Laetitia Krupa (France Télévisions) : « Que les communicants expliquent et assument pleinement leur métier ! »

Offensive, sans concessions mais fair-play, Laetitia Krupa est une des rares journalistes qui a fait du décryptage des opérations de communication, une discipline éditoriale à part entière. Durant un événement, elle s’intéresse autant à ce qui se passe sur la scène publique que dans les coulisses où œuvrent les communicants qui façonnent l’information ou l’image. Chroniqueuse pugnace de l’émission « Médias le mag » sur France 5 qui cessera malheureusement d’être diffusée fin juin 2016, elle n’entend pas pour autant renoncer à son projet journalistique : parler de communication au grand public et évoquer l’envers du décor que certains s’ingénient à occulter ou à survendre. Le Blog du Communicant l’a rencontrée. Entretien décapant et inspirant pour les communicants qui aspirent à une pratique plus constructive du métier.

Qu’on ne se méprenne pas pour autant. En dépit de sa sagacité inflexible et son désir assumé d’éventer les ficelles des pros de la communication, Laetitia Krupa ne verse pas pour autant dans le « bashing » récurrent des communicants auxquels certains détenteurs de la carte de presse prêtent en permanence les plus viles intentions dès lors qu’il s’agit de médiatiser un homme politique, une entreprise ou une marque. Comme elle le déclarait récemment dans un article du Monde (1) : « La com’, ce n’est pas forcément de la manipulation ni de l’enfumage. Il n’y a pas de dichotomie entre action politique et com’. Le politique connaît les médias et a quelque chose à faire passer. Moi, ce qui m’intéresse, c’est son plan d’attaque ». En d’autres termes, c’est son rôle de journaliste que de remettre en perspective des stratégies parfois subrepticement arrangées et de fournir des clés de compréhension supplémentaires sur le métier de communicant.

Vous qui êtes journaliste de formation et de carrière à France Télévision (après une parenthèse dans l’humanitaire), quelles sont les motivations qui vous ont amenée à animer chaque dimanche la chronique « Coup de com » dans l’émission « Médias, le mag » de France où vous étrillez assez régulièrement les tactiques mises en place notamment par les politiques pour enjoliver leur image, jouer des coudes dans le marigot politique et séduire l’électorat ?

Krupa - portraitLaetitia Krupa : Avant de me pencher sur les communicants qui gravitent dans l’entourage des hommes et femmes politiques français, j’ai passé près de 15 ans sur le terrain à couvrir l’actualité de ces acteurs qui sont dans leur grande majorité, toujours à l’affût des micros et des caméras pour faire valoir leur point de vue. A force de les fréquenter et d’essayer de démêler le vrai du faux et le sincère de l’apocryphe, j’ai voulu aller au-delà et comprendre les mécaniques de communication mises en place pour la circonstance. L’occasion d’en faire un véritable genre journalistique m’a été donnée de 2007 à 2009 dans l’émission « Plus Clair » sur Canal +. Ma mission était alors de pénétrer les coulisses des temps forts orchestrés par les politiques et leur staff communicant et de les montrer aux téléspectateurs. Depuis 2009, je poursuis ce travail d’observation et de décryptage pour « Médias le mag ». Cela m’a par exemple permis de montrer que la fameuse cordelette utilisée par Claude Chirac, alors en charge de la communication de son père dans les années 2000, pour tenir les médias à l’écart, était toujours d’actualité avec François Hollande ! Cette plongée dans les coulisses est vraiment fascinante d’un point de vue éditorial car elle ne confère plus forcément la même coloration à l’image et au sens du message que les communicants cherchent à cultiver. Je suis à la fois actrice de ce qui se passe avec mes confrères mais également spectatrice en faisant un pas de côté pour observer par-delà les apparences de la scène qu’on nous propose. On prend alors véritablement conscience de l’orchestration des choses, du choix des médias, de telle ou telle mise en scène. A cet égard, la campagne de Nicolas Sarkozy de 2007 était l’illustration ultime de cette communication millimétrée. Politique et communication sont les deux faces d’une même médaille.

A force de décrypter divers dispositifs de communication déployés dans le monde politique mais aussi de temps en temps économique, quelles sont les dérives les plus récurrentes que vous constatez, notamment à l’égard des médias ?

untitledLaetitia Krupa : Je note d’abord une volonté affirmée chez nombre de politiques d’essayer régulièrement de rendre mon métier de journaliste superficiel. A une question piquante ou dérangeante que je peux leur poser, ils m’opposent souvent un « je ne fais pas de la com » pour contourner la question, dérouler le discours qu’ils ont l’intention de dire et au passage, donner l’impression que c’est le journaliste qui cherche la petite bête alors qu’ils ne répondent pas sur le fond. Ensuite, il y a encore quelques vieilles méthodes qui perdurent. Le coup de téléphone avant ou après un reportage pour intimider se pratique toujours. Soit en direct avec le journaliste concerné. Soit en appelant sa hiérarchie pour tente de faire pression. Je l’ai déjà vécu tout comme le fait d’être soudainement supprimée de certaines listes d’envois de communiqués, de ne plus être accréditée pour un événement ou de me voir signifier qu’il n’y a plus de place alors que je m’étais dûment enregistrée. Souvent au motif qu’un reportage a déplu ou que mon expertise du sujet fait peur. Même si les politiques ont modernisé leur communication au fil des ans, il n’en demeure pas moins que beaucoup sont issus d’une génération où le rapport à l’information et la liberté de la presse était plus contraignant et contrôlable. Certains ont gardé ces réflexes !

Par ailleurs, il y a une autre astuce désormais bien répandue dans le monde politique. Lors des déplacements en particulier, les élus et les gouvernants sont toujours accompagnés d’une noria de communicants. Ces derniers viennent systématiquement vous voir pour distiller subtilement en « off » et sur un mode convivial, les éléments de langage et les faits sur lesquels les journalistes devraient appuyer. Et si on commence à être repéré pour s’écarter un peu de la ligne officielle ou que l’on veut voir les à-côtés, il n’est pas rare d’être carrément chaperonné. Cela m’est arrivé d’être encadrée par trois membres de la délégation ou comme très récemment, être suivie depuis le trottoir jusque dans les studios de la radio Skyrock par la conseillère presse de Najat Vallaud-Belkacem !

A contrario, quelles seraient du coup les solutions à envisager pour contrer ces déviances ? Y compris chez les communicants ?

Krupa - gaspard-gantzerLaetitia Krupa : Déjà, j’aimerais qu’ils sortent de l’ombre. Certains me fuyaient lorsqu’ils me voyaient arriver sur un reportage. Comme s’ils n’assumaient pas leur rôle auprès du dirigeant politique en question. A mes yeux, c’est totalement contre-productif. Cela encourage même à opérer avec des caméras cachées pour tenter de saisir une déclaration et de les faire connaître. La meilleure option pour moi, est de me parler à visage découvert et d’exercer ouvertement leur métier. La communication est devenue aujourd’hui un secteur professionnel et professionnalisé à part entière. Il me semble essentiel que des journalistes comme moi puissent s’y intéresser en profondeur pour comprendre et expliquer les méthodes et les activités liées à ce secteur. Heureusement, on voit désormais plus de professionnels de la communication venir s’exprimer et apporter leurs points de vue. Cela me semble une approche plus pertinente et évite d’entretenir des mythes de complot permanent où tout le monde manipulerait tout le monde. En restant cachés, ils ne font en effet qu’accréditer l’idée plus ou moins reçue qu’ils tirent des ficelles manipulatoires.

Les communicants ont globalement mauvaise presse depuis plusieurs années. En 2001, le journaliste Ignacio Ramonet avait publié un essai très acerbe intitulé « La tyrannie de la communication ». Plus récemment, c’est Edwy Plenel, directeur de Mediapart qui les a qualifiés de « poison de la démocratie » à l’occasion de l’affaire Cahuzac. Dernièrement, c’est Elise Lucet qui mène en permanence la charge en les accusant de vouloir dicter le comportement des journalistes. Enfin, un livre « Les Gourous de la com dérapent » vient de sortir en librairie depuis le 7 mars. Même si certaines critiques sont totalement fondées, n’y a-t-il pas un « bashing » excessif à tout assimiler le communicant à un manipulateur menteur et truqueur ?

Laetitia Krupa : On ne peut tout de même pas nier que certains communicants disposent d’un pouvoir excessif et agissent de manière critiquable. Ce que décrit par exemple le livre « Les Gourous de la com dérapent » au sujet de Stéphane Fouks et ses pratiques, est loin d’être une invention ou une chose désuète. Malgré les différents avatars qu’il a pu connaître, il demeure très présent et toujours influent en plaçant ses communicants un peu partout. C’est important de savoir cet aspect-là même si évidemment tous les communicants ne sont pas de cet acabit. D’ailleurs, j’ai dorénavant inclus deux communicants dans ma rubrique « Coup de com ». J’attends justement d’eux qu’ils parlent clairement de leur métier, qu’ils apportent leur regard sur un sujet donné. Mais paradoxalement, je constate qu’il y a encore des tabous qu’on ne dit pas ou alors du bout des lèvres et pas très fort. Notamment sur le fait de travailler bénévolement pour des politiques. Pourquoi s’en cacher ? On alimente ainsi un jeu de dupes, voire une machine à fantasmes. Je pense au contraire qu’il faut mettre sur la table, expliquer sa stratégie, montrer ses moyens. Cela évitera bien des préjugés ou une méfiance excessive. Après, il est de notre ressort, nous journalistes, de vérifier, recouper et contextualiser.

N’avez-vous pas l’impression que la communication politique est probablement plus « borderline » que celle pratiquée dans les entreprises, les associations ou les collectivités mais que l’amalgame médiatique et des personnalités controversées comme Stéphane Fouks tendent à mettre tout le monde dans le même sac. Qu’en pensez-vous ?

Krupa - HUAWEI-ELISE-LUCETLaetitia Krupa : Il est vrai que pendant longtemps la communication a été surtout l’apanage des politiques. Ce n’est plus le cas. Les entreprises multinationales sont extrêmement bien organisées pour cadrer les prises de parole et orienter là où elles le souhaitent la curiosité des journalistes. Récemment, je déclarais dans une interview au Monde que « le monde de l’entreprise est moins poreux. C’est une forteresse ». Lorsque j’évoque le sujet avec Elise Lucet qui s’attaque souvent aux grandes entreprises sur des sujets sensibles dans Cash Investigation, elle me confirme que l’organisation est très fréquemment cloisonnée. Les entreprises qui ne répondent pas ou ne donnent pas suite sont plus nombreuses qu’on peut le croire. Là aussi, je pense qu’il y a un vrai travail journalistique de fond à effectuer sur la communication des entreprises. C’est une dimension qui m’intéresse énormément. Or, on est encore à l’aube de lever le voile.

Ceci étant dit, le communicant n’est pas automatiquement mon ennemi. Tout dépend de la façon dont il veut envisager sa fonction. Soit il est un gué ou un pare-feu que je dois franchir pour accéder aux informations que je cherche, soit il est un pont pour expliquer les grandes lignes de l’entreprise, nous orienter vers des interlocuteurs valables ou nous ouvrir les portes d’une usine par exemple. Ensuite, il revient évidemment au journaliste de recouper les informations recueillies, de deviner si les propos sont sincères ou s’ils sont empreints de langue de bois ou de mensonge.

A propos du travail du journaliste justement, on accuse là aussi souvent les communicants de mettre des bâtons dans les roues au motif que selon certains recensements, on compte par exemple aux Etats-Unis, 1 journaliste pour 5 communicants. Ne croyez-vous pas que le problème de livrer des reportages bien informés réside aussi dans le fait que les médias ne se donnent pas toujours les moyens ?

Krupa_MEDIASLEMAGAZINELaetitia Krupa : J’ai longtemps fait du terrain et j’ai effectivement conscience des problèmes qui se posent en termes de temps limité pour fournir un ou plusieurs reportages par jour. De même pour les ressources, les rédactions sont en effet de moins en moins nombreuses et confrontées à des cadences de plus en plus rapides. C’est clair que cela ne concourt pas toujours à restituer des faits de façon correcte ou exacte. Néanmoins, je constate aussi que les entreprises n’ont de cesse de se préparer constamment avec notamment des média-trainings où les chefs d’entreprise sont formés et coachés pour délivrer un discours calibré. Du coup, on perd en authenticité et en spontanéité. A nouveau, on entretient une méfiance réciproque en boucle. Les communicants bâtissent des stratégies pour contrer les journalistes. Les journalistes tentent d’anticiper et de percer les obstacles que les communicants vont installer. Au final, cela ne rend pas l’échange constructif. Quand je vois des « gangs communicants » autour du patron, cela suscite aussitôt en moi un sentiment de défiance. D’où ma conviction que nous devons continuer à décortiquer et expliquer ce qu’est la communication.

Sources

(1) – Alain Constant – « Laetitia Krupa décortique les plans com’ » – Le Monde – 7 mars 2016
(2) – Ibid.



3 commentaires sur “Laetitia Krupa (France Télévisions) : « Que les communicants expliquent et assument pleinement leur métier ! »

  1. Passy51  - 

    Bravo pour cette interview très éclairante. Quelques remarques cependant :
    – « Déjà, j’aimerais qu’ils sortent de l’ombre…. » : le métier du dircom ou d’un communicant est-il la lumière ? Notre métier est de promouvoir ou expliciter un homme/une femme, une entreprise/une organisation ou un produit/une idée. Pas d’être le sujet en lui-même. Notre profession a trop souffert ou souffre toujours de la médiatisation de certains dircoms ou gourous de la com comme si le sujet c’était eux. La preuve, on écrit des livres sur le sujet. Nous sommes des portes, des passerelles, des pédagogues mais cela doit se faire dans l’ombre, au risque de parasiter le but ultime.
    – « le monde de l’entreprise est moins poreux. C’est une forteresse. (…) Les entreprises qui ne répondent pas ou ne donnent pas suite sont plus nombreuses qu’on peut le croire. » : et heureusement ! A la différence des politiques qui font de l’incontinence médiatique, l’entreprise a encore la possibilité de choisir sa posture. C’est encore plus vrai si elle est non cotée. Le bien ne fait pas de bruit, le bruit ne fait pas de bien, disait saint François de Sales au XVIè siècle. Cette formule est encore parfois (toujours plus ?) d’actualité à l’heure des réseaux sociaux, des infos en continu et des méthodes journalistiques plus agressives. Nous sommes des passerelles ou des portes, à nous de choisir la largeur de celles-ci. Et quand on sait que François de Sales est considéré comme le saint patron des journalistes, des éditeurs et des écrivains, sa phrase en est d’autant plus savoureuse.
    En revanche, Laetitia Krupa a raison. A nous de savoir comment nous devons travailler. Le contact clair et responsable expliquant les choses et assumant les limites de chacun est toujours préférable à la fabrication d’un discours stéréotypé et méfiant. Laetitia Krupa a encore de beaux sujets devant elle 😉

    1. Olivier Cimelière  - 

      Bonjour
      Je vous rejoins pleinement sur le fait que les communicants n’ont pas pour autant à jouer les stars et se mettre systématiquement en avant comme certains le font encore. Il faut savoir rester à sa place. On est bien d’accord sur ce point.

      Ce que veut signifier Laetitia Krupa est surtout le fait que les communicants arrêtent d’oeuvrer dans la coulisse sans jamais expliquer ce qu’ils font. D’abord parce que cela alimente la suspicion et la défiance et paradoxalement va encore plus attiser la méfiance des journalistes. Mais aussi parce qu’aujourd’hui, le métier de communicant est une expertise à part entière. Nous ne sommes plus au temps des petits fours et des paillettes dont avait la charge le ou la communicant(e) de service ! Et je partage son raisonnement. Nous devons assumer clairement notre métier (qui n’est pas sale – lorsqu’il est pratiqué avec éthique et respect évidemmet !), mieux le faire comprendre et ensuite à chacun de se forger ses propres opinions !

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