Réputation corporate : Total ou l’impossible équation communicante ?

Si Total a su communiquer avec dextérité et ouverture sur l’accident de sa plateforme en mer du Nord, l’entreprise n’en demeure pas moins une mal-aimée des Français en termes de réputation. La transparence affichée lors de la fuite de gaz n’y a rien changé. Le pétrolier peut-il espérer résoudre durablement cette image schizophrénique entre groupe performant et perception sociétale négative ? Eléments de réflexion pour un défi communicant complexe.

Le 21 mai dernier, Yves-Louis Darricarrère, directeur général de la branche Exploration-Production de Total a poussé un ouf de soulagement en confirmant officiellement le succès de l’intervention technique menée quelques jours auparavant sur le puits G4 de la plate-forme d’extraction d’Elgin, située en mer du Nord à 240 kilomètres d’Aberdeen. Depuis le 25 mars, les ingénieurs de Total travaillaient en effet d’arrache-pied pour colmater la fuite affectant la plateforme et déversant quotidiennement 200 000 mètres cubes de gaz dans la mer.

Transparence avant tout

Total a multiplié les conférences de presse

Côté communication, la mobilisation était également à son comble d’autant que la survenue de la fuite avait aussitôt impacté la valorisation boursière de Total.

En l’espace de trois jours, 7,5 milliards d’euros (1) s’étaient évaporés sous la pression inquiète des analystes et de l’opinion publique redoutant une catastrophe équivalente à celle de la plateforme Deepwater de BP dans le golfe du Mexique en juin 2010.

Les équipes de communication du pétrolier tricolore n’ont pas tergiversé. Sitôt l’accident connu, l’entreprise a immédiatement joué la carte de la transparence. Dans la foulée de l’annonce publique de la fuite accidentelle, Total a mis en place un dispositif de communication très complet s’appuyant sur un site Web de crise dédié dont les informations, les vidéos, les infographies et les communiqués de presse étaient systématiquement relayés en temps et en heure via les réseaux sociaux du groupe et ceux de la filiale britannique. En parallèle, plusieurs dirigeants sont montés en première ligne pour expliquer à intervalles réguliers l’avancement des opérations de colmatage et des investigations pour déterminer la cause exacte de la fuite.

Une stratégie de communication payante puisque l’action de Total en Bourse est rapidement repartie à la hausse tandis que la couverture médiatique de la fuite de gaz n’a globalement pas engendré de reportages assassins comme l’entreprise aurait pu le redouter. Même l’organisation écologiste Greenpeace est restée pondérée après avoir affrété sur place un hélicoptère et un bateau pour prendre le pouls de la situation et ne pas se contenter du simple flux d’information du pétrolier.

L’ombre de l’Erika et d’AZF évitée

Total a su ne pas retomber dans les travers de com’ lors du naufrage de l’Erika

Jacques-Emmanuel Saulnier, le directeur de la communication de Total, peut donc être satisfait. La gestion de la crise a été rondement menée. Elle a su de surcroît ne pas répéter les graves erreurs de communication que Total avaient commises lors du naufrage de l’Erika en 1999 et l’explosion de l’usine chimique d’AZF à Toulouse en 2001.

A l’époque, l’attitude du n°1 français pourtant épaulé par une grande agence de communication, avait longtemps fluctué entre silence embarrassé, recherche d’un tiers coupable et acceptation des faits du bout des lèvres. Seuls, un pénible communiqué de presse dix jours après le naufrage de l’Erika et une grosse campagne de communication orchestrée quelque temps plus tard avaient été donnés en pâture pour tenter de redresser l’image écornée de l’entreprise. En revanche, pas la moindre trace de résipiscence ou d’effort explicatif dans la bouche des dirigeants de l’entreprise. Total empruntera exactement la même posture communicante lorsque surviendra deux ans plus tard l’explosion mortelle de l’usine AZF près de Toulouse.

En choisissant cette fois de miser sur une approche plus ouverte, Total est indéniablement parvenu à amortir l’onde de choc médiatique et économique que pareille crise peut engendrer. Certes, le dossier n’est pas encore totalement clos pour le pétrolier avec notamment des menaces larvées pouvant ressurgir à tout moment comme la découverte de potentiels impacts environnementaux et/ou la confirmation d’éventuelles négligences dans les procédures d’exploitation et de sécurité au sein de la plateforme. Il n’en demeure pas moins que Total a su s’extirper avec dextérité d’une crise qui aurait pu dégénérer bien plus largement.

Divorce accru dans l’opinion

L’image de Total ne cesse de se dégrader dans l’opinion publique

Pourtant, en dépit du doigté communicant manifesté dans la gestion de l’accident de la plateforme Elgin, l’image de Total continue de se dégrader dans l’opinion publique. Deux sondages effectués quelque temps après la révélation de la fuite de gaz en mer du Nord montrent que malgré une communication plus proactive, la réputation de Total poursuit sa déliquescence auprès du grand public. Ainsi, le baromètre Posternak-Ipsos en mars 2012 coiffe Total du bonnet d’âne de dernier de la classe parmi 30 entreprises françaises (2). Rebelote en avril avec une enquête de l’Observatoire du développement durable de l’Ifop où le pétrolier récolte seulement 30% d’opinions positives à son égard. Une piteuse cote qui ne cesse par ailleurs de dégringoler au fil des années. En 2004, Total parvenait à peine à la moyenne avec 49% d’opinions favorables. En 2009, le divorce est enclenché avec seulement 38% de Français ayant une bonne perception de l’entreprise.

Rien ne paraît pouvoir enrayer cette chute libre. Le désamour dont souffre le groupe pétrolier Total auprès des Français, est en fait symptomatique de ces organisations qui restent persuadées qu’elles n’ont de compte à ne rendre à personne et que si leur image est déplorable, c’est le fait de gens râleurs et frustrés qui ne comprennent rien à rien. Longtemps en effet, Total s’est uniquement contenté de faire des campagnes d’image pour mettre en lumière son expertise technologique aux quatre coins de la planète, voire l’ambiance accueillante de ses stations-services où même un lapin doudou égaré retrouve son propriétaire vingt ans après. Ceci sans jamais daigner intégrer les dimensions sociétales de l’écosystème de l’entreprise comme par exemple les polémiques à répétition autour des méga-profits engrangés par Total ou encore l’absence d’impôts sur les sociétés payés en France en 2011.

Dans l’esprit du public, Total est synonyme de méga-profits

Pour s’être entêté à décréter son territoire d’image institutionnelle de manière aussi unilatérale et mathématique qu’une campagne de prospection de champs pétrolifères, Total s’est progressivement coupé de son environnement. Pour ne l’avoir pas compris et être resté confiné dans la rationalité rassurante (et quelquefois arrogante) de l’ingénieur qui irrigue tellement les gènes de l’entreprise, Total paie désormais le prix fort en termes de réputation corporate. Ce que confirme Jérôme Fourquet, directeur du département opinion et stratégie d’entreprise à l’Ifop (3) : « Les récents événements ont un peu contribué à dégrader son image mais surtout, Total symbolise les superprofits et les prix de carburants de plus en plus chers ».

Le sondage de l’Ifop met d’ailleurs nettement en relief cette schizophrénie réputationnelle qui écartèle Total. Bien que 61% des Français jugent le pétrolier dynamique, moderne et bien géré, ils ne sont plus que 44% à penser que l’entreprise contribue activement au développement économique du pays. Ces chiffres devraient inciter à une réflexion plus profonde de la communication de Total avec ses différents publics. Un pas a été indubitablement accompli dans la façon de présenter l’accident de la plateforme d’Elgin mais d’autres doivent suivre pour espérer redorer la réputation du pétrolier.

C’est l’avis défendu par Gaël Sliman, directeur général adjoint de l’institut BVA au sujet de la reconquête d’image que Total devrait impulser (4) : « Total doit se fixer des objectifs réalistes, s’efforcer de devenir une entreprise comme les autres. L’inflexion ne peut se faire qu’en douceur, avec cohérence, en choisissant une ou deux lignes de force, pas plus » tout en tenant compte de deux handicaps qu’un audit de BVA avait déjà révélés en leur temps (5) : « La crédibilité de l’entreprise, sa capacité à être sincère et à dire la vérité (…) son implication dans le social et le développement durable ». Pour un proche de l’entreprise, le challenge est évidemment complexe et long. Néanmoins, il existe à ses yeux des issues (6) : « La bataille de l’opinion française peut être gagnée. Total n’est plus seulement un pétrolier. Il faut le faire savoir. L’évolution des métiers est un facteur d’évolution de l’image en soi pour sortir de la mythologie du pétrole et de son cortège d’images négatives ».

Conclusion – Rédemption ou déni ?

Christophe de Margerie, PDG de Total

Sur le chemin de la rédemption réputationnelle, il semblerait pourtant que Total ait encore bien des progrès à accomplir. Malgré une communication de crise plutôt exemplaire avec l’accident de la fuite de gaz en mer du Nord, l’entreprise est régulièrement sous l’emprise de ses vieux démons qui l’enferrent aussitôt dans le déni radical des controverses qu’on lui oppose. Pour s’en convaincre, il suffit de se référer aux arguments régulièrement assénés par le PDG du groupe, Christophe de Margerie.

Pour lui, s’en prendre aux profits de son entreprise constitue une injustice éhontée. Autrement dit, Total incarne un idoine bouc émissaire qu’on se plaît à régulièrement égratigner en ces temps de crise. Et de dérouler illico une rhétorique mécanico-économique implacable pour prouver que le pétrolier n’est pas une société uniquement mue par l’appât avide du gain.

Une posture casse-gueule qui risque de ne pas être suffisante pour gommer dans l’esprit de l’opinion publique et des médias, l’image d’une entreprise associée à la pollution et à la recherche maximale de profits gloutons. Plutôt que privilégier de savantes démonstrations financières pour justifier tel ou tel critère et donner au final l’impression détestable qu’il s’enrichit sur le dos des Français, Total pourrait prendre le contrepied et daigner par exemple à des efforts symboliques en matière de répercussion de prix à la pompe. Le groupe n’y obérerait pas son insolente santé financière et gagnerait de toute évidence un gain d’image appréciable. Reste que l’équation semble encore loin d’être résolue !

Sources

(1) – Véronique Richebois – « La communication de crise à l’épreuve » – Les Echos – 6 avril 2012
(2) – Thibaud Madelin – « L’image de Total au plus bas après l’accident en mer du Nord » – Les Echos – 13 avril 2012
(3) – Ibid.
(4) – Pascal Pogam – « Total, le dur chemin de la rédemption » – Les Echos – 5 octobre 2009
(5) & (6) – Ibid.

A lire par ailleurs

– Stéphane Lauer – « Total, réputation déplorable, pédagogie impossible » – Le Monde – 10 février 2012
– Thomas Porcher – « Hausse du prix de l’essence : Total profiteur ou bouc émissaire ? » – Atlantico – 16 février 2012