Face à l’hypermédiatisation, le silence est-il une option de communication encore viable et pertinente ?
A moins de s’exiler sur une île déserte ou dans une zone blanche, il est devenu malaisé de s’extirper du flux informationnel constamment déversé par les chaines tout-info, les médias sociaux et les alertes « breaking news ». Pour certains acteurs de la vie publique, cette frénésie de communication constitue une opportunité fascinante de prise de parole. A la moindre question, ils sont prêts à rappliquer dare-dare devant un micro pour faire part de leur opinion. Au risque parfois de sortir de leur légitime zone d’expertise et de brouiller leur réputation auprès des publics. Dans ce contexte tellement prolixe jusqu’à plus soif, le silence ne redeviendrait-il pas une option de communication à (re)considérer de plus près ?
C’est un long portrait du juge Marc Trévidic paru le 26 mars dernier dans M le magazine du Monde qui m’a inspiré cette réflexion que d’aucuns estimeront peut-être iconoclaste tant il est de bon ton aujourd’hui d’occuper l’espace médiatique pour exister (ou du moins avoir le sentiment de) et entretenir sa notoriété auprès de ses publics ? Pourtant, une des questions soulevées dans l’enquête réalisée par la journaliste Vanessa Schneider me semble mériter attention. En jouant tous azimuts l’hypermédiatisation, l’ancien juge anti-terroriste de Paris désormais juge aux affaires familiales à Lille n’a-t-il pas succombé à son tour au syndrome médiatique du mythe d’Icare, tombé dans la mer pour avoir voulu survoler de trop près le Soleil.
Communication : un juge entre ombre et lumière
Depuis que les attentats terroristes ont dramatiquement endeuillé plusieurs capitales européennes durant ces deux dernières années, Marc Trévidic est rapidement devenu un abonné des plateaux de télévision, des studios de radio, des pages de journaux et même un blockbuster en librairies avec des ouvrages au ton décapant et sans concessions sur la menace djihadiste. Ce succès, il le doit évidemment à son expérience issue des dossiers d’instruction qu’il a menés dans la lutte anti-terroriste mais également parce qu’il possède les ingrédients du « bon client » médiatique dont raffolent les journalistes. Directeur de l’information de BFMTV, Hervé Béroud, n’en fait pas mystère (1) : « Il a une belle gueule et a fait le choix d’une franchise totale en reconnaissant que la menace à laquelle le pays doit faire face est terrible. Il fait de bonnes audiences car les auditeurs sentent qu’il ne les enfument pas ».
De fait, il est plébiscité en permanence par les médias même si depuis septembre 2015, il n’opère plus en tant que juge anti-terroriste mais comme juge en charge de régler des conflits d’ordre familiaux et privés à Lille. C’est d’ailleurs à partir de ce point de bascule que les critiques à son encontre ont commencé à fuser de manière plus ouverte. Comment peut-il encore parler de justice et de terrorisme alors qu’il n’est plus aux manettes des investigations en cours ? En effet, tout en ayant endossé son nouveau rôle judiciaire, Marc Trévidic continue inlassablement à labourer les médias avec la tonalité tranchée et alarmiste qui a fait sa marque de fabrique médiatique. Chercheur et surtout auteur d’un ouvrage remarqué en 2006 sur « Le Storytelling, la machine à fabriquer les histoires et formater les esprits », Christian Salmon avance une explication (2) : « A force d’être sollicité, l’individu médiatisé perd de sa pudeur, livre ses goûts, sa vie personnelle et ses pensées intimes. Il sort alors du registre du débat pour glisser dans le spectacle et la mise en scène de soi. Pour continuer à intéresser, il transgresse. Et sombre dans une économie de l’attention hyperconcurrentielle où tout le monde transgresse et où il faut aller de plus en plus loin ».
Si le constat de Christian Salmon peut apparaître un brin excessif, il n’en demeure pas moins qu’il met malgré tout le doigt sur un engrenage médiatique pas totalement nouveau mais toujours problématique et qui s’est sérieusement emballé depuis qu’un seul tweet un peu spectaculaire ou une actualité extraordinaire sont capables de bouleverser le robinet éditorial. Les politiques sont à cet égard des habitués de l’exercice. Combien d’entre eux ont plus souvent existé médiatiquement en lâchant des piques verbales assassines ou humoristiques aussitôt reprises en chœur par la presse que par la puissance d’un projet ou d’une vision pour le pays ? Désormais, c’est d’ailleurs Twitter qui a pris le relais. Les médias ne s’y sont pas trompés puisque chacun y va de sa sélection de tweets du jour ou de la semaine sur qui fera le plus le buzz. Sociologue des médias, Jean-Marie Charon décrypte fort cette magnétisation médiatique (3) : « La grande nouveauté avec Trévidic, c’est que jusque-là, les juges communiquaient sur leurs dossiers. Lui n’est plus en charge d’aucune instruction et il parle de lui ». Avec des médias, faut-il ajouter, qui ne sont guère avares en sollicitations répétées, jusqu’au jour où ils se lasseront ou auront trouvé « meilleur client » !
Silence ou fréquence ?
Alors dans ce vertigineux cirque médiatisé, ne faut-il pas savoir s’accorder des pauses, raréfier sa parole, voire refuser de répondre sur des sujets qui ne nous appartiennent pas ou plus et maintenir un sas étanche d’avec sa vie privée ? Ancien conseiller en communication de Nicolas Sarkozy et actuellement président de Publicis Event, Franck Louvrier fait partie de ceux qui jugent qu’il faut vivre avec son temps. La fameuse théorie du silence et de la parole rare professée par l’un des tout premiers communicants historiques, Jacques Pilhan (qui fut conseiller des présidents Mitterrand et Chirac) lui semble obsolète. Il estime que le corps sociétal dans son ensemble réclame cette ubiquité communicante (4) : « Ils sont habitués à être informés dans l’instant de ce qui se passe à l’autre bout du monde comme tout près de chez eux, de sujets importants comme futiles (…) Un décideur annonce, met en perspective avec des interventions plus courtes, plus « augmentées », plus fréquentes et par différents canaux. Il doit gérer un « hub » informationnel où ses déclarations sont « fact checkées en live ». Finie cette stratégie d’abstinence médiatique, cette façon de créer l’impatience et même le désir en faisant silence. La rareté créait l’événement par des ruptures de rythme. Ce temps est révolu. Nous sommes passés de la stratégie du silence à celle de la fréquence ».
De fait, en cas de crise ou de situation extrême, publics et médias confondus réclament promptement une prise de parole de celles ou ceux qui se retrouvent dans l’œil du cyclone. Que n’a-t-on pas reproché à l’ex-PDG du groupe Volkswagen en septembre 2015 d’avoir mis plusieurs jours à enfin déclarer publiquement que son entreprise s’était effectivement livrée à un tripatouillage de l’électronique de ses véhicules pour leurrer les tests sur les normes anti-pollution. Ce silence a aussitôt été sanctionné par un énorme dévissage du cours boursier, par d’immédiates répliques des autorités de plusieurs pays annonçant l’ouverture d’enquêtes policières, par le dépôt de plaintes et de recours en justice de consommateurs, par des reportages mordants qui remontaient même jusqu’à la naissance de la marque sous les auspices d’Adolf Hitler ou encore par des détournements sarcastiques des publicités du constructeur sur les réseaux sociaux. Pendant ce temps-là, la marque était aux abonnés absents distillant çà ou là quelques vagues lignes de déclarations officielles inaudibles. Dans un tel contexte de tension, le silence fait en effet de vous un quasi coupable désigné à la vindicte médiatique et publique.
Ces experts du bavardage
Pour autant et excepté des cas exceptionnels comme les crises ou les événements majeurs, est-il nécessaire de se ruer systématiquement dans l’agora médiatique pour ajouter son grain de sel au motif qu’on est expert de ceci ou de cela ? Il y a malgré tout toujours les mêmes indéboulonnables experts qui ont pignon sur rue et qui pour rien au monde, ne cèderont la parole même s’ils sont interrogés sur des domaines où leur expérience ou leurs connaissances sont plutôt contestables ou moins probantes que d’autres. Récemment, le magazine Les Inrockuptibles a eu la bonne idée de se pencher sur les faux experts du djihadisme qui pullulent actuellement dans les médias français en accordant une longue interview à un authentique expert du sujet, David Thomson qui pourtant est nettement moins médiatisé ! Son regard est sans concession (5) : « Les rédactions généralistes n’ont pas toujours les armes pour déceler le mouton noir, parfois elles savent qu’elles ouvrent leurs micros à des personnalités douteuses mais elles estiment ne pas avoir d’alternative. L’offre de “spécialistes” est limitée parce qu’il existe peu de personnes qui travaillent sérieusement, sur le long terme, de façon empirique, sur ce sujet très particulier. Lorsqu’un intervenant considéré comme légitime n’est pas disponible, faute de mieux les rédactions en appellent un second. Lorsque le second n’est pas disponible, celles-ci se rabattent sur un troisième, voire un quatrième couteau, et ainsi de suite. Ce cercle vicieux médiatique légitime ainsi des “spécialistes de la non-spécialité” qui eux se bousculent sur les plateaux télé et radio ».
Il est vrai qu’il peut être extrêmement tentant (voire flatteur pour l’ego) de donner suite à une requête d’un journaliste bien qu’on ne soit pas totalement un fin connaisseur du sujet concerné. Ce syndrome du « coucou » hypermédiatisé permet en effet parfois de se construire une réputation qui offre par la suite bien des avantages. C’est le cas par exemple de Marc Touati. Actuellement directeur général d’une société d’investissements boursiers, il est devenu le conseiller économique que les journalistes s’arrachent. Il ne fait d’ailleurs pas mystère de son objectif qui a toujours été d’exister médiatiquement (6) : « Pour parler d’économie au plus grand nombre, il n’y a qu’un moyen : les médias. A l’époque, je n’avais pas froid aux yeux et j’ai appelé les journalistes spécialisés pour leur proposer mes services. Personne ne me connaissait, je me suis fait rembarrer ! Mais (…) la crise asiatique a éclaté. LCI cherchait quelqu’un pour en parler, aucun de leurs interlocuteurs habituels n’était disponible et un journaliste s’est souvenu de moi. J’ai sauté dans un taxi ». Son baptême télévisuel étant un succès, Marc Touati s’impose très vite parmi les économistes attitrés de la presse. Pour lui, la technique est simple (7) : « J’ai été l’un des premiers à envoyer des réactions à chaud par fax puis par mail. Chez Natixis, nous avions installé une caméra dans la salle des marchés pour commenter l’actualité sur Bloomberg TV ». Désormais, Marc Touati joue dans la cour des grands.
Silence dans la classe !
Alors dans ce contexte, le silence est-il définitivement ringard ? N’a-t-il rien à faire dans une stratégie de communication ? Pas si sûr. D’abord parce que le silence est intrinsèquement un acte de communication en soi. En musique, il possède autant d’importance que les notes posées sur une portée. Dans un discours, il permet de ponctuer, de respirer ou même de capter l’attention de l’auditoire. Même les scientifiques attribuent des vertus informationnelles et cognitives au silence. En 2013, le professeur Joseph Moran et son équipe ont publié dans la revue de psychologie Frontiers in Human Neuroscience le résultat d’une édifiante observation relative au cerveau confronté au silence (8) : « Pendant le temps où le cerveau est tranquillement au repos, il intègre de l’information interne et externe dans un mode conscient ». Chercheur à l’université de Virginie (et également réparateur de carburateurs de motos !), Thomas Crawford convergence pareillement, effaré qu’il est par les stimuli discursifs incessants (9) : « Le monde actuel privatise le silence qui rend possible l’attention et la concentration ».
Dans le capharnaüm informationnel et communicant actuel, le silence est donc loin d’être une option anachronique ou totalement irresponsable. A condition d’en faire un usage intelligent et ne pas non plus à l’inverse se calfeutrer dans un mutisme ascétique. Sinon, l’on risque vite de déraper dans les travers que Volkswagen a dû affronter lors de la crise de septembre 2015. Pour autant, rien n’oblige à monter en permanence au créneau et/ou à pérorer à tout bout de champ à chaque fois qu’un journaliste vient toquer à votre porte. Xavier Niel est par exemple emblématique de cette savante gestion du silence. Pourtant sur son secteur d’activités, les polémiques et les rumeurs ne manquent guère et les occasions de commenter non plus. Lui a fait le pari de distiller sa parole selon un tempo qu’il estime adéquat tant sur les réseaux sociaux (seulement 20 tweets depuis novembre 2008 mais 136 000 abonnés) que dans la presse. Résultat : lorsqu’il s’exprime, son message a d’autant plus de portée que quelqu’un passant son temps à saturer la scène médiatique. C’en devient même un événement !
Silence, on fait le tri !
Autre avantage non négligeable du silence : se prémunir contre des dérapages verbaux ou des idioties proférées sur des terrains thématiques où l’on n’est pas forcément légitime. Là encore, il faut parfois savoir résister à la tentation de faire un numéro médiatique et mieux se focaliser sur les sujets où l’on est susceptible d’apporter et de développer un vrai éclairage pour les publics concernés. A cet égard, les politiques sont éminemment les plus catastrophiques dans leur dextérité du silence. Sur Twitter ou devant une caméra de télévision, ils sont capables de proférer n’importe quelle ânerie ou approximation pourvu qu’ils aient l’impression (souvent fausse) d’avoir une consistance médiatique.
Au même titre qu’une prise de parole assumée ou d’un débat sciemment provoqué, le silence a donc toute sa place dans une stratégie de communication. Surtout dans ce monde contemporain où information et communication flirtent parfois dangereusement avec piaillement et remplissage du vide éditorial. Une ascèse médiatique n’a jamais tué une réputation. Bien au contraire. C’est d’abord et avant tout la surexposition permanente qui mène graduellement à la surenchère communicante et à l’omniprésence soûlante. Et là commencent les ennuis. D’ailleurs, le juge Trévidic semble avoir pris la mesure de cette addiction à l’ivresse médiatique. Dans le portrait du Monde qui lui est consacré, il admet commencer à faire le tri dans les sollicitations sans pour autant s’interdire de revenir à la tribune … mais entre deux silences soigneusement pensés !
Sources
– (1) – Vanessa Schneider – « Toute la lumière sur Trévidic » – M le magazine du Monde – 26 mars 2016
– (2) – Ibid.
– (3) – Ibid.
– (4) – Franck Louvrier – « De la stratégie du silence à celle de la fréquence » – L’Opinion – 19 mai 2015
– (5) – Matthieu Dejean – « Comment les faux experts du jihadisme influencent le débat public ? » – Les Inrockuptibles.fr – 25 mars 2016
– (6) – Stéphanie Frank – « Profession Bon Client » – Médias n°18 – Automne 2008
– (7) – Ibid.
– (8) – Daniel A. Gross – « This is your brain on silence » – Nautilus – 21 août 2014
– (9) – Weronika Zarachowicz – – « Comment le monde actuel a privatisé le silence » – Télérama – 7 mars 2016
6 commentaires sur “Face à l’hypermédiatisation, le silence est-il une option de communication encore viable et pertinente ?”-
Passy51 -
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Olivier Cimelière -
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Yves -
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Olivier Cimelière -
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Nicolas Bienvenu -
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Olivier Cimelière -
« Le bruit ne fait pas de bien, et le bien ne fait pas de bruit.”. Le silence et l’abstinence communicationnelle couplés à une grande réactivité argumentée en temps de crise est assurément une nouvelle voie de communication à explorer à l’heure des média immédiats.
Le drame de nos entreprises cotées est qu’elles sont obligées de parler au minimum tous les 3 mois. Parfois pour ne rien dire, pour pousser devant elles des communications difficiles (en se disant que 3 mois plus tard, on trouvera bien quelque chose à dire pour repousser de 3 mois supplémentaires les éléments ou trouver un tapis pour planquer le truc) ou dévoiler trop tôt des éléments qui auraient besoin de mûrir un peu et d’avoir des preuves de réalité.
Le silence est une stratégie qui devient de plus en plus pertinente, je pense.
Bravo d’avoir abordé ce sujet pas si fréquent dans notre profession.
Merci à nouveau de votre commentaire !
Le sujet du silence est en effet un peu étonnant à l’heure où les médias ne s’arrêtent plus jamais ! Mais c’est pour cette raison que je me suis demandé s’il n’avait justement pas à nouveau toute sa place pour calmer le tempo et l’emballement médiatique. Sans tomber pour autant dans le mutisme constant car sinon, c’est la suspicion qu’on alimente. Votre exemple des communications financières trimestrielles est très pertinent et oblige parfois excessivement à dire des choses inintéressantes, prématurées à cause de cette dictature temporelle …
Je pense qu’il devrait toujours y avoir un équilibre entre la communication et le silence. Bien que le silence peut toujours porter un message si on le pratique au bon moment et au bon endroit. Il faut bien analyser la situation malgré la tentation de toujours s’exprimer et de débattre de quelque chose. Le tout est de savoir: quand parler, et parler de quoi , quel est la limite. et laisser le reste au ‘silence’ qui jouera bien sont rôle. En tout cas le débat reste ouvert . Merci pour le sujet.
Merci Yves pour le commentaire !
Tout à fait en ligne avec toi, Olivier. Réagir vite mais de façon maîtrisée, ne pas se laisser embarquer dans l’écume conversationnelle, prendre ses distances avec les réseaux sociaux, choisir ses interlocuteurs, contrôler l’agenda pour donner de l’importance aux propos, tout cela reste d’actualité dans certaines stratégies de communication. Ego et tentation du babillage ou d’une horizontalisation des prises de parole sont autant de biais qui in fine peuvent coûter bien cher. La logorrhée ne saurait être une panacée. Il est bon de le rappeler
Merci Nicolas …
On a effectivement l’impression aujourd’hui qu’il faut être sur tous les fronts, omniscient et avoir un avis tranché … C’est un leurre médiatique qu’il faut absolument intégrer et éviter en permamence … Pas toujours facile tant la pression digitale incite (excite même) au débat qui est parfois stérile !
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