Entreprises : Le « Say on Climate » est-il le prochain terrain de communication de crise ?

Bien qu’il ne soit encore que l’apanage d’un nombre restreint d’entreprises dans le monde, le concept de « Say on Climate » poursuit son cheminement lors des assemblées générales d’actionnaires des sociétés cotées en Bourse. Concrètement, il s’agit d’une résolution qui invite une société à établir précisément sa stratégie climatique dans le cadre la transition écologique. Résolution qui est ensuite soumise au vote consultatif des actionnaires. Si l’initiative rencontre déjà un écho certain parmi les investisseurs et certains porteurs de titres, elle suscite dans le même temps des crispations au sein de la gouvernance des entreprises. Petit état des lieux d’un sujet qui pourrait vite s’inviter à l’agenda des crises réputationnelles.

Comment amener les entreprises à s’impliquer plus précisément dans les enjeux urgents que pose le dérèglement climatique actuel et prendre davantage d’initiatives sur le terrain pour atténuer significativement ses impacts ? Cette question a longtemps habité un gestionnaire de fonds spéculatifs et milliardaire britannique du nom de Chis Hohn. Anobli par feu la reine Elizabeth II en 2014 pour ses activités philanthropiques, il a dorénavant fait du bouleversement climatique son antienne auprès des entreprises depuis 2020.

Sa fondation, CIFF (Children’s Investment Fund Foundation) qui aide les enfants pauvres dans les pays en voie de développement, figure même parmi les plus gros donateurs d’Extinction Rebellion, un mouvement activiste mondial bien connue pour ses opérations coup de poing de militants qui se collent les mains sur le macadam des routes ou jettent de la soupe sur des œuvres d’art dans les musées. En 2019, il assume pleinement (1) : « J’ai fait ce geste car l’humanité est en train de détruire le monde de manière agressive à cause du changement climatique et il est urgent que nous prenions conscience de cela ».

Le Say on Climate fait ses premiers pas

Fin 2020, le milliardaire activiste élargit son champ d’action. Après avoir tâté le terrain au préalable et en vain auprès de grandes entreprises nord-américaines, Chris Hohn profite de l’assemblée du gestionnaire espagnol d’aéroports, Aena, pour déposer une résolution lors de l’assemblé générale des actionnaires de la société. L’enjeu ? Faire voter majoritairement un plan d’action pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de celui qui gère les aéroports de Madrid et Palma de Majorque. Cette première s’avère être un succès : 98% des votants se prononcent en faveur du « Say on Climate » proposé. Avec même au passage, l’imprimatur du célèbre fonds américain de gestion d’actifs et de services financiers, Black Rock.

Bien que le cadre réglementaire du « Say on Climate » possède encore des contours législatifs et juridiques flous, ce dernier suscite de l’intérêt par les investisseurs qui cherchent à infléchir notamment l’implication financière d’entreprises dans les énergies fossiles comme le charbon, le pétrole et le gaz. A l’heure actuelle, ce sont d’ailleurs des sociétés du secteur énergétique (ainsi que les banques et les assureurs les finançant) qui sont prioritairement ciblées par des initiatives de ce genre. Néanmoins, si une résolution dite Say on Climate émane souvent d’investisseurs et d’actionnaires alliés pour la circonstance, des entreprises peuvent également l’enclencher de manière spontanée et pro-active. Ce fut le cas ces derniers temps de Moody’s, Unilever et le français Atos.

Des débuts en demi-teinte

En 2021, deux résolutions vont éclore lors des assemblées générales de TotalEnergies et Vinci. Chez le pétrolier, le but poursuivi du Say on Climate vise à aligner la stratégie environnementale du géant tricolore avec les objectifs de l’Accord de Paris en fixant des exigences de réduction d’émissions de gaz à effet de serre. Le projet fait chou blanc. Le 29 mai, la proposition est vertement rejetée lors de l’assemblée générale avec 83,20 % des voix contre et 16,80 % des voix (2). Chez Vinci, ce sont deux résolutions qui sont soumises lors du scrutin des actionnaires autour de la stratégie de développement durable de la société. Cette fois, pas de vote et surtout un premier hic de taille qui deviendra assez récurrent : le conseil d’administration de Vinci estime que ces deux textes portent atteinte à ses pouvoirs. A noter que Chris Hohn était derrière ces deux propositions réfutées par le leader mondial des concessions, de l’énergie et de la construction.

En dépit de ces refus, le nombre de résolutions estampillées « Say on Climate » va passer de 3 en France en 2021 à 12 pour l’année suivante. Chez les pionniers de l’exercice, les résultats sont même positifs. Vinci fait approuver sa résolution consultative relative à son plan de transition environnemental à plus de 98%. TotalEnergies se situe dans les mêmes scores avec une résolution relative à la stratégie du groupe en matière de transition énergétique, entérinée à plus de 91%. Enfin, Atos complète le tableau des scrutins favorables avec 97% de voix soutenant sa stratégie de décarbonation « Zéro émission Nette » (3). Par ailleurs, le Forum pour l’Investissement Responsable (FIR) relève dans une étude publiée en 2022, que le taux d’approbation moyen de dix entreprises pour cette initiative était de 93 % (4).

Plébiscite en vue pour le Say on Climate ?

Au regard de ces résultats favorables écrasants, l’on aurait pu croire que s’ouvrait une autoroute pour le Say on Climate. C’est pourtant quelque peu le contraire qui va se produire en France comme à l’échelle mondiale. De 49 résolutions recensées à travers le monde en 2022, le chiffre tombe à 26 l’année suivante. La France obéit à peu de choses près à cette même asymétrie en reculant de 12 résolutions à 8 en 2023 (5). Est-ce là le signe déjà patent d’un désenchantement ? La réalité est en fait plus complexe. La maturité des divers acteurs (et notamment les plus engagés) est devenue plus affirmée et plus exigeante à l’égard des entreprises. Les résolutions entendent fixer des feuilles de route nettement plus contraignantes avec des indicateurs très précis qui peuvent générer un impact non-négligeable sur la conduite des activités des entreprises (et sur les résultats financiers) sous le joug d’un Say on Climate. Certains conseils d’administration objectent de surcroît que le Say on Climate est une façon de rogner leur pouvoir.

Professeur de droit privé à l’Université de Paris-Saclay, Véronique Magnier met en exergue cette pomme de discorde (6) : « un Say on Climate généralisé et contraignant serait sans doute vécu par les conseils d’administration comme une forme de perte d’influence, eux que la mise en place du Say on Pay avait déjà ébranlés dans leur pouvoir propre. Mais une reprise en main des actionnaires sur la stratégie « Climat » n’est pas à exclure, d’autant que les réformes de l’Union européenne pourraient donner raison […] en considérant que l’AG reste un organe souverain ». D’où d’ailleurs une tendance aux entreprises qui déposent elles-mêmes une résolution dans le cadre du dialogue régulier avec les actionnaires sur les questions climatiques. Avec un double avantage : les critères sont dessinés par l’entreprise et le vote reste de toute façon consultatif et n’impose donc aucune contrainte particulière.

Chiffres du Forum pour l’Investissement Responsable

Cet amendement Say on Climate mort-né

L’été dernier, un amendement avait pourtant été déposé à l’Assemblée nationale par le député Alexandre Holroyd (Renaissance) dans le cadre du projet de loi relatif à l’industrie verte. Cet amendement visait précisément à généraliser le Say on Climate lors des assemblées générales d’actionnaires des entreprises cotées. Même si le vote demeurait à titre consultatif, la mesure introduite par le député obligeait ces entreprises à faire voter leurs actionnaires tous les 3 ans sur la stratégie climat (ou en cas de modification « importante » de la politique climat interne). À la surprise générale et contre l’avis de l’exécutif, il avait été adopté par l’hémicycle en première lecture.

C’était sans compter le combat en coulisses de certains lobbies entrepreneuriaux (mais aussi une coalition politique hétéroclite dont le ministre délégué de l’Industrie lui-même, Roland Lescure) comme l’Afep (Association française des entreprises privées) que pointe du doigt l’ONG Reclaim Finance spécialisée sur la finance et le climat. En dépit du soutien par ailleurs affiché par de nombreux investisseurs et actionnaires qui y voyaient un levier utile pour faire avancer les choses, l’amendement est malgré tout retoqué le 9 octobre 2023. Motif invoqué (entre autres) : un tel projet pourrait nuire à l’attractivité économique de la France. Au passage, la France aurait pu être le premier pays au monde à inscrire le Say on Climate dans son arsenal législatif. Au grand dam du dépositaire, Alexandre Holroyd (7): « En 2023, il paraît aberrant que ce sujet ne donne pas lieu à des échanges entre actionnaires et grandes entreprises. C’est un combat qu’il conviendra de continuer à mener. ».

Ce discret enjeu du greenwashing

Derrière cette reculade, certains observateurs y voient une discrète façon de botter en touche et laisser les entreprises fixer leurs propres règles du jeu et indicateurs en matière de lutte contre le dérèglement climatique. Et pouvoir ainsi continuer d’entretenir des discours et des communications où l’ombre du greenwashing rôde allégrement. C’est en tout cas cette lecture qu’a Antoine Laurent, responsable du plaidoyer pour Reclaim Finance : « Cette mesure de lutte contre le greenwashing est un minimum utile pour soutenir les investisseurs désireux d’investir de manière plus responsable, qui ne coûte rien et qui est très consensuelle. Son retrait du texte illustre bien le manque de volonté politique du gouvernement de faire avancer la finance durable ».

En termes de transparence de l’information environnementale destinée aux actionnaires (et au-delà), le Say on Climate constitue pourtant un outil qui peut aider à faire progresser les entreprises dans leurs actions contributives pour lutter contre le bouleversement climatique. Avec à la clé, des répercussions bénéfiques sur leur image. Pourquoi dès lors vouloir esquiver à tout prix et parfois de manière jusqu’au-boutiste comme le pétrolier américain ExxonMobil qui poursuit carrément deux de ses actionnaires (l’organisation Follow This et le fonds Arjuna capital) en justice contre une résolution climatique lui demandant d’accélérer la réduction de ses émissions de gaz à effet de serre. Le 21 janvier dernier, il a engagé une action en justice au Texas pour empêcher qu’un Say on Climate soit soumis au vote des actionnaires à son assemblée générale de mai 2024.

Un combat d’arrière-garde, ferment de crise réputationnelle

Déployer une telle artillerie lourde (même si on a bien compris qu’il s’agit de préserver à tout prix les marges et les dividendes) risque fort d’être contre-productif pour la réputation de l’entreprise qui n’est au demeurant pas très brillante sur le plan environnementale. Ce pur cynisme pour maintenir sous oxygène un greenwashing qui ne dit pas son nom, est une dangereuse fuite en avant réputationnelle. Premier du genre, le procès intenté sera particulièrement scruté par les experts, les actionnaires activistes et les médias. Si autrefois les assemblées générales passaient pour de discrets raouts, c’est de moins en moins le cas pour les entreprises dans l’œil du cyclone du dérèglement climatique.

Désormais, ces AG sont des ferments nettement plus actifs de crise de gouvernance mais aussi de crise médiatique avec tous les retentissements que l’on peut imaginer. En 2023, les AG de BNP Paribas, Shell ou encore TotalEnergies ont ainsi été particulièrement mouvementées. Pour ce dernier, l’événement s’est même accompagné d’échauffourées dans la rue à proximité du lieu de l’événement entre militants activistes, forces de l’ordre et certains petits actionnaires assez réfractaires sur la thématique du climat. Tout cela sous l’œil des caméras des chaînes d’information continue et des smartphones relayant les vidéos sur les réseaux sociaux. Plutôt que vouloir tuer dans l’œuf le Say on Climate (ou tout autre dispositif contribuant à une plus grande transparence et exigence), il conviendrait d’adopter un esprit d’ouverture et s’épargner des crises communicationnelles déjà en gestation avec de telles obstructions.

Sources