Jennifer Preston du New York Times : « Journalistes, osez les réseaux sociaux ! »

Lors du Netexplo Forum qui a eu lieu les 14 et 15 février à Paris, j’ai eu l’opportunité de rencontrer Jennifer Preston, rédactrice en chef de la newsroom médias sociaux du prestigieux quotidien américain The New York Times. Jennifer a eu l’extrême gentillesse de répondre à mes questions sur l’usage du crowdsourcing et de l’UGC (User Generated Content) dans la stratégie éditoriale de la « Vieille Dame Grise ». Entretien exclusif et instructif pour le Blog du Communicant 2.0.

Au cours d’une table ronde avec Minter Dial, consultant en stratégies numériques, Jennifer Preston a expliqué comment le journal new-yorkais a enrichi sa couverture journalistique de la guerre civile en Syrie avec des contenus issus d’internautes. A la fin de ce billet, vous pouvez d’ailleurs retrouver l’intégralité de la captation vidéo de ce dialogue sur le site de la conférence.  A la suite de ce captivant échange, le Blog du Communicant 2.0 en a profité pour prolonger la discussion autour des contributions écrites et vidéos issues des réseaux sociaux et de leur intégration dans les contenus journalistiques que publie le New York Times.

Bio express de Jennifer Preston

Jennifer Preston, rédactrice en chef de la newsroom « Social Media » du NYT

La nomination de Jennifer Preston en mai 2009 à la tête des médias sociaux du quotidien illustre pleinement l’esprit avant-gardiste qui caractérise depuis longtemps la stratégie éditoriale du New York Times. A cette époque, peu nombreux étaient les journaux à envisager le Web 2.0 comme une authentique opportunité journalistique.

Au contraire, les rédactions considéraient les réseaux sociaux comme une intolérable incursion dans leur champ éditorial, la qualité et le professionnalisme en moins. J’ai d’ailleurs longuement parlé de cette psychorigidité dans mon e-book « Journalistes, nous avons besoin de vous » publié en novembre 2011.

En nommant Jennifer Preston, le New York Times a délibérément choisi de faire le pari du crowdsourcing et de l’UGC (User Generated Content) comme de prolifiques extensions du travail de ses journalistes plutôt qu’opposer systématiquement les deux univers. Pour autant, il ne s’agissait pas d’emprunter aveuglément à ces nouveau flux de contenus mais au contraire, d’appliquer une grande rigueur journalistique pour extraire et partager le meilleur des réseaux sociaux.

Journaliste aguerrie, auteur et professeur auxiliaire à la Columbia University, Jennifer Preston dirigeait depuis deux ans les contenus des suppléments hebdomadaires régionaux du New York Times ainsi que la rubrique correspondante sur le site Web  lorsqu’elle a pris ses nouvelles fonctions. Si à l’époque, les médias Web ont été quelque peu perplexes devant l’arrivée d’une personne jusqu’alors peu connue des réseaux digitaux, Jennifer Preston a vite impulsé une combinaison éditoriale où s’imbriquent étroitement exigence déontologique et extension numérique. Quatre ans plus tard, elle partage son regard sur les expériences et les enseignements tirés de cette aventure journalistique encore pas si fréquente et assumée dans l’univers des médias.

Selon vous, pourquoi le crowdsourcing est-il appelé à jouer un rôle de plus en plus important pour les entreprises médias. Autrement dit, quelles sont les opportunités ?

Les citoyens sont de plus en plus émetteurs de contenus intéressants pour les journalistes

Jennifer Preston : Une des plus importantes leçons que j’ai apprise de Martin Nisenholz, ancien directeur du digital au New York Times, est l’importance et la valeur des journalistes qui savent exercer le rôle de curation. Notre responsabilité intrinsèque est d’apporter les meilleurs reportages et les idées les plus originales à nos lecteurs et utilisateurs. Dans le même temps, il est également de notre responsabilité de trouver, sélectionner rigoureusement et renvoyer à du contenu excellent produit par d’autres, y compris celui issu de nos concurrents de toujours et de gens plus ordinaires qu’on a longtemps appelés les « journalistes citoyens ». A cet égard, Jay Rosen et Clay Shirky, tous les deux professeurs à l’Université de New York, ont depuis longtemps mis en évidence le rôle de la foule et des journalistes citoyens. Pour moi, ce sont les deux meilleurs penseurs dans ce domaine.

Les outils des médias sociaux offrent donc de formidables opportunités pour les entreprises média en matière de distribution de contenus et d’engagement avec les lecteurs dans le monde entier. Pour les journalistes et les rédactions, les médias sociaux offrent également des opportunités de trouver des sources nouvelles au cœur des événements qui font l’actualité. Avec les téléphones mobiles, les gens créent des contenus, des photos et des vidéos vraiment intéressants que nous pouvons facilement trouver et intégrer dans nos reportages. Ignorer les témoins sur le terrain et négliger le contenu qu’ils créent est une énorme erreur.

Une jeune femme filme un événement depuis son mobile en Indonésie

Est-ce que la qualité est la même qu’un photographe professionnel ? Bien sûr que non et c’est pourquoi nous nous appuyons aussi sur l’œil affûté des photographes professionnels dans le monde entier tout en achetant des photos d’amateurs pour le journal. Sauf que les professionnels ne sont pas toujours disponibles partout. Or, n’importe qui avec un smartphone peut être un photographe aujourd’hui et partager son travail sur les plateformes sociales. C’est notre devoir en tant que journalistes de trouver cela, en tirer parti, lui donner du sens et le publier si c’est approprié tout en replaçant dans le bon contexte. Au-delà de l’actualité chaude qu’ils couvrent, les journalistes peuvent trouver d’excellentes vidéos, images et informations qui ont été partagées sur les réseaux sociaux. Ces éléments peuvent les aider dans leur reportage pour raconter et présenter des contenus narratifs multimédias sans avoir besoin de passer par Final Cut Pro, le logiciel que la plupart utilise pour monter des vidéos.

Une des leçons les plus importantes que chaque rédacteur doit apprendre est la valeur qui réside dans le fait de « montrer » au lecteur autant que celle dans le fait de lui « raconter ». En incluant des vidéos YouTube, des images et des messages Twitter, les rédacteurs et les chefs de rubriques peuvent encore mieux illustrer et ajouter de la valeur à leurs histoires. Ceci dit, je ne suis pas en faveur de billets de blogs fabriqués uniquement à partir de messages Twitter pour montrer par exemple les réactions successives sur un événement donné. Sur notre blog baptisé « The Lede », nous nous attachons d’ailleurs à combiner un reportage original avec des contenus issus du public, des blogs que je qualifierai de traditionnels et des idées géniales provenant d’autres sources, y compris des professionnelles.

Quelle est la vision cultivée par le New York Times à propos de l’UGC autant pour couvrir l’actualité immédiate que pour  réaliser des articles de fond ?

Nuage de mots interactif créé par le NYT où les lecteurs pouvaient déposer des messages vocaux sur différents thèmes

Jennifer Preston : Je ne suis pas la bonne personne pour parler de la stratégie de l’entreprise. En revanche, je peux vous dire que le New York Times a toujours engagé avec ses lecteurs depuis plus d’une centaine d’années. Avec nos pages « Opinions », nous étions le premier journal à New York à inviter les lecteurs en désaccord avec les reportages publiés à écrire et exprimer leur point de vue. Au-delà des commentaires de lecteurs et du partage de contenus photos et vidéos dans nos articles, nous avons toujours impliqué de différentes manières nos lecteurs dans le processus créatif.

Par exemple récemment, nous leur avons demandé d’exprimer leurs idées à l’égard de l’administration Obama en alimentant un nuage interactif de mots. Nous les avons fait réagir sur la réforme de la politique de santé en les faisant réagir et discuter sur différentes thématiques liées à celle-ci. De manière similaire, nous les avons sollicités sur la façon dont ils établiraient le budget de l’Etat . Nous demandons régulièrement à nos lecteurs d’envoyer leurs photos, leurs vidéos pour différents articles sur lesquels nous travaillons et nous incorporons ces éléments dans de superbes animations, des graphiques interactifs et des articles.

Storyful, un outil puissant pour créer des sources d’info sur les réseaux sociaux

Andrew DeVigal est celui qui anime nos efforts dans ce domaine depuis des années. C’est un orfèvre en la matière. Comme nous tous, j’ai beaucoup appris de lui. Avec les médias sociaux, nous avons été capables de repérer les contenus créés par les gens dans le monde entier et d’intégrer leurs images et vidéos dans nos articles. J’espère que vous verrez de plus en plus cette approche dans d’autres entreprises média. Je pense que cela sera le cas grâce à des organisations comme Storyful.com qui aide les entreprises médias à développer des fils d’information issus des réseaux sociaux ou encore Storify.com qui aide les journalistes pour agréger des contenus.

Quoi qu’il en soit, le Times est en permanence impliqué pour créer les plus originaux et sensationnels graphiques interactifs, vidéos et animations multimédia grâce au talent remarquable de nos photographes, producteurs, vidéographes et rédacteurs. A ce propos, avez-vous vu Snowfall ? C’est une toute nouvelle façon de raconter une histoire. Cette fois pas avec de l’UGC mais avec des vidéos et une animation multimédia créés en interne.

Comment procédez-vous pour insuffler un changement d’état d’esprit et une adhésion parmi les journalistes du New York Times qui pourraient être réticents ou méfiants ?

La rédaction du NYT s’est vite converti aux médias sociaux

Jennifer Preston : En tant que rédactrice en chef de cette première newsroom médias sociaux nommé en 2009, je n’ai pas rencontré beaucoup de résistance de la part de mes confrères journalistes. C’est en partie dû au fait que j’avais fortement insisté sur la valeur de ces outils pour notre pratique journalistique. Je n’ai pas dit aux reporters qu’ils allaient tous devoir ouvrir un compte Twitter et commencer à tweeter. Au contraire, j’ai montré comment les médias sociaux pouvaient leur procurer des outils puissants pour faire leur travail de façon plus efficace. J’ai montré également que ces outils peuvent être utilisés pour du reportage, pour créer un fil d’infos personnel, notamment avec l’utilisation de Twitter, pour les aider à trouver des sources, identifier des tendances et rester au contact de l’information essentielle sans perdre de temps.

Pour les chefs de rubrique, j’ai mis en avant la valeur de ces outils pour de la publication en temps réel et de l’animation. Par exemple, en cas de grosse actualité, nous pouvons partager avec nos lecteurs des messages sélectionnés depuis Twitter tandis que nos reporters et photographes se rendent sur les lieux. Cela s’est avéré être très utile lors du tremblement de terre en Haïti ou encore durant la fusillade de Fort Hood.

L’épisode de l’avion sur l’Hudson River a révélé l’importance de Twitter dans la chaîne de l’information

Mais la première leçon concrète pour chacun dans la newsroom à propos de l’importance de Twitter lors d’une actualité chaude a été sans conteste lorsqu’un avion de ligne a atterri sur l’Hudson River à deux pas de notre bureau. Comment l’avons-nous su ? Par Patrick LaForge qui est chef de service au « Metro Desk » et fan de la première heure de Twitter. Il avait vu une photo publiée sur Twitter d’un avion flottant avec des passagers se tenant sur les ailes !

En 2013, je pense que la grande opportunité pour les journalistes sera la curation de vidéos d’actualité sur les plateformes sociales. Ensuite, à eux de s’assurer également que quoiqu’ils présentent dans leurs reportages en ligne et leurs blogs, ils fournissent la meilleur expérience possible pour les lecteurs mobiles et la possibilité de partager. En ce qui me concerne, je ne vois pas beaucoup de journalistes ayant des objections à utiliser les médias sociaux pour leurs reportages. Mieux, nous avons maintenant des centaines de journalistes qui twittent.

Cette année, nous avons de surcroît d’excellentes nouvelles au Times en matière de ressources pour les médias sociaux. Nos activités dans ce domaine sont menées par une journaliste géniale, Sasha Koren qui est responsable adjointe pour les « Interactive Graphics ». Sasha a recruté une équipe dédiée d’environ une demi-douzaine de personnes super douées pour aider encore plus les journalistes à utiliser ces outils dans leurs reportages et leurs animations. J’attends vraiment de grandes choses pour cette année !

Quels sont les obstacles et les pièges à éviter lorsqu’il s’agit d’agréger et de s’appuyer sur les contributions et les commentaires des utilisateurs ?

Une info trouvée sur le Web 2.0 est un indice à vérifier, pas un fait

Jennifer Preston : Ma collègue, Sasha Koren est en charge de nos activités avec les communautés. A cet effet, elle a entrepris beaucoup d’initiatives pour améliorer les outils pour les modérateurs et les personnes qui commentent. A la différence d’autres entreprises média, nous modérons les commentaires. Nous avons un nouvel outil – surnommé « The Brain » (le cerveau) – qui nous aide à effectuer un premier tri dans les commentaires. Toutefois, nous avons aussi une équipe de modérateurs qui lisent les commentaires avant qu’ils ne soient publiés. Ainsi, nous pouvons nous assurer d’un haut niveau de conversation sur notre site. Cependant, nous ne modérons pas a priori les commentaires sur nos plateformes sociales. Un des enjeux était plutôt d’identifier les « commentateurs de confiance ». Ce sont des gens dont nous avons confiance dans leurs commentaires car ils ne cherchent pas le bruit pour le bruit.

En ce qui concerne l’UGC issu des plateformes sociales pour nos articles, nous prenons en compte beaucoup de considérations qui vont de la propriété intellectuelle au respect de l’éthique. Nous appliquons les mêmes standards pour l’UGC que ceux mis en œuvre pour nos propres contenus. Cela implique un rigoureux processus de vérification identique à celui en vigueur pour nos reportages. Nous ne publions rien que ne soit pas vérifié au préalable. Nous considérons les informations trouvées sur les plateformes sociales comme des indices, pas des faits. Cela vaut également pour les vidéos sur YouTube. Qui a créé ce contenu, quel est son motif sont par exemple des questions que nous nous posons systématiquement. Beaucoup de politiciens et de groupes de pression créent et partagent désormais du contenu sur les réseaux sociaux. Cela peut être utile pour un reportage mais les journalistes ont besoin d’être sur leurs gardes afin de ne pas publier simplement le communiqué de presse de quelqu’un sans avoir une pensée critique préalable sur les informations mises à disposition.

Nous sommes également sensibles et attentifs au sujet des droits d’auteur. Nous sommes par exemple très précautionneux dans l’usage de photos ou d’images issues de plateformes sociales. Nous vérifions toujours les conditions d’utilisation. Cela veut dire que nous pouvons incorporer une photo issue de Twitter utilisant une application Twitter. A contrario, nous ne publierons pas automatiquement une photo créée sur Instagram sans vérifier les droits au préalable. Idem pour Flickr.

Je tiens à remercier Jennifer Preston pour la disponibilité qu’elle m’a accordée et également Minter Dial sans lequel cet interview n’aurait pas pu voir le jour. Pour celles et ceux qui veulent lire la version anglaise de cette interview, visitez le passionnant blog de Minter et cliquer sur ce lien !