Gestion de crise : Cachez-moi cette alerte que je ne saurais voir !

Contrairement à une idée largement répandue (et qui aide souvent à dédouaner des responsables), la crise qui éclate sans crier gare n’existe pas. Seul l’accident est par nature imprévisible. Lui seul est un événement ponctuel qui surgit par inadvertance avec un impact plus ou moins prononcé sur son environnement. De la manière de décrypter les alertes et d’en tirer des enseignements, résulte ou pas la résurgence des crises. Petite réflexion toujours d’actualité et illustrée avec le naufrage du car-ferry, le Herald Free of Enterprise.

Prenons l’exemple d’un conducteur de bus en bonne santé qui circule à allure normale sur l’autoroute. Soudain, il est victime d’une rupture d’anévrisme. Il perd aussitôt le contrôle de son volant. Son autocar dévie brutalement de sa trajectoire, percute et défonce la glissière centrale de sécurité pour finalement s’encastrer dans une voiture qui roulait au même moment en sens inverse. La violence du choc provoque la mort de passagers et en blesse grièvement d’autres. Telle est la notion même de l’accident : un événement qui survient sans indice préalable, ni signe avant-coureur qui laissait supposer que quelque chose d’anormal et d’impactant pouvait potentiellement se tramer.

En revanche, reprenons le même conducteur qui provoque une collision aux conséquences identiques mais cette fois en étant alcoolisé. L’événement en lui-même sera également qualifié d’accident et la faute en incombera au chauffeur. Pourtant, l’analyse détaillée des éléments qui ont concouru au dénouement dramatique de cet événement montre que les ingrédients d’une crise potentielle étaient déjà en place. L’homme avait déjà été condamné pour des infractions de conduite en état d’ébriété. Il avait ensuite récupéré son permis après avoir purgé sa suspension administrative mais n’avait pas mis pour autant un terme à sa consommation d’alcool et ne s’astreignait à aucun suivi médical spécifique.

Et si on décodait au-delà de l’événement lui-même ?

Il existe deux modes de lecture lorsqu’une crise survient

D’un pareil événement, il existe deux modes de lecture possibles. Le premier mode est une lecture purement séquentielle et focalisée sur l’événement même. Cette lecture se contente de décrypter les mécanismes qui ont abouti à la collision, puis de déterminer les responsabilités, chiffrer les dommages causés, de procéder aux réparations nécessaires auprès des diverses victimes et d’enregistrer statistiquement ce carambolage mortel dans les bilans de la sécurité routière. En matière de gestion de crise, c’est le mode de lecture le plus couramment usité aujourd’hui. Le plus commode aussi parfois pour s’éviter d’une part des diagnostics plus profonds et répondre d’autre part aux exigences d’explications et de sanctions que corps politique, opinion publique et pression médiatique ne manquent pas de générer.

Le second mode est une lecture cindynique. Celle-ci s’efforce d’aller au-delà des premiers constats et de démonter l’intégralité du processus qui a amené cet homme à adopter cette conduite meurtrière. Tout est alors examiné en profondeur et sans restriction : facteurs humains et sociaux qui ont favorisé l’addiction, pressions économiques du secteur du transport, entretien mécanique des bus, failles réglementaires, concurrence exacerbée, historique des précédents accidents de ce type, etc.

A la lumière de ce mapping des risques initiaux, une telle lecture permet de tirer des enseignements concrets et de mettre en place des stratégies pour éviter que pareil drame ne se reproduise. Cela peut consister par exemple en des contrôles policiers accrus sur le respect du temps de conduite des chauffeurs, la possibilité de sanctions aggravées comme la suspension définitive du permis de conduire, l’immobilisation immédiate ou la confiscation du véhicule, voire des dépistages individuels en cas d’embauche de personnes ayant déjà fait l’objet de sanctions pénales pour ce motif ou encore l’annulation des licences professionnelles de la société propriétaire des autocars et la mise en place de contrôles techniques obligatoires à intervalles fréquents. Dans ce mode de lecture, l’événement n’est plus réduit à la simple expression des faits tels qu’ils se sont déroulés sur la route mais à la prise en compte du contexte en amont et des indices de probabilité qui peuvent encore ou ont déjà présidé à sa survenue.

Amalgame entre crise et élément déclencheur

Les acteurs se concentrent essentiellement sur l’élément déclencheur comme étant l’unique manifestation de la crise (photo Daidix – FlickR)

Pourtant aujourd’hui dès qu’une crise survient, c’est le premier mode de lecture qui s’impose fréquemment dans les esprits. Toute l’attention des acteurs se concentre essentiellement sur l’élément déclencheur comme si celui-ci était l’unique manifestation de la crise qui vient de se produire. Ensuite, vient l’autopsie des mécanismes de cet élément déclencheur puis la recherche des dysfonctionnements ainsi que des coupables, c’est-à-dire ceux qui sont à l’origine de la survenue de cet élément déclencheur.

Le tout est souvent mené dans l’urgence et la tension. En cause, on trouve plusieurs paramètres : des publics et des victimes concernés qui exigent des explications et des réparations, des décisionnaires qui cherchent à montrer qu’ils agissent ou bien qu’ils ne sont pas responsables dans le cas où ils sont en première ligne et enfin des médias qui focalisent l’attention de tous.

Dans cette optique où le champ de vision est forcément réduit, crise et élément déclencheur sont fréquemment amalgamés pour former un tout indissociable où fatalité statistique, faute du « lampiste de service » ou recherche éhontée de profit finissent la plupart du temps par être érigées en conclusion explicative de l’événement. Pour diverses raisons, la question va rarement au-delà de ce champ de vision surtout si la propagation de la crise connaît un coup d’arrêt temporaire significatif ou mieux, semble résorbée durablement. Du moins en surface !

Cette confusion réductrice entre crise et élément déclencheur occulte ce qui fait l’essence même d’une crise, à savoir ce qui se prépare en coulisses et non pas le résultat final visible. La crise n’est en effet que l’émergence soudaine d’une géologie ancienne où les sédiments de risques tapis, ignorés ou sous-estimés se sont accumulés, superposés et enchevêtrés au fil du temps dans les interstices d’une boîte noire.

Tandis que ce limon fertile en crise future se prépare, mythes sociétaux, sciences péremptoires et décisionnaires arrogants préfèrent souvent évacuer les questions dérangeantes et les enjeux réels. Autrement dit, l’illusion de sécurité peut perdurer longtemps et repousser les échéances autant que nécessaire … jusqu’à l’élément déclencheur imprévu qui lui, installera définitivement l’état de crise en révélant tout ce qui avait été jusqu’à présent maintenu sous le couvercle !

Apprendre des alertes pour poser les vraies questions

L’apprentissage de l’alerte est délicat car il implique l’acceptation de ne pas tout forcément savoir (Photo Zigazou76 – FlickR)

Pourtant, il n’existe pas de fatalité. Les sociétés et les entreprises ne sont pas forcément condamnées à cet enchaînement de cercles diaboliques et concentriques où le ressac des crises ne cesse de creuser des fractures béantes, alimenter des logiques d’affrontement toujours plus irréconciliables, déstabiliser la cohésion sociale et engendrer de nouvelles crises qui viennent s’emboîter dans les précédentes comme des poupées gigognes.

En revanche, s’affranchir de cette inéluctabilité suppose de pouvoir s’extraire des comportements qui prévalent encore ponctuellement dans bon nombre de crises. En d’autres termes, il s’agit d’apprendre des premières alertes qui sont identifiées, de les relier à un contexte plus vaste pour déclencher si nécessaire seulement les alarmes qui permettront alors d’éviter d’aggraver la situation, d’enrayer une crise potentielle ou tout au moins atténuer son impact. L’enjeu est clairement de trouver et de poser les essentielles vraies questions et non pas d’apporter tout de suite des fausses bonnes réponses.

L’exercice d’apprentissage de l’alerte est délicat pour celui qui accepte de le mener car il implique l’acceptation de ne pas tout forcément savoir, ni de tout maîtriser mais aussi la possibilité de se voir remis en cause et de devoir gérer le changement en conséquence.

Repérée volontairement ou découverte par hasard, l’alerte suscite en effet des réactions ambivalentes et aux effets radicalement opposés selon que l’alerte sera considérée au sens cindynique du terme (c’est-à-dire l’opportunité de poser des questions essentielles et d’entreprendre des correctifs sur le moyen-long terme) ou bien amalgamée à une manifestation séquentielle (c’est-à-dire trouver des réponses immédiates pour en faire cesser les effets à court terme).

L’exemple emblématique du car-ferry Herald of Free Enterprise

Même si la catastrophe du car-ferry Herald of Free Enterprise date de 1987, son caractère instructif demeure très actuel

Professeur en management et en stratégie au sein de plusieurs grandes écoles françaises et auteur spécialisé sur la gestion du risque, Christophe Roux-Dufort s’est livré il y a plusieurs années à l’analyse critique (1) du déroulement de la catastrophe du car-ferry Herald of Free Enterprise. Même si l’événement est survenu en 1987, son caractère instructif n’en demeure pas moins d’une acuité actuelle flagrante. Pour se remémorer le déroulé de la catastrophe, on peut visionner cette intéressante vidéo réalisée en 3D.

Dans ce travail de décryptage, il décline une lecture du naufrage à travers deux angles d’analyse différents : l’option événementielle (ou symptomatique) et l’option processuelle. La première s’attache uniquement à l’élément déclencheur de la catastrophe et à ses symptômes. La deuxième se penche sur ce que Christophe Roux-Dufort appelle « la dynamique d’incubation, d’évolution et d’amplification prise dans un laps de temps et un espace élargis ».

Le Herald of Free Enterprise a sombré le 6 mars 1987 en sortant de l’embouchure du port de Zeebrugge en Belgique alors qu’il s’apprêtait à rallier le port de Douvres en Grande-Bretagne. Sur les 459 passagers et 80 membres d’équipage, 193 personnes périrent noyées tandis que la majorité des rescapés fut profondément marquée psychologiquement des années durant par la violence du drame qui s’est noué en l’espace de quelques minutes seulement.

Avec deux autres embarcations de type similaire, le navire constituait pourtant à l’époque le fleuron de la flotte de la compagnie maritime Townsend Thoresen, filiale du groupe P&O, entreprise leader des traversées en ferries dans la Manche. Il appartient à une nouvelle génération de car-ferries baptisés « roll-on roll-off ». Cette catégorie de bateau est une immense barque ultraplate sur laquelle deux ponts d’embarquement superposés accueillent les véhicules. Pour pouvoir charger chacun des deux ponts et s’adapter en parallèle à la hauteur de la marée et celle de l’embarcadère, le bateau remplit plus ou moins ses ballasts pour abaisser le pont inférieur une fois qu’il est plein et donner ainsi accès au pont supérieur aux véhicules restants. Autre caractéristique notable du ferry : les voitures et les camions entrent par les portes de la proue du bateau et ressortent par les portes de la poupe lors du débarquement final. Ce qui présente l’avantage de fluidifier et accélérer notablement les opérations de chargement-déchargement et d’effectuer ainsi plus de rotations entre deux destinations.

Le drame se noue

Deux anomalies ont conduit à la catastrophe du Herald Free of Enterprise

Ce jour-là, le navire achève son chargement comme à son habitude, effectue son demi-tour puis met les gaz aussitôt en direction de la sortie du port de Zeebrugge. Malgré un fort courant, l’état de la mer est bon. Mais deux anomalies vont conduire à la catastrophe. Le navire a d’abord appareillé avec ses portes d’embarquement encore grandes ouvertes. Une pratique périlleuse mais communément répandue car elle permet de ventiler plus rapidement les cales qui ont emmagasiné les gaz d’échappement des véhicules embarqués. Les portes demeurent d’autant plus ouvertes qu’au même moment, le marin chargé de leur verrouillage dort dans sa cabine et que par ailleurs, l’officier responsable est absorbé sur le pont par les manœuvres de sortie du bateau.

Comme en plus, il n’existe aucun système d’alerte automatique pour signaler l’ouverture et la fermeture effective des portes, le navire continue de voguer à pleine vitesse vers le large sans que personne ne s’en préoccupe. Ensuite, les ballasts n’ont pas été vidangés contrairement à la procédure requise avant le départ. Conséquence : le niveau de flottaison trop bas du bateau fait vite s’engouffrer en masse des paquets d’eau de mer dans les cales. Inondés, les véhicules stationnés glissent sur le flanc gauche et déséquilibrent le ferry qui chavire et coule dans une eau proche de zéro degré en à peine 90 secondes.

Dans sa démonstration, Christophe Roux-Dufort présente deux angles d’analyse qui peuvent être effectués à l’issue du naufrage. Le premier correspond à la vision que les professionnels du monde maritime se forgeront quelque temps après la catastrophe. Le second s’appuie sur une mise en perspective plus large qu’il a lui-même élaborée en englobant le contexte économique, réglementaire, technologique et social prévalant au moment des faits dans le secteur des transports maritimes dans la Manche.

Lecture n°1 : Que s’est-il passé ?

Dans le mode de lecture 1, la crise est expliquée par le biais de notions comme le savoir technique infaillible

Dans le premier mode de d’interprétation de la crise, l’analyse des compagnies de car-ferries se focalise prioritairement sur le déroulement des événements et sur les interprétations techniques qui en découlent. Le directeur de la flotte Sealink, principal concurrent commercial de P&O et sa filiale Townsend Thoresen, déclare ainsi dans la presse (2) : « Il est absurde de considérer l’accident du Herald of Free Enterprise comme une preuve qu’il faille améliorer le concept des ferries. Ces bateaux ne peuvent pas couler, sauf en cas de collision extrême (…) Il n’est d’ailleurs jamais arrivé qu’un tel bateau, dans la CEE, coule à la suite d’une inondation du pont des voitures ».

A Christophe Roux-Dufort venu également l’interviewer, il demeure affirmatif et sans ambages (3) : « Le Herald, c’est malheureusement un concours de circonstances qui a abouti à la catastrophe et qui en soi, était une succession de petites fautes » avant d’admettre à demi-mot : « bon, la plus grosse étant quand même de ne pas fermer les portes ». Le responsable de la cellule sécurité de Sealink abonde dans le sens du sentiment général : « Le Herald, c’est une erreur humaine ».

Ces quelques déclarations illustrent bien ce qu’est une vision séquentielle (ou événementielle pour reprendre la terminologie de Christophe Roux-Dufort). Elles mettent en évidence que la crise est dans ce cas, uniquement circonscrite à l’élément déclencheur, à savoir la conjonction des portes restées ouvertes pendant la navigation et des ballasts non vidangés, ainsi qu’à une cause unique, en l’occurrence les membres d’équipage qui n’ont pas effectué les procédures habituelles.

Le rapport officiel d’enquête sur le naufrage conclura à la défaillance humaine

Dans cette vision, le questionnement se borne à remonter la chronologie des faits, à démonter l’enchaînement des dysfonctionnements et à identifier ceux qui ont commis les négligences graves ayant conduit à la catastrophe. La crise est purement et simplement expliquée par le biais de notions comme le savoir technique infaillible (« ces bateaux ne peuvent pas couler »), la perception rationnelle et statistique (« il n’est jamais arrivé qu’un tel bateau dans la CEE, coule »), la recherche de bouc émissaire (« c’est une erreur humaine ») et un soupçon de fatalisme (« c’est malheureusement un concours de circonstances »). A aucun moment, le questionnement ne s’efforce de pousser plus loin les investigations autour de la catastrophe et de comprendre les facteurs qui ont permis que pareils dysfonctionnements surviennent sur le Herald of Free Enterprise.

Le rapport officiel d’enquête sur le naufrage conclura d’ailleurs lui-même à la défaillance humaine. L’officier et le matelot chargés de superviser la fermeture des portes seront suspendus de leurs fonctions pendant deux ans. Bien qu’accusée également de négligence, la direction de la compagnie n’écopera en revanche d’aucune sanction de quelque ordre. En d’autres termes, l’analyse séquentielle du naufrage assimile cette catastrophe à un événement qui était par essence imprévisible et quasi improbable, que seule une erreur humaine a pu déclencher.

Lecture n°2 : le scénario était dans la boîte noire

Une intense rivalité économique dans l’industrie des ferries, avec d’un côté P&O et sa filiale Towsend Thoresen, et de l’autre côté, Sealink UK

Dans son travail d’analyse du naufrage du Herald of Free Enterprise, Christophe Roux-Dufour s’est livré à une lecture approfondie en s’efforçant d’élargir le contexte. Ses investigations sont parlantes. Elles soulignent clairement comment les ingrédients de la catastrophe se sont agencés progressivement au fil des ans, en dépit de signes avant-coureurs et d’alertes qui auraient pu interpeler autorités compétentes et industriels du transport maritime.

En toile de fond, se trouve d’abord l’intense rivalité économique que se livrent les deux acteurs principaux de l’industrie des ferries, avec d’un côté P&O et son importante filiale Townsend Thoresen, et de l’autre côté, Sealink UK Ltd que le gouvernement britannique a privatisé depuis 1984. Le marché de la Manche est crucial pour les deux compagnies car il constitue une zone extrêmement dense en matière de transport par ferry. A cette bagarre permanente pour gagner des parts de marché, s’ajoute également à l’époque, la perspective du futur tunnel sous la Manche qui risque de détourner une partie du trafic actuel lorsqu’il sera opérationnel et orienter les tarifs d’un voyage transmanche encore plus vers le bas.

Résultat : une course sans merci à la rentabilité s’engage entre les transporteurs. Cela se traduit par des équipages aux effectifs plus restreints sur les ferries en dépit des oppositions syndicales, une augmentation de la capacité d’accueil des navires pour embarquer plus de véhicules au cours d’une seule rotation et enfin l’optimisation des temps de trajet notamment lors des opérations de chargement et de déchargement. C’est pour cette raison que sont lancés les ferries dernier cri de type roll-on roll-off auquel appartient le Herald of Free Enterprise.

 

retrouver ce média sur www.ina.fr

Il n’en demeure pas moins que la multiplication des rotations maritimes implique de fréquents changements d’équipage. Cinq semaines avant la catastrophe de Zeebrugge, un des capitaines du Herald of Free Enterprise rédige une note à sa hiérarchie où il mentionne le risque de manque de continuité dans les pratiques de pilotage et de commandement. Ce qui peut compromettre à terme la sécurité des traversées.

Parallèlement, la législation sur la sécurité des transports maritimes éprouve bien des difficultés à accoucher d’une réglementation claire entre les autorités britanniques (dont relèvent les deux compagnies d’un point de vue juridictionnel) et l’Organisation Maritime Internationale (OMI) qui doit systématiquement entériner toute législation des mers adoptée par un pays pour la rendre effective. Entre lacunes des textes anglais et maquis complexe des textes internationaux, les compagnies maritimes ne disposent pas d’indications précises. Conséquence parmi d’autres : la procédure de communication des instructions entre l’officier et le matelot responsable pour le contrôle de l’ouverture et de la fermeture des portes du bateau reste floue et ouvert à l’interprétation de chacun.

Des capitaines de la compagnie avaient depuis 1980 réclamé l’installation de signaux lumineux indiquant la fermeture effective des portes

Chez Townsend Thoresen, plusieurs capitaines avaient pourtant depuis 1980 réclamé l’installation de signaux lumineux indiquant la fermeture effective des portes. Une revendication qui ne fut jamais satisfaite par la direction. De même lorsque le renouvellement de la flotte de l’entreprise a été à l’ordre du jour, les dirigeants ne tinrent pas compte du problème d’instabilité que pouvait présenter le système roll-on roll-off.

Ceci malgré une très sérieuse étude publiée en 1978 par un bureau norvégien de classification technique des bateaux où le risque de chavirage rapide était ouvertement soulevé dans le cas où l’embarcation de ce type ne disposait pas de compartiments étanches sur les ponts d’embarquement des véhicules. La prise en compte de ces différentes alertes aurait probablement pu incliner le cours tragique de l’histoire si les décisionnaires en la matière leur avaient prêté une attention plus vigilante.

La conclusion de l’enquête sur le naufrage comme le verdict rendu par la justice britannique vont en outre mettre de l’huile sur le feu. L’OMI a certes nommé un groupe d’experts pour travailler à une réforme de la réglementation des ferries qui intègre les leçons tirées de la catastrophe mais la lenteur bureaucratique exaspère rapidement les groupes de pression qui se sont créés à la suite des jugements. Rassemblant des membres du Parlement et des familles de victimes, ils ne se satisfont pas de surcroît de la sanction réservée aux deux marins qu’ils tiennent plus comme des boucs émissaires fusibles que comme de véritables naufrageurs. Ils entreprennent donc des actions visant à faire modifier la loi pour pouvoir poursuivre à nouveau la compagnie Townsend Thoresen en tant que personne morale et obtenir ainsi un jugement plus conforme à leurs attentes avec des indemnisations pour les victimes et une assistance psychologique plus conséquente pour les survivants.

Une crise peut en cacher une autre

Le nom de Townsend Thoresen disparaîtra quelque temps après le naufrage et la flotte sera repeinte aux couleurs de P&O, la maison-mère

A partir de 1988, les grèves des équipages vont également se multiplier pour protester contre la réduction des effectifs, provoquant jusqu’à 40% de chute du trafic sur les lignes de la compagnie. Laquelle doit en plus se débattre avec les media qui la tiennent pour seule coupable de la catastrophe et les sociétés d’assurances qui refusent de payer pour les dégâts du navire, la perte de sa cargaison et les compensations aux victimes. Ce qui ajoute par conséquent à la pression financière déjà intense sur les comptes de l’entreprise et contraint celle-ci à retarder le lancement de deux nouveaux bateaux. Afin de s’extirper du bourbier dans lequel la société est engoncée, la maison-mère P&O décide alors de dissoudre la compagnie Townsend Thoresen, de rebaptiser tous ses navires et de leur faire battre pavillon unique pour éviter que les futurs passagers ne continuent de trop les associer au naufrage du Herald of Free Enterprise.

De ce cas d’étude symptomatique, Christophe Roux-Dufort apporte une analyse fort pertinente (4) : « L’erreur humaine ne permet pas d’appréhender la crise dans toute sa dimension. Pourtant, l’approche symptomatique du naufrage cautionne plus facilement ce type d’explication privilégiée par la plupart des compagnies (…) Il apparaît aussi que l’erreur humaine n’amène pas les dirigeants de Townsend Thoresen à dépasser les frontières de l’organisation pour analyser la crise. Il est d’ailleurs frappant d’entendre revenir dans les entretiens que nous avons menés des propos définitifs selon lesquels 80% des accidents maritimes ont pour explication une erreur humaine ».

Pourtant, la prise en compte de l’alerte conjuguée à une vision transversale constitue une opportunité en or pour enclencher une démarche de questionnement à la condition impérative de ne pas s’imposer des cibles précises de recherche, c’est-à-dire de ne pas préjuger des résultats du questionnement entrepris ou de poser des postulats préalables. Cela requiert au contraire le besoin de s’autoriser un périmètre d’investigation aussi vaste que nécessaire pour appréhender pleinement et exhaustivement une situation donnée.

L’acceptation de l’alerte et du questionnement qu’elle implique de facto, demeure encore une notion épineuse pour nombre d’entreprises et d’institutions. Dans un tel contexte, celui qui donne l’alerte et qui ose questionner est très vite perçu comme un agaçant empêcheur de tourner en rond, un catastrophiste défaitiste, un négativiste irritant, voire un séditieux potentiellement menaçant pour la sécurité et l’unité de l’entreprise ou de l’institution, un « aboyeur » nuisible qu’il faut par conséquent dédaigner, marginaliser, neutraliser ou même licencier dans les cas les plus extrêmes.

A cela, s’ajoute aussi l’influence non négligeable des comportements qui face à l’alerte, oscillent la plupart du temps entre ignorance et routine mais ne cherchent en aucun cas à sortir de leur zone de confort où tout est habituel, balisé, connu et maîtrisé. En cas de problème, celui-ci est réduit à une dimension unique. La complexité globale est résumée à une dualité sommaire quand elle n’est pas carrément binaire. Des réactions à l’inverse de ce que la cindynique s’efforce de promouvoir en mettant au cœur de la démarche, l’apprentissage de l’alerte et du questionnement transversal.

Sources

(1) – Christophe Roux-Dufort – « Le naufrage du car-ferry Herald of Free Enterprise – Une crise à double visage » – Annales des Mines – Juin 1999 –
(2) – Article de The Times du 23 mai 1987
(3) –  Extrait d’un entretien avec le directeur de la flotte Sealink
(4) – Christophe Roux-Dufort – « Le naufrage du car-ferry Herald of Free Enterprise – Une crise à double visage » – Annales des Mines – Juin 1999