Rencontres triennales d’Entreprises & Médias : Peut-on encore croire au progrès ?

La 3ème édition des Rencontres d’Entreprises et Médias, l’association des directeurs de la communication, s’est penché le 17 novembre sur la question ô combien sensible du progrès. Longtemps considéré comme la boussole de l’évolution des sociétés occidentales, son aura a quelque peu pâli sous la pression du changement climatique, des crises économiques, des mutations sociales et de l’accroissement des inégalités. Dans le prestigieux amphithéâtre de la Sorbonne à Paris, des intervenants de haut vol ont partagé leurs vues au cours de tables rondes. Avec en bonus, un documentaire pour poser les bases de la réflexion et deux discours remarquables du sociologue Jean Viard et du physicien et philosophe des sciences, Etienne Klein. Morceaux (difficilement) choisis.

Les Rencontres d’Entreprises & Médias ont toujours constitué un temps de réflexion de grande qualité pour les professionnels de la communication. Mais force est de souligner que cette 3ème édition a atteint un niveau particulièrement remarquable par la profondeur et la pertinence des propos échangés en s’extrayant des problématiques purement communicationnelles pour aborder une notion structurante des sociétés modernes : le Progrès. Une notion quelque peu malmenée qui amène par ailleurs les communicants à repenser l’approche de l’entreprise et sa contribution au monde et à l’environnement.

Propos liminaires de Jean Viard

C’est le sociologue Jean Viard qui a ouvert les débats en soulignant en introduction que si le progrès a transformé le monde et a longtemps donné le tempo, la Nature fait l’Histoire. Or au regard des impacts engendrés par certains progrès humains, l’environnement a répondu ces dernières années par des bouleversements climatiques d’envergure dont nous sommes encore loin d’avoir subi toutes les conséquences. Pourtant, il est indéniable que le Progrès a apporté un incontestable mieux-être. L’être humain vivait en moyenne 500 000 heures en 1945. Il en est rendu aujourd’hui à 700 000 heures.

Jean Viard a voulu poser toutefois une vision plutôt optimiste en dépit des doutes qui assaillent la notion de Progrès. A ses yeux, la pandémie du Covid-19 a forcé un immense destin commun et a accéléré des mutations qui étaient déjà plus ou moins en gestation. En guise d’exemples, le sociologue cite l’énergie nucléaire qui a été remise au goût du jour pour tenter de juguler les émissions de gaz à effet de serre. Le véhicule électrique un tant abandonné, a redémarré avec une vigueur énorme. Le numérique s’est imposé comme le lien sociétal et a instillé des nouveaux rapports au travail comme le télétravail mais aussi l’aspiration à une vie privée et familiale moins rabotée.

Face à la faillite des grandes idéologies politiques et religieuses de ces dernières décennies, l’intellectuel estime que le Progrès reste un levier indispensable mais à condition d’être repensé à l’aune de la Nature. Il a rappelé notamment que l’Homme n’est qu’un animal parmi les autres même s’il s’en distingue par sa capacité à perfectionner. La modernité n’est plus un objectif dans cette rupture des mentalités. En somme, il s’agit de mettre en musique la citation du philosophe Henri Bergson : « L’avenir n’est pas ce qui va arriver, mais ce que nous allons faire ».

Table ronde n°1 – Quel progrès social souhaitons-nous ?

Panel animé par Quentin Périnel, journaliste et chroniqueur au Figaro

  • Léa Falco, membre du collectif « Pour un réveil écologique »
  • Jean-Claude Mailly, secrétaire général de Force Ouvrière de 2004 à 2018
  • Franck Morel, senior Fellow Travail, Emploi et Dialogue social à l’Institut Montaigne et avocat associé chez Flichy Grangé Avocats
  • Laurence Pernot, directrice de la communication de Saint-Gobain

Jean-Claude Mailly est entré dans le vif du sujet. Selon lui, le Progrès nécessite d’avoir un projet qui s’appuie sur la raison. Ceci est d’autant plus crucial que nous sommes dans un monde mondialisé mais sans universalisme et avec une concurrence qui ne profite pas à tous. Cette prise en compte de la globalité, Franck Morel l’a également abordé. Le Progrès ne peut pas se résumer à une injonction, caractéristique des sociétés totalitaires qui entendent faire le bonheur des gens en imposant un modèle. Il ne peut pas non plus se limiter à Progrès de papier où des garanties et des droits sont affirmés. Les enjeux sont devenus multiples et complexes. S’ils ne sont pas intégrés dans toutes leurs dimensions, les échecs et les déceptions risquent de poindre rapidement.

Laurence Pernot (qui assure la direction de la communication d’une entreprise de plus de 350 ans) en convient. Pour l’entreprise, il s’agit d’inventer de nouveaux modèles où le toujours plus devra s’effacer pour le toujours mieux. Léa Falco estime quant à elle que notre société s’est empêtré dans une boucle tautologique où le Progrès, c’est progresser. Il faut aller au-delà en tenant d’abord compte des limites de la planète, puis des problématiques sociales puis de l’économique et des moyens pour parvenir à un Progrès positif. Si on reste en mode silo sur ces trois dimensions, on s’expose à de grandes difficultés écologiques, sociales et in fine économiques, rebondit Jean-Claude Mailly.

Franck Morel s’inscrit dans la même approche : ne pas décorréler ces trois dimensions, ni en subordonner deux à la troisième. Pour illustrer son propos, il évoque notamment les améliorations apportées par les entreprises pour répondre plus rapidement à la satisfaction des consommateurs sans que cela n’ait vraiment profité aux conditions de travail des collaborateurs qui assurent cette fonction. A condition que cela n’induise pas pour autant une distorsion défavorable pour les entreprises qui s’engagent justement sur les trois dimensions rappelle Léa Falco. D’où la nécessité d’introduire la régulation des Etats pour Jean-Claude Mailly où les entreprises les plus engagées et vertueuses sont les gagnantes.

Autre point intéressant soulevé par Laurence Pernot où les communicants ont un rôle à jouer : montrer que des solutions existent et cesser de focaliser uniquement sur les désastres. Il faut inverser ce paradigme, remettre les enjeux dans leur contexte et donner de la perspective.

Quel regard portent les Français sur le Progrès ?

Directeur général de l’institut de sondages IFOP, Frédéric Dabi a livré des chiffres résultant d’un sondage récent sur la manière dont les citoyens français perçoivent le progrès. Spontanément, ils associent le progrès à la technologie (37%), la santé et l’hygiène (24%), l’évolution (13%), le savoir et les sciences (12%) et l’environnement et l’énergie (12%). Mais les enseignements ne sont pas exempts de contradictions et de craintes. 72% estiment que l’humanité doit ralentir le rythme et aller vers plus de sobriété. Dans le même temps, 57% jugent que la technologie créé plus de problèmes qu’elle n’en résout. 75% croient également que le progrès engendre surproduction et surconsommation.

Interrogés sur les domaines où ils pensent que le progrès a été le plus significatif, ils sont 76% à citer la santé, 73% l’information et la communication ainsi que les transports, 66% les conditions de travail. En revanche, le progrès n’a pas amélioré les libertés (46%), l’éducation (45%) et le débat démocratique (36%). En se projetant dans l’avenir, ils estiment que le progrès concernera l’énergie (44%), la santé (40%), l’environnement (31%) mais ils sont toujours très majoritaires à ne voir aucune amélioration pour les libertés, l’éducation et le débat démocratique. En ce qui concerne les acteurs les plus susceptibles d’apporter le progrès, c’est l’enseignement supérieur qui est cité en premier lieu (67%) suivi par les entreprises (66%), les agriculteurs (63%) et les médias (51%). En queue de peloton, on trouve l’Etat (47%) et les syndicats (31%).

Table ronde n°2 – Le progrès technologique peut-il encore nous sauver ?

Panel animé par Quentin Périnel, journaliste et chroniqueur au Figaro

  • Guillaume Bregeras, DG et chief knowledge officer du fonds d’investissement 2050
  • Clotilde Delbos, directrice générale adjointe de Renault et DG de la marque Mobilize
  • Pierre Louette, président-directeur général du groupe Les Echos-Le Parisien
  • Cathy Pianon, directrice générale affaires publiques & communication du groupe SEB

La discussion s’est d’abord engagé sur le distinguo entre progrès et innovation. Parle-t-on de la même chose ou s’agit-il de deux notions différentes (mais complémentaires) ? A cette question, Pierre Louette pense que l’innovation relève de l’événement tandis que le progrès est une destination tout en notant qu’il existe actuellement un malaise à l’égard de ce dernier. Pour Clotilde Delbos, l’innovation procède avant tout de la nouveauté alors que le progrès est un pas en avant avec l’idée d’apporter quelque chose de mieux qu’auparavant.

Autre point mis en avant par les participants de la table ronde : l’impérieuse nécessité de considérer le progrès selon une approche multi-dimensionnelle. Cathy Pianon a notamment expliqué comment SEB abordait la question de la durabilité de ses appareils. Il y a d’abord l’éco-conception du produit avec en particulier la recherche de simplicité pour les pièces qui composent un produit et une consommation moindre de matières premières. Ensuite, le critère de la réparabilité a pris de l’importance ainsi que celui de l’inclusion qui consiste à soigner l’ergonomie d’un produit pour qu’il soit utilisable par tous, personnes handicapées y comprises.

La technologie est-elle donc la planche de salut ? Pierre Louette rappelle qu’elle n’a pas réponse à tout et qu’elle dépend de ce qu’on en fait. Guillaume Bregeras souligne la nécessité d’avoir également une vision de long-terme et si possible pérenne. Avec un sujet sur lequel tous s’accordent et où les communicants sont un maillon essentiel : expliquer encore plus et accompagner les personnes. Guillaume Bregeras note que la communication est devenue plus complexe du fait qu’une information peut être vérifiée rapidement et que quiconque peut prendre la parole. Sans parler de ceux qui ont décidé de se forger une vérité alternative et s’enfermer dans des bulles cognitives comme le précise Pierre Louette. Le rejet du progrès est souvent lié à la peur et au manque de compréhension ajoute Clotilde Delbos. D’où le besoin de disposer d’une vision qui sous-tende le progrès conclut Guillaume Bregeras.

Conclusion d’Etienne Klein

A entendre les réactions des auditeurs, l’intervention d’Etienne Klein sur progrès et innovation a effectivement été un bijou où réflexions pertinentes, références philosophiques signifiantes et humour engageant se sont mêlés pour la plus grande satisfaction de l’auditoire. C’est même quasi mission impossible d’en retranscrire ici toute la substance tant le propos était d’une richesse forte.

 

Etienne Klein s’est toutefois longuement attardé sur la signification des mots « innovation » et « progrès » pour montrer les caractères intrinsèques de l’un et de l’autre. En notant d’abord que le second s’est estompé, voire a disparu, des discours publics. Autant il était invoqué de manière récurrente après la Deuxième Guerre mondiale, autant il a ensuite reculé durant les années 80 au profit de l’innovation. La courbe des occurrences s’est croisé en 2003. Depuis, l’innovation a pris le pas.
Pourtant, ce vocable offre un drôle de paradoxe. Apparu au 14ème siècle dans le vocabulaire juridique, il signifie « avenant », autrement l’ajout de nouveaux éléments sans remettre en cause les termes initiaux d’un contrat. Une visée en fin de compte bien plus conservatrice que la notion de progrès.

Ensuite, Etienne Klein se réfère à un chapitre des Essais de Morale et de Politique publiés en 1625 par le philosophe Francis Bacon où il démontrait la nécessité d’innover : « Chaque médicament est une innovation et celui qui ne s’applique pas de nouveaux remèdes doit s’attendre à de nouveaux maux ; car le temps est le plus grand corrupteur et s’il change les choses pour le pire, et que la sagesse et le conseil ne les modifient pas pour le meilleur, quelle sera la fin ? ».

Le physicien-philosophe confie à l’assistance avoir soumis ce texte à l’aveugle à ses étudiants en leur demandant qui pouvait être l’auteur selon eux. La réponse a de quoi décontenancer : Jacques Attali et Alain Minc ! D’où son exhortation à agir car le temps est corrupteur. Si l’on ne fait rien, le mal l’emporte et le monde se défait. A une condition incontournable pour Etienne Klein : l’idée de progrès doit tenir compte des enseignements du passé. Sinon, le risque d’être vain est grand. Avant de conclure brillamment sur un (presque) anagramme : « idée de progrès = degré d’espoir ».



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