 ?

Depuis qu’Elon Musk a jeté son dévolu sur Twitter et y a opéré des changements radicaux et pas toujours pertinents ou populaires, la plateforme de micro-blogging Mastodon est de plus en plus perçue comme l’alternative qui finira par se substituer à l’oiseau bleu. En quelques mois, l’afflux de nouveaux utilisateurs est indéniable dont beaucoup de déserteurs de Twitter. Néanmoins, Mastodon est-il vraiment en mesure de s’imposer durablement et de bousculer l’écosystème des réseaux sociaux en 2023 ?

Son fondateur, Eugen Rochko, ne s’en est jamais vraiment caché. Lorsque le jeune ingénieur allemand a conçu Mastodon en 2016, c’est clairement dans une optique (1) : « Je crois qu’avec Mastodon, j’ai créé un logiciel qui est une alternative réellement viable à Twitter. (…) Il est utilisable par des personnes qui ne maîtrisent pas nécessairement la technique. Je ne sais pas si le travail que j’ai fait est suffisant pour servir l’avenir de l’humanité, mais je pense qu’il s’agit au moins d’un solide pas dans la bonne direction ». Pourtant, le site de micro-blogging est longtemps resté dans l’ombre de son ainé jusqu’à ce que le rachat de Twitter par l’imprévisible Elon Musk entraîne un exode non négligeable d’utilisateurs de l’oiseau bleu vers le pachyderme. Entre octobre et novembre 2022, Mastodon est en effet passé d’environ 300 000 utilisateurs actifs mensuels à 2,5 millions (2).

Bien que l’afflux se soit quelque peu ralenti depuis, Mastodon continue d’intriguer et d’accueillir d’ex-twittos excédés par les caprices, les oukases et les voltefaces permanents du créateur de SpaceX et de Tesla. Depuis avril 2022, date à laquelle Elon Musk faisait déjà la danse du ventre autour de Twitter, Eugen Rochko n’a d’ailleurs eu de cesse de prendre le contre-pied et de vanter les atouts originels de Mastodon. A la différence de son concurrent et ses 237,8 millions d’utilisateurs dans le monde à fin juillet 2022 (3), la jeune plateforme se veut libre, en open source et décentralisée. La publicité y est absente et les données personnelles ne sont pas revendues. Dernière originalité de taille : Mastodon est aussi un logiciel en plus d’être un service en ligne. Ce qui permet à n’importe qui de le télécharger pour créer ensuite son propre réseau qu’il partagera avec d’autres internautes.

Mastodon, la nouvelle incarnation du Web originel

Cette philosophie de « geek libertaire » prévaut toujours actuellement sur Mastodon. Eugen Rochko communique d’ailleurs régulièrement dans les médias sur ce qui différencie sa plateforme des autres plateformes commerciales (4) : « Je pense que le facteur de différenciation par rapport à quelque chose comme Twitter ou Facebook, est que sur Mastodon, lorsque vous hébergez votre propre serveur, vous pouvez également décider des règles que vous voulez appliquer sur ce serveur, ce qui permet aux communautés de créer des espaces plus sûrs qu’ils ne pourraient autrement avoir sur ces grandes plates-formes qui sont intéressées à servir autant de personnes que possible, peut-être en augmentant volontairement l’engagement pour augmenter le temps que les gens passent sur le web ».

Sur l’argument du « free speech » sans cesse exhibé par Elon Musk pour justifier la réintégration sur Twitter de comptes extrémistes et haineux en tous genres, le fondateur de Mastodon se dissocie également (5) : « Je ne suis pas d’accord avec sa position sur la liberté d’expression, car je pense que cela dépend de votre interprétation de ce que signifie la liberté d’expression. Si vous permettez aux voix les plus intolérantes d’être aussi fortes qu’elles le souhaitent, vous allez également étouffer les voix d’opinions différentes. Ainsi, autoriser la liberté d’expression en autorisant simplement toutes les formes d’expression ne conduit pas réellement à la liberté d’expression, mais simplement à un cloaque de haine ».

Bien que la modération soit à la discrétion de chaque administrateur de serveur estampillé Mastodon, Eugen Rochko estime que son approche décentralisée peut malgré tout fonctionner efficacement (6) : « Sur notre site Web et nos applications, nous fournissons une liste par défaut de serveurs sélectionnés sur lesquels les gens peuvent créer des comptes. Et grâce à cela, nous nous assurons que nous sélectionnons la liste de telle sorte que tout serveur qui souhaite être promu par nous doit accepter un certain nombre de règles de base, dont l’une est qu’aucun discours haineux n’est autorisé, aucun sexisme, aucun racisme, aucune homophobie ou transphobie. Grâce à cela, nous nous assurons que l’association entre Mastodon, la marque, et l’expérience que les gens veulent vivre est celle d’un espace beaucoup plus sûr que quelque chose comme Twitter ».

Par ailleurs, le fondateur du « mammouth » prend bien soin de ne pas présenter Mastodon dans les médias comme une plateforme alternative où n’importe quel discours, y compris les plus extrémistes, peut être tenu sans aucune censure. Clin d’œil sarcastique et appuyé à des réseaux comme Gab et Parler notoirement connus pour accueillir tous les tenants de l’ultra-droite et du conspirationnisme.

Eugen Rochko, le créateur de Mastodon

L’énigmatique équation Twitter/Musk

Au regard des dérives patentes qu’Elon Musk a introduites sur Twitter depuis qu’il contrôle les rênes, Mastodon peut-il véritablement aspirer à terme tous les utilisateurs qui en ont marre des foucades totalement subjectives et biaisées qui surgissent régulièrement dans la tête du libertarien déjanté ? Une partie de la réponse proviendra très probablement d’Elon Musk lui-même. Après avoir récemment organisé un mini-sondage sur Twitter où il demandait aux twittos s’il devait rester CEO ou pas, le couperet est tombé. 57% souhaitent son départ. Depuis, il a annoncé qu’il cherchait un profil capable de le remplacer afin de prendre du recul avec la plateforme.

Mais ira-t-il seulement jusqu’au bout du processus de recrutement et quelle latitude de management accordera-t-il au futur récipiendaire ? Pourra-t-il se réfréner dans son interventionnisme à tout-va qui sème la zizanie sur Twitter et qui impacte dorénavant ses autres activités ? Tesla a notamment subi une dégringolade de sa valeur boursière de deux tiers en 2022. La faute étant en partie imputable aux frasques de l’entrepreneur avec Twitter. Analyste financier chez Wedbush, Dan Ives estimait récemment que (7) « Tesla a besoin d’un chef qui puisse le guider à travers la tempête et pas d’un patron qui se concentre sur Twitter ». Si ce dernier persiste, Mastodon pourrait effectivement recueillir de nouveaux arrivants.

Mastodon accélère le pas

Coïncidence ou pas ? Mastodon a récemment appuyé sur l’accélérateur avec le déploiement d’une version 4.0 pour les fonctionnalités techniques de son réseau. Nombre d’améliorations et d’innovations sont à l’agenda pour rendre la plateforme à la fois plus facilement accessible et plus agréable pendant l’expérience de navigation. Le site spécialisé Clubic a remarqué plusieurs nouveautés qui vont nettement dans ce sens (8) : « On relèvera tout d’abord la possibilité de suivre des hashtags, de traduire des posts et de choisir une langue pour l’affichage des tendances. Les différents systèmes de filtres gagnent également en richesse […] Les posts peuvent désormais être édités depuis l’interface web, et plus uniquement depuis l’application mobile. Les règles d’un serveur sont à présent indiquées au moment de s’y inscrire. Plus globalement, l’interface profite de nouvelles icônes et d’autres petits changements visuels ».

Si Mastodon veut recruter plus massivement des abonnés, il est évident que son avenir passe par de substantiels progrès au premier desquels figure l’ergonomie. Jusqu’à présent, c’est un point faible de la plateforme. Outre un processus de création de profil assez complexe qui peut dérouter les moins technophiles (il faut choisir un serveur de rattachement en fonction de critères thématiques et géographiques), la navigation n’est pas aussi intuitive que sur Twitter et les interactions avec les autres profils plus limitées, particulièrement avec ceux qui sont enregistrés sur un autre serveur. Pas facile dans ces conditions de retrouver d’une part des profils connus sur Twitter et d’autre part d’engager spontanément en dehors des profils listés sur le même serveur d’appartenance. A l’heure actuelle, cela constitue une véritable barrière répulsive pour qui voudrait migrer depuis Twitter.

Un mammouth encore bien petit !

Bien que le remue-ménage actuel sur Twitter ait induit un indéniable appel d’air favorable à Mastodon, il n’est pas encore acquis que ce dernier finira par damer le pion au pionnier du micro-blogging. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que Mastodon est désigné comme l’alternative suprême à Twitter. Déjà en 2017, la communauté « tech » s’enthousiasmait avec fracas pour le petit dernier rapidement perçu comme le successeur désigné. L’histoire ne s’est pourtant pas écrit comme initialement annoncé. Et pour cause.

Comme de nombreux autres réseaux sociaux qui se sont créés ces dernières années, la taille a souvent constitué un gros handicap pour connaître un développement plus massif capable de tailler des croupières aux leaders du marché. Mastodon n’échappe pas à la règle. Les habitués de la plateforme rencontrent encore fréquemment des bugs récurrents, la faute à des ressources techniques extrêmement limitées et surtout bénévoles. Face à l’engouement récent pour Mastodon, Eugen Rochko a reçu plusieurs offres d’investissements qu’il a toutes déclinées pour rester indépendant. Or, aujourd’hui le seul salarié qui est à temps plein sur ce domaine est … son propre créateur pour le modique salaire de 2400 € par mois (9). Pas vraiment suffisant pour une montée en puissance durable !

Côté financier, Mastodon n’est guère mieux loti. La plateforme vit avant tout grâce à des opérations de crowdfunding tout en bénéficiant d’une petite subvention de l’Union européenne. Là encore, il va être difficile de rivaliser avec Twitter. Même s’il n’est pas lui-même très flamboyant sur les résultats financiers et en dépit des coupes sombres sauvages opérées par Elon Musk, les moyens demeurent malgré tout autrement plus conséquents pour maintenir la plateforme et préserver son leadership auprès des utilisateurs.

Le statut quasi indéboulonnable de Twitter

Qu’on le veuille ou non, Twitter jouit toujours d’une place à part dans l’écosystème numérico-médiatique. Il s’est d’abord imposé comme le fil de l’actualité et de la conversation en temps réel où les grands événements mondiaux sont annoncés et commentés à travers des hashtags de ralliement ou encore la reprise de certains éléments par les chaînes d’information continue. Figures politiques, vedettes artistiques et sportives mais aussi des entrepreneurs, des journalistes, des philosophes, des religieux, des institutions, tous se sont engouffrés dans cette agora unique dont l’influence et la portée n’ont été atteintes par personne d’autre jusqu’à présent. Même les dynamiques TikTok et Instagram ne déclenchent pas autant de retombées médiatiques que Twitter est capable d’en générer. Par ailleurs, sans Twitter, la caisse de résonnance de certaines mobilisations (par exemple #MeToo) n’aura jamais eu l’impact qu’elle a pu obtenir.

Si l’intérêt pour Mastodon est aujourd’hui plus prononcé, c’est en grande partie du fait des décisions erratiques d’Elon Musk sur Twitter. D’aucuns par contestation ont alors fermé ou déserté leurs comptes pour migrer sur Mastodon dans l’espoir de retrouver des échanges et des communautés plus apaisés et constructifs. D’autres ont posé un premier pied pour mieux connaître cette plateforme et éventuellement l’envisager comme une base de repli dans le cas où l’aventure Twitter tournerait réellement au vinaigre. Mais, peut-on vraiment croire à terme à un exode qui rendra Twitter exsangue ? Pas si sûr.

Des irritants majeurs pour partir

Enseignant et expert des phénomènes conspirationnistes, Tristan Mendès-France a clairement identifié un obstacle qui rebutera rapidement les aspirants au départ de Twitter (10) : « Il y a un intérêt évident pour Mastodon à cause de Musk. Mais le problème, c’est le coût à quitter Twitter pour les anciens comme moi. 15 ans de curation de comptes à suivre, lente agrégation d’audience. Tout serait à refaire. Et Mastodon c’est 1 million users/mois, Twitter 450 ». L’argument est effectivement imparable. Pour qui dispose de communautés établies et de comptes suivis depuis des années, il est quasiment impensable de devoir tout récréer et dupliquer sur Mastodon dont l’audience demeure confidentielle au regard des chiffres de Twitter.

Autre aspect qui peut être également un frein : l’attrait de la nouveauté reste toujours fragile et volatile. Pour s’en convaincre, il suffit de se remémorer la hype engendrée par le réseau social vocal ClubHouse il y a deux ans. Tout le monde voulait en être. Aujourd’hui, le reflux est net. Pour Mastodon, le scénario pourrait se reproduire. Entrepreneuse du digital et autrice d’un tout récent ouvrage sur le Web3, Caroline Faillet fait remarquer (11) : « Je pense que le rejet d’une plateforme n’est pas un levier assez puissant pour faire migrer une communauté. Il faut aussi une forte aspiration à essayer autre chose. Or pour l’instant les alternatives ne sont que des « produits me too » ».

Bébé mammouth a encore bien des progrès à accomplir et des muscles à acquérir avant de pouvoir espérer supplanter Twitter. A ce jour, le principal danger pour l’oiseau reste son imprévisible propriétaire capable par ses foucades et ses illuminations de transformer un incontestable succès en naufrage patenté. Mastodon ou pas !

Sources