Communication corporate : Une entreprise peut-elle parler de ses échecs et/ou ses imperfections ?
Dans l’abondante littérature de rapports annuels, de brochures institutionnelles, de magazines et sites Web corporate, rares sont les entreprises à oser aborder des sujets où elles ne sont pas totalement à leur avantage. Peur sourde de dévoiler des faiblesses face à des adversaires ? Excès de prudence frileuse ? Volonté inexpugnable de contrôler son image de bout en bout ? Besoin irrépressible d’une rassurante méthode Coué ? La vérité se situe sans doute quelque part entre ces quatre options. Pourtant, il existe des sociétés qui ont fait le pari de dire les choses comme elles sont et d’assumer la réalité telle qu’elle est sur le moment. Dans un contexte de défiance toujours plus exacerbée au fil des ans, faut-il y voir une issue communicante positive et productive dont il faudrait s’emparer ?
« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur de ce monde » prophétisait la célèbre citation d’Albert Camus en 1944. Face au mensonge des régimes totalitaires, l’auteur de La Peste et tant d’autres romans si profonds revendiquait la liberté et la nécessité d’un langage clair qui n’hésite pas à se frotter à la tangibilité des choses au lieu d’escamoter ou de lénifier le débat. Force est de constater que la phrase conserve toute son acuité dans notre société contemporaine. Sommées par les parties prenantes, les entreprises se sont mises à communiquer sur leur identité, leurs métiers, leurs activités et même leurs engagements.
Seulement, l’effet escompté a surtout et essentiellement abouti à une novlangue qui fluctue entre la langue de bois et l’hagiographie. Lisez par exemple le site Web d’un géant pétrolier comme BP. Le discours est lissé au cordeau. Les points de friction sont habilement gommés ou contournés. Les visuels nourrissent une ambiance apaisée comme si tout se déroulait pour le mieux dans le meilleur des mondes à l’instar de la conception naïve du monde que cultivait le philosophe allemand Gottfried Wilhelm Leibniz et que pourfendait Voltaire au nom des Lumières. Ceci étant, BP est loin d’être l’unique parangon de ce discours ébarbé et lyophilisé. Ce dernier s’est imposé un peu partout comme le mètre étalon de la communication corporate. A tel point qu’elle en devient souvent insipide, désincarnée et surtout peu crédible.
Le courage de dire plutôt que la crainte ?
Fondateur et dirigeant de Boostzone, un institut de recherche sur le management et l’organisation des entreprises, Dominique Turcq se désole quelque peu de cette communication polie (dans toutes les acceptions du terme) qui conduit tout droit au social washing et au bullshit permanent. A force de vouloir éviter les critiques, les attaques et les interpellations, les entreprises se réfugient dans un langage le plus épuré possible et qui offre peu de prise aux controverses. Sauf qu’à vouloir systématiquement slalomer entre les polémiques, on ne résout pas grand-chose. Plus les réponses sont aseptisées, plus la crédibilité et la confiance rétrécissent. Au risque dans les cas les plus extrêmes d’être de surcroît affublé de tares et de reproches injustifiés ou inexistants mais qui sonnent vrai du fait que l’entreprise reste engoncée dans son cocon molletonné de crainte de flétrir sa réputation.
Dominique Turcq estime que cette posture ne va plus être tenable, ni entendable à terme et qu’il va falloir opérer avec un autre registre (1) : « On verra apparaître de véritables savoir-faire pour exprimer avec clarté ce que l’on fait et pour assumer avec courage que, quoi que l’on fasse, toute mesure rencontrera des oppositions. Ce courage devra être accompagné d’une hygiène de la décision, opposable à tous, car expliquant le rationnel d’une décision et du processus qui y a mené. Certes les oppositions et contestations seront presque toujours plus vocales que les approbations et il y aura toujours un tribunal populaire pour juger des mesures inacceptables, mais les dirigeants courageux devraient être capables de mieux justifier et défendre leurs positions ». Le vocable est enfin lâché : le courage de dire !
Réaliste et imparfait !
Je fais partie de celles et ceux qui ont eu l’audace (ou l’illusion ?) de croire qu’avec l’émergence des réseaux sociaux et l’accès amplifié à diverses sources d’information, les entreprises prendraient la mesure du défi en s’extirpant petit à petit des stratégies de communication timorées qui évitent consciencieusement les choses qui fâchent et qui ripolinent à souhait leur profil. Après deux décennies, la réputation des entreprises est indéniablement chahutée par divers acteurs (pas toujours pertinents et souvent militants excessifs) dont les médias se font l’écho. Le courage reste en revanche encore pusillanime.
A quelques exceptions près, c’est en effet encore le réflexe du bunker qui prévaut dans de nombreux cas. Avec le vœu pieu en filigrane du « circulez, y a rien à voir » ou alors avec de la gesticulation outrée et victimaire comme l’a fait Orpéa en janvier 2022 lors de la parution du livre-enquête de Victor Castanet qui dévoilait tout l’envers du décor délétère de cet acteur majeur des Ehpads privés (lire à ce propos le billet de ce blog). Les combats d’arrière-garde n’y feront rien. Deux ans plus tard, Orpéa effectuera une refondation de fond en comble de sa gouvernance et de ses activités et changera de nom pour devenir Emeis.
Devant les évidences, pourquoi dès lors fuir, ne pas assumer et pire repousser les échéances, voire réécrire fallacieusement la réalité ? L’acceptation de la remise en cause ne signifie pas forcément la fin létale ou le désastre (sauf si l’on a trop tardé !). Fondatrice et présidente de BETC, Mercedes Erra en est convaincue (2) : « Dans ce monde en transition, dans lequel les attentes sont fortes il ne faut pas que la peur de ne pas avoir tout fait parfaitement nous empêche de communiquer. La vérité, c’est qu’on n’a jamais tout fait parfaitement. En communication comme en toute chose, il est réaliste de reconnaître que les changements majeurs ne peuvent se faire du jour au lendemain et que le progrès est un chemin constant ».
Dire soi-même plutôt que laisser dire
Cet axe qui consiste à assumer le fait d’être imparfait et de commettre parfois des erreurs, la consultant britannique Shaunie Brett en a fait sa profession de foi auprès des marques de mode qu’elle conseille. Même si l’exercice n’est pas toujours chose aisée, celui-ci demeure essentiel pour espérer une communication efficace qui n’altère pas la confiance de l’opinion publique. A ses yeux, les marques et les entreprises doivent s’approprier le récit de leurs erreurs (3) : « Tout finit par être lavé, il faut donc que les justificatifs soient prêts et que l’on se montre responsable. Il vaut mieux le faire soi-même et communiquer comme on le souhaite, sinon cela se traduira par des conséquences désagréables sur lesquelles on n’a aucun contrôle ».
C’est cette approche qu’a privilégié la jeune marque de mode française Loom suite à l’échec retentissant de sa chemise blanche réputée intâchable en 2016. Si l’idée en soi était brillante, la confection du produit n’a pas été à la hauteur de la promesse. Un an plus tard, le site Bonne Gueule spécialisé en mode masculine étrille littéralement le vêtement proposé par Loom. Plutôt que vociférer contre les multiples critiques, la marque s’est au contraire appuyé sur ces dernières pour repenser la fabrication de sa chemise.
Depuis cette mésaventure cinglante, les créateurs de la marque sont même presque ravis de ce faux-pas qui les a amenés à revoir également la communication qui accompagne leurs produits (4) : « Cet article nous a aussi fait du bien (c’est notre côté sado-maso) – il a été un des électrochocs nécessaires pour nous faire changer radicalement notre manière de développer des vêtements […] On a donc renoncé à “sur-promettre” : dorénavant, on essaye d’être plus mesurés et factuels quand on vante les mérites de nos produits. Et on a même inscrit ce principe dans notre “bible éditoriale » ».
Dire les choses au fur et à mesure
Une autre marque de mode a même choisi d’aller un cran plus loin dans cette démarche d’admettre les imperfections, de les dire nommément et d’expliquer les efforts entrepris pour essayer de progresser sur le sujet. Il s’agit de Veja, la célèbre marque éthique de baskets femme et homme qui depuis 2005, crée des modèles mixant projets sociaux, justice économique et matières écologiques. Cette approche est inscrite au cœur du modèle d’affaire de l’entreprise. Pour autant, Veja n’entend pas surjouer ce pari en constante construction. Sur son site Web, la société française consacre même une rubrique entière sur les limites que rencontre actuellement Veja pour concrétiser les engagements qu’elle s’est choisis.
Un exemple ? Sur les œillets qui servent à passer les lacets, la marque précise qu’ils ne sont pas en nickel mais en métal dont l’entreprise n’a pas connaissance exacte de la source industrielle. Sur la teinture des cuirs de ses chaussures, la marque émet la même réserve. Elle a bien essayé des teintures naturelles à base de plantes et de minéraux mais la stabilité des coloris n’était pas garantie. Elle doit donc à l’heure actuelle se tourner vers des teintures conventionnelles qui respectent néanmoins les normes européennes et américaines. Le ton est clair, didactique et sans effet de manche. Il a d’ailleurs inspiré la marque Loom citée ci-dessus qui a ouvert à son tour, une page dédiée intitulée « Là où on galère encore » en matière d’impact environnemental et social et de traçabilité.
Une posture à la portée de tous
Les détracteurs pourront certes toujours objecter que ces exemples (et d’autres) proviennent essentiellement d’entreprises ayant des tailles relativement modestes et disposant d’une gouvernance raccourcie où il est sans doute plus simple de décliner pareille approche par rapport à une multinationale, ses organigrammes complexes et enchevêtrés et ses enjeux politiques internes. Cela serait pourtant dommage de réduire ce choix de tonalité de communication à un type spécifique d’entreprise et ainsi déclarer nul et non avenue cette possibilité pour des structures qui seraient plus larges. L’apanage de la communication honnête n’est pas le domaine réservé d’entreprises où effectivement les fondateurs ont inscrit volontairement dans les gênes de celles-ci, une vision de la communication qui est expurgée des classiques postures « ceinture-bretelles ».
J’aurais presque même envie de dire qu’au contraire, les plus gros devraient s’inspirer de ces cas d’étude. Du fait de leur taille et souvent de leur notoriété accrue, ils sont bien plus scrutés que quiconque par les médias et les parties prenantes qui les entourent. De fait, un dysfonctionnement est plus susceptible d’être remarqué et attaqué chez eux avec des impacts à l’ampleur inégalable. Un exemple (vertueux) milite en ce sens. Lors de la catastrophe ferroviaire de Brétigny-sur-Orge qui a fait 7 morts et 70 blessés en juillet 2013, le PDG de l’époque de la SNCF, Guillaume Pépy, s’est aussitôt rendu sur le terrain tout en fournissant des éléments d’explication sans chercher à occulter ou amoindrir les faits survenus. Selon une confidence partagée par un communicant présent lors du Stratégies Dircom Summit en mars 2024, l’équipe communication n’était pourtant initialement pas très chaude à l’idée d’être aussi proactif et factuel. « One size fits all », non ?
Sources
- (1) – Dominique Turcq – « La stratégie du néant : l’art de la communication bullshit de nos jours » – Xerfi canal – 14 février 2024
- (2) – « Mercedes Erra : rendre des comptes de manière non bullshit sur son impact sans être accusé de greenwashing » – Blog de Captain Cause – 9 janvier 2024
- (3) – Bella Webb – « Brutal honesty: the new-look sustainable marketing » – Vogue Business – 23 septembre 2021
- (4) – « Le mauvais avis de Bonne Gueule sur notre chemise et pourquoi ils avaient raison » – La Mode à l’envers – 9 mars 2022