Fausse mort de Martin Bouygues : Les médias sont-ils pour toujours condamnés à l’emballement ?

Le 28 février, les rubriques nécrologiques de la presse française ont crépité à fond. Sur la foi d’une dépêche officielle de l’Agence France Presse (AFP), les médias ont annoncé la mort de Martin Bouygues, PDG du groupe éponyme, avant qu’une heure plus tard, l’information ne soit fermement démentie. L’énormité de ce ratage journalistique a suscité quantité de moqueries sur les réseaux sociaux. Elle soulève aussi la question de l’emballement médiatique. Est-ce une fatalité intrinsèque du journalisme ?

Il est 14 h 27 lorsque le fil de l’AFP diffuse une alerte urgente à ses abonnés : « Martin Bouygues est décédé ce samedi dans sa maison de l’Orne ». Ces quelques mots vont suffire à mettre en émoi la planète médiatique française d’autant plus facilement que ces derniers temps, les capitaines d’industrie ont connu des heures sombres avec le décès accidentel de Christophe de Margerie, PDG de Total et celui de Luc Oursel, PDG d’Areva.

L’implacable film de l’événement

Bouygues - TF1 mort MBVingt minutes plus tard, l’AFP étoffe son information en dévoilant la source (1) : « L’industriel Martin Bouygues est décédé samedi matin, à l’âge de 62 ans, dans sa résidence de La Roche-Mabile, près d’Alençon (Orne), a-t-on appris auprès du maire de la commune voisine de Saint-Denis-sur-Sarthon. Je ne peux que vous confirmer sa mort, a déclaré à l’AFP le maire Michel Julien, qui s’est refusé à préciser les circonstances du décès de l’industriel ». Il faudra pourtant moins que ce laps de temps relativement court pour que l’annonce circule à vitesse éclair sur tous les canaux des médias français. Alertes SMS, tweets, flashs spéciaux se succèdent dans un étourdissant carrousel citant obstinément l’AFP comme pour attester de la fiabilité de l’information qui s’avère pourtant une heure plus tard, être un tuyau crevé.

Alors que les condoléances et les témoignages d’affection affluent sur les médias sociaux, plusieurs voix divergentes, notamment au sein de TF1 qui appartient au groupe Bouygues, mettent en doute la véracité des faits évoqués par l’AFP et les médias. Consciente de l’impact énorme de cette boulette hors pair, l’AFP publie à son tour un rectificatif piteux à 15h47. Son président Emmanuel Hoog tweete même sans concession : « Nous présentons à Martin Bouygues et à sa famille nos plus sincères excuses pour cette faute inacceptable #AFP ». Quant à la directrice de l’information de l’AFP, Michèle Leridon, celle-ci est atterrée par la bourde rédactionnelle (2) : « C’est une débâcle, une erreur énorme (…) l’information erronée nous cause un dommage considérable en termes de crédibilité et d’image ». Le fait est que le journaliste correspondant s’est basé sur un quiproquo patronymique pour rédiger son information sans pour autant appliquer les nécessaires règles de recoupement et de validation qui prévalent en principe lors de l’annonce de la mort d’une personnalité publique.

Ce n’est malheureusement pas la première fois que les médias se prennent les pieds dans le tapis en expédiant aux cieux des personnes connues pourtant toujours vivantes. La chronique des bévues mortuaires est riche d’anecdotes en ce genre. Ainsi, le décès du peintre Salvador Dali avait été annoncé avec un titre flamboyant : « L’allumé s’éteint » … deux ans avant sa véritable disparition. Dans les années 80, le Quotidien de Paris avait fait subir un sort similaire à l’avionneur et patron de presse Marcel Dassault. Le Monde avait de son côté enterré plus vite qu’attendu la comédienne italienne Monica Vitti.

Une mécanique irrépressible : le cas Pascal Sevran

Bouygues - SevranEn 2008, on se souvient que les médias français s’étaient pareillement rués pour annoncer la mort de l’animateur de télévision Pascal Sevran. Ce dernier était en effet notoirement très malade et l’issue fatale était redoutée (il décédera d’ailleurs deux semaines après la fausse annonce). Pourtant, ce 21 avril, le journal de 19 heures d’Europe 1 est affirmatif (3) : « On l’apprend à l’instant, Pascal Sevran est mort. Il avait 62 ans ». Un journaliste de la station déroule aussitôt la nécrologie du défunt animateur. La façon dont l’information va faire tâche d’huile est caractéristique du phénomène d’emballement médiatique autour d’un fait supposé.

A 19 h 10, Laurent Ruquier reprend l’information dans son émission quotidienne sur France 2. Les chroniqueurs Christine Bravo et Karl Zéro s’empressent de faire l’éloge funèbre du disparu. Interrogé sur cette décision, Laurent Ruquier s’explique (4) : « J’étais en direct. On m’a annoncé que c’était sur Europe 1. A partir du moment où une radio nationale donne cette info, j’ai confiance. J’ai pourtant attendu dix minutes avant de la répercuter. J’ai hésité, j’étais perturbé. Mais pour moi, si on m’apporte une dépêche, c’est qu’elle a été validée ». Et le jeu de dominos se poursuit. Les sites Internet de Pure People, Wikipédia et Yahoo Actualités mettent à jour leurs pages tandis que l’animateur Jean-Marc Morandini annonce à son tour la mort de Pascal Sevran sur l’antenne de Direct 8 (5) : « On a eu l’info à 19 heures mais j’ai décidé d’en parler quand France 2 l’a annoncé via Ruquier. Si la propre chaîne de Sevran en parlait, ça devenait une information ». A 19 h 32, Europe 1 se fend pourtant d’un communiqué d’excuses qui dément le scoop annoncé une demi-heure plus tôt. Benoît Duquesne, à l’époque directeur de la rédaction de la radio, est mal à l’aise (6) : « Il n’y a pas pire cauchemar journalistique que d’annoncer la mort de quelqu’un alors que ce n’est pas vrai. Cette information, puisqu’elle n’était pas juste, n’a pas été suffisamment vérifiée, c’est clair. Les sites sont de plus en plus nombreux, la pression de plus en plus forte, les rumeurs qui circulent de plus en plus nombreuses. Et face à cela, c’est quelquefois difficile de résister, ou en tout cas de vérifier ».

Là réside en effet tout le piège si caractéristique de la systémique de l’emballement médiatique : la crédibilité accordée à une source unique conjuguée à la tyrannie impérative du scoop et l’engrenage implacable fait le reste, chacun se retranchant ensuite derrière l’autre si au final, une erreur est avérée. A la décharge de la rédaction d’Europe 1, cette dernière a mal vécu ce couac éditorial. En son sein, certains voulaient attendre de recouper l’information avant de la diffuser. Sauf que quand l’information émane d’une source personnelle du patron même d’Europe 1, Jean-Pierre Elkabbach en l’occurrence, le présentateur s’exécute comme le raconte un journaliste (7) : « Elkabbach a tapé du poing sur la table pour qu’elle passe au plus vite à l’antenne en s’écriant : « Donnez-le ! Donnez-le ! C’est confirmé ». Le plus incroyable est que le lendemain, Jean-Pierre Elkabbach se justifie en déclarant devant sa rédaction médusée (8) : « J’assume personnellement une erreur collective ».

Bien peu de sanctions à la clé

Bouygues - mort MondeEn guise d’épilogue, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel adressera le 7 mai, une simple mise en demeure (9) « de respecter l’obligation qui s’impose à tous les services de radio et de télévision, d’assurer l’honnêteté de l’information conformément aux stipulations de la convention conclue avec le Conseil le 11 juillet 2005 ». Comme pour les récents débordements éditoriaux que les chaînes de télévision ont commis lors de la couverture des attentats de Paris en janvier 2015, c’est juste une petite tapette formelle sur les doigts qui vient à chaque fois ponctuer les erreurs. Pas étonnant que dans les rédactions, nombreux ne se sentent guère concernés par le couperet éventuel d’une sanction forte en cas de dérapage.

Au-delà de l’inertie consubstantielle du CSA, il existe pourtant des dispositions applicables dans la loi française. Celle-ci prévoit notamment le délit de fausse nouvelle dans la loi sur la presse de 1881 et l’ordonnance du 6 mai 1944. Cependant, le délit n’est considéré comme réellement constitué que lorsqu’il entraîne des troubles caractérisés à l’ordre public et que des preuves montrent que les journalistes ont délibérément agi dans l’intention de nuire. Deux facteurs qu’on retrouve en effet rarement dans le cas des vraies-fausses annonces de mort de personnalités publiques !

Un remède contre l’emballement médiatique ?

Bouygues - TV vivantContrairement à une idée reçue, l’emballement médiatique n’est pas un symptôme récent. Certes, il s’est considérablement aggravé depuis que les chaînes d’information continue et la centrifugeuse digitale du Web social ont accéléré le tempo de la circulation de l’information. Toutefois, il a toujours constitué un épineux problème qu’Emile Zola dénonçait déjà férocement en 1889 en écrivant contre les « journaux débordants d’aujourd’hui, lâchés en pleine liberté, roulant le flot déchaîné de l’information à outrance (…) Mon inquiétude unique, devant le journalisme actuel, c’est l’état de surexcitation nerveuse dans lequel il tient la nation (…) Aujourd’hui, remarquez quelle importance démesurée prend le moindre fait. Des centaines de journaux le publient à la fois, le commentent, l’amplifient. Et, pendant une semaine souvent, il n’est pas question d’autre chose : ce sont chaque matin de nouveaux détails, les colonnes s’emplissent, chaque feuille tâche de pousser au tirage en satisfaisant davantage la curiosité de ses lecteurs. De-là, des secousses continuelles dans le public qui se propagent d’un bout du pays à l’autre. Quand une affaire est finie, une nouvelle commence, car les journaux ne peuvent vivre, sans cette existence de casse-cou. Si des sujets d’émotion manquent, ils en inventent » (10).

Plus d’un siècle et deux décennies se sont écoulés depuis ces lignes et les mots du journaliste de L’Aurore résonnent encore d’une acuité sidérante. La machine médiatique tourne toujours à plein régime et même encore plus vite grâce aux avancées des technologies de l’information. Le fameux « village global » que prédisait Marshall Mac Luhan, est une réalité quotidienne avec l’avènement successif de la radio, de la télévision et d’Internet. Lointains ou proches géographiquement, les événements peuvent maintenant être vécus en direct et amplifiés en une fraction de secondes. Ceci d’autant plus que les médias se livrent une concurrence acharnée pour être le premier à donner une information. En état de qui-vive permanent, les médias érigent souvent (trop souvent) la rapidité à transmettre une information avant la concurrence comme un critère de performance et quelque part sans l’avouer ouvertement, de qualité journalistique. Qu’importe les approximations ou les erreurs, il faut impérativement virer en tête de la course à l’information. Si en plus, le tuyau provient d’une source estampillée comme l’AFP, on en vient même à oublier carrément les règles pourtant les plus élémentaires du journalisme : recouper et vérifier. Dans le cas de l’affaire Bouygues, il aurait pourtant été simple de passer un coup de fil préalable à la famille du supposé défunt, à ses très proches collaborateurs plutôt que s’en tenir à l’unique et improbable déclaration d’un maire de campagne. Sauf que pour quelques secondes d’ivresse du scoop, on enterre avant même l’extrême-onction ! Et ça ne risque guère de changer à l’avenir …

Sources

– (1) – Jérôme Béglé – « Fausse mort de Martin Bouygues : les leçons d’un fiasco » – Le Point.fr – 28 février 2015
– (2) – Alexis Delcambre – « L’AFP et la mort démentie de Martin Bouygues » – Le Monde – 28 février 2015
– (3) – Jérôme Dorville – Journal de 19 heures d’Europe 1 – 21 février 2008
– (4) – – Yves Jaeglé – « Je suis catastrophé » – Le Parisien – 22 avril 2008
– (5) – Ibid.
– (6) – Joël Bronner – « Autopsie de la mort imaginaire de Pascal Sevran » – Libération – 22 avril 2008
– (7) – Christophe Nobili – « Osons, osons enterrer Pascal Sevran ! » – Le Canard Enchaîné – 23 avril 2008
– (8) – Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts – « Comment Elkabbach a tué Pascal Sevran » – Libération – 22 avril 2008
– (9) – La Correspondance de la Presse – 7 mai 2008
– (10) – Préface d’Emile Zola – La Morasse, étude sur le journalisme – Marpon et Flammarion – 1889

 



3 commentaires sur “Fausse mort de Martin Bouygues : Les médias sont-ils pour toujours condamnés à l’emballement ?

  1. Passy51  - 

    Au delà de l’énorme faute professionnelle macabre, on n’ose imaginer l’impact si cela avait eu lieu en semaine aux heures d’ouverture de la Bourse (la société présidée par MB est cotée doit-on le rappeler …).

  2. Bruno Voisin  - 

    Il y a eu l’affaire Grégory où les journalistes se sont emballés à partir de quelques informations savamment distillées par une source proche de l’enquête. Il y a eu Timisoara… Les médias, si prompts à dénoncer les errements des politiques et des groupes financiers sont-ils à ce point aveugles quant à leurs propres dérives ? Il est vrai que lorsque de grands journalistes expérimentés (cf. JP. Elkabbach) s’emballent, il n’y a pas de limite à l’emballement de jeunes journalistes… Le plus inquiétant n’est pas qu’ils commettent des erreurs, mais qu’ils avouent (cf.ce qu’écrit Jérôme Béglé sur Le Point.fr) que, malgré tout, il y a fort à parier qu’ils recommenceront ! Mais mettre en oeuvre des procédures de contrôle interne plus rigoureuses, c’est aussi changer de culture. Les journalistes, rédacteurs en chef, directeurs de rédaction y sont-ils prêts ?

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