[Tribune invitée] : La France a-t-elle (vraiment) besoin d’un président numérique ?
Au fur et à mesure que la date se rapproche, le débat s’accélère autour de l’élection à la présidentielle de 2017. De façon un peu similaire à ce qui s’était passé 10 ans auparavant, le sujet du numérique revient au-devant de la scène. Il y a 10 ans, c’était l’avènement de la société participative, des médias sociaux et des blogs avec, de part et d’autre des deux camps principaux à cette élection, Benoît Thieulin du côté de Ségolène Royal (avec le fameux désir d’avenir), et Loïc le Meur du côté de Nicolas Sarkozy. Depuis, l’eau a coulé sous les ponts. Loïc le Meur est parti aux États-Unis, et Benoît Thieulin dirige un programme à Science Po. Depuis lors, l’économie numérique a pris un essor considérable. Elle s’est invitée à la Une des journaux, notamment avec Uber qui a marqué les esprits, de façon profonde et durable. L’ensemble de la société tremble, ou s’enthousiasme c’est selon, à l’idée que nous allons être robotisés et reformatés par l’intelligence artificielle (avec plus ou moins de réalisme). Dans ce contexte qui n’a pas fini de faire parler, le Blog du Communicant a le plaisir d’accueillir une tribune libre signée par Yann Gourvennec, président et fondateur de l’agence marketing digital Visionary Marketing. La parole est ouverte !
Sous la pression de professionnels du secteur, l’angle de l’importance du numérique à l’intérieur de ce débat a cependant changé de façon très significative : bien au-delà de la simple utilisation du numérique à l’intérieur de la course à la présidentielle classique, ces professionnels du secteur réclament haut et fort une meilleure prise en compte de cette économie numérique à l’intérieur de la campagne, et surtout des programmes et de leur mise en œuvre. Il s’agit moins d’écrire des blogs que de faire passer notre société dans la « troisième révolution industrielle » pour reprendre l’expression de Jeremy Rifkin. Un certain nombre d’initiatives ont donc vu le jour comme celle du groupement G9+, sous l’impulsion de son président Luc Bretones, qui a fourni 100 propositions pour influer sur l’importance du numérique dans la société.
Mais d’aucuns trouvent que ce n’est pas aller assez loin et qu’il faut oser encore plus en proposant une candidature 100% numérique à la présidentielle. C’est le débat lancé par EuroCloud, à l’origine du blog candidatnumerique2017.fr, et qui a décidé de mettre ce sujet au cœur de sa réunion d’introduction de la Cloud Week au tout début juillet. Sautant sur l’occasion de la création d’une primaire parallèle sur Internet (http://laprimaire.org), deux candidats se sont déclarés : Jean-Michel Billaut et Alain Garnier, tous deux professionnels aguerris du secteur numérique.
Ce sujet nous a semblé intéressant, même s’il n’est pas sans poser quelques interrogations. Dans le cadre d’un webinathon cloud et Big Data, j’ai organisé un débat original entre Pierre-José Billotte, Jean-Michel Billaut et Alain Garnier sur ce sujet, afin de savoir ce qui est proposé. Voici en préparation d’un Webinaire qui aura lieu le 9 juin sur Webikeo de 17h15 à 18 heures, une trame qui servira à pimenter notre débat en replaçant les initiatives des uns et des autres dans leur contexte, et en soulignant les points avec lesquels je suis personnellement en accord ou en désaccord. N’étant pas un habitué de la politique, en dehors de l’exercice obligatoire du vote imposé logiquement à chaque citoyen, et du fait du caractère spécial du sujet traité ici, j’ai demandé à notre confrère et ami Olivier Cimelière de bien vouloir abriter cette tribune sur la Présidentielle et le numérique. N’hésitez pas à réagir sur les médias sociaux de façon à nous aider à préparer ce débat que nous espérons le plus riche possible.
En premier lieu, je voudrais m’appesantir sur les 3 points qui font l’unanimité entre nous sur l’importance du numérique et la nécessité de mettre ce sujet au centre des débats :
1- l’importance cruciale du numérique dans la société et l’économie d’aujourd’hui
Moins à mon avis en termes de start-ups du digital, qu’en termes de perméabilité de ce sujet dans tous les pans de l’économie à tous les niveaux sur toutes les fonctions dans tous les secteurs. Certes, on parle plus de BlaBlaCar que de la transformation du cartonnier du Cantal. Mais c’est peut-être un tort. L’impact du numérique sur l’économie a été mesuré par McKinsey dans une étude récente qui fait suite à sa première évaluation de 2011, à environ 6 % de notre PIB. Ceci est à la fois faible et important. Important car en 2011 il n’était que de 3 %, faible car aux États-Unis et au Royaume-Uni on estime ce chiffre selon McKinsey à environ 12 %. Si j’en crois Christophe Benavent, la désindustrialisation de la France ne serait pas si catastrophique (contrairement à l’avis de certains économistes) –en dehors de la perte de secteurs stratégiques comme le militaire ou la téléphonie– elle serait même une chance dans une économie en voie de mutation.
2- face à cette mutation, les réponses en termes d’infrastructure et d’accompagnement et d’incitation politique sont faibles
La faute à qui ? Selon Pierre-José Billotte, la proportion de nos élus qui connaissent le sujet du numérique est proprement affligeante. Selon lui, seule une poignée serait sensibilisée au sujet, ce qui aurait un impact particulièrement néfaste sur la croissance de notre économie du fait même que McKinsey relèverait que le numérique est justement un des aspects les plus dynamiques de notre économie (le numérique pèse 110 milliards dans le PIB en France, ce qui est plus que les services financiers et l’agriculture).
3- La perte de crédibilité des politiques, dans le domaine du numérique comme dans le reste
Attaqués de toute part, et marqués par des scandales aussi bien fiscaux qu’éthiques ou comportementaux, ceux-ci se trouvent pris à leur propre piège du pouvoir et le citoyen, piqué au vif par ces indéniables incartades politiques, se sent (à juste titre ?), capable de le remplacer. D’où la naissance de cette primaire citoyenne, la primaire.org, digne héritière digitale de la révolution de 1789 dans ce qu’on espère qu’elle avait de meilleur.
La réponse à donner à ces trois constats
C’est là que je serais moins d’accord avec mes amis. Certes, mon désaccord sera décrit en toute amitié, car le problème est réel et nous sommes bien d’accord sur les constats. Mais, quelles réponses apportées face à ce diagnostic ?
Reprenons le point de vue de chacun. Si le G9+ cité ci-dessus, sous l’impulsion de Luc Bretones, patron du Technocentre d’Orange (également un de mes anciens collègues) se contente de faire des recommandations, Alain Garnier, Pierre-José Billotte et Jean-Michel Billaut sont tous en désaccord avec cette approche qui pour eux est considérée comme trop restrictive. Pour eux, il faut absolument trouver un candidat numérique, que ce soit sous la forme d’un candidat représentatif de l’ensemble d’une association comme dans le cadre d’EuroCloud (qui présentera son programme et le portera au vote pour trouver son candidat en début juillet 2016), soit comme dans le cas d’Alain Garnier et de Jean-Michel Billaut, sous la forme d’une candidature spontanée et individuelle.
Mais quelle est la pertinence d’une telle candidature ? Sera-t-elle à même d’améliorer la situation française du numérique, certes peu brillante quand on regarde les classements très moyens voire médiocres de la France dans l’Europe et le monde, et d’autre part, comment un président « numérique » pourrait-il garantir le fonctionnement d’un État dans tout ce qui ne l’est pas ?
#Digital La France 16ème sur 28 pays de l’UE, soit en-dessous de la moyenne https://t.co/xBL2Ew5VWi pic.twitter.com/1Dhc42p3t8
— Isabelle Mathieu (@isabellemathieu) 25 mai 2016
Ne nous trouverions-nous pas dans une situation où pour privilégier un secteur, certes qui nous est cher, nous en viendrions à négliger tous les fondamentaux de l’économie ?
Candidat numérique : un simple citoyen peut-il devenir président ?
La question de savoir si un citoyen lambda peut remplacer un homme politique est cependant plus complexe qu’il y paraît. Il n’est pas question ici de redonner du crédit à certains de ces personnages qui sous prétexte de prélever l’impôt et d’avoir contribué à la richesse de l’État se sont trouvés eux-mêmes pris la main dans le sac de l’évasion fiscale, voire atteints de « phobie administrative ». Il est certain que dans ce dernier cas, donner le nom de ce sinistre personnage à la loi destinée à réguler un marché fortement perturbé par Uber, peut prêter à sourire sinon à générer de la colère.
Cela veut-il dire pour autant qu’un simple citoyen, sans formation politique ni capacité démontrée à tenir tête à des foules déchaînées, serait capable de mener la barque d’un pays dont De Gaulle lui-même avait décrété qu’il était ingouvernable ?
J’ai de sérieux doutes quant à la nécessité de ce candidat numérique. Est-il un épouvantail dont le but est de se faire absorber par les gros partis politiques pour mieux les influencer (je ne pense pas que ce soit le cas ici puisque le point de départ est la perte de crédibilité des politiques eux-mêmes) ? Est-il sérieusement destiné à remplacer le président de la république ? Est-il juste là pour jouer la mouche du coche à la manière de Coluche en 1988 ? Ces candidatures multiples vont-t-elle avoir un effet bénéfique ou néfaste ? Ne vont-elles pas contribuer par exemple à une atomisation des candidatures dont on a vu par le passé qu’elles pouvaient avoir des conséquences néfastes en affaiblissant les partis de gouvernement ? Quels qu’ils soient et quoiqu’on en pense, la caractéristique des partis de gouvernement est d’avoir un tant soit peu d’expérience dans cet exercice. Y compris celui de subir et résister à l’impopularité des hommes et des actions.
Plus largement, je me pose la question de savoir si le numérique a véritablement besoin d’un gouvernement. En tant que chef d’entreprise je n’attends pas grand-chose du gouvernement. Sinon de nous apporter de la stabilité et l’image d’un pays positif et moderne et non d’un pays rétrograde et bloqué.
Se focaliser sur le long terme : stabilité et certitudes
Ce dont a besoin un chef d’entreprise, à mon avis, c’est de stabilité et de certitudes. Si la loi change toutes les cinq minutes et que les taux d’imposition varient d’un mois sur l’autre, cela vient créer l’incertitude et la crainte. Le climat est donc peu propice à l’investissement et à la réflexion à long terme. Dans un environnement qui bouge sans arrêt, où les règles sont peu claires, il est difficile de construire l’avenir.
Même la question de la surtaxation du travail, bien que réelle, ne doit pas occulter le fait qu’elle existe également dans des pays qui sont considérés comme des eldorados et notamment des états comme la Californie.
Ce qui fait que la Californie est attractive n’est pas son taux d’imposition, mais son écosystème absolument extraordinaire. Tellement extraordinaire qu’il en arrive à faire oublier les taxes importantes, les services publics défaillants et enfin un coût de la vie ultra exorbitant. Avant d’avoir besoin d’un nouveau candidat à la présidentielle, pourquoi ne pas penser que le numérique avant tout a besoin, comme le reste de l’économie d’ailleurs, d’un énorme coup de pouce non pas en termes d’encadrement, mais d’allégement de cet encadrement ?
Ceci, à mon avis, ne veut pas dire non plus qu’il faut détricoter les lois, ce qui semble rendre fou la moitié du pays. Mais qu’a minima on préserve une période de stabilité relativement longue qui permette de se focaliser dans le long terme, pour le bien de tous. L’innovation vient selon moi de l’entreprise, plus que par l’intervention de l’Etat, autrefois moteur et compétent, et qui a un record avéré dans les mauvais choix technologiques et industriels de ces dernières années, et pas seulement dans le numérique. Il suffit de regarder le nucléaire pour s’en convaincre.
Personnellement, c’est le point de départ que j’aimerais fixer à mes amis du numérique lors de ce débat : je crois que les entrepreneurs de ce secteur pourraient probablement mieux se serrer les coudes afin de de perfectionner à la fois les projets de création et de développement d’entreprises et leurs modes de financement. Après tout, au lieu de tout temps se plaindre, il est certainement possible de faire quelque chose en ce sens. Nous avons déjà de belles associations (France digitale, La Frenchtech, EFEL, etc.) qui permettent de mettre en avant ce secteur de pointe. Enfin, nous remarquons dans les écoles (j’échangeais récemment sur ce sujet avec une des écoles où j’enseigne) la demande des élèves pour ce type de formation numérique est, paradoxalement, en train de stagner.
Numérique : évangéliser, plutôt que surfinancer
Là encore, il ne s’agit pas d’invoquer les mannes d’un quelconque gouvernement, il y a juste un travail d’incitation à faire sur les élèves, d’évangéliser, de les inciter à changer le cours des choses, à se lancer dans cette nouvelle aventure du numérique qui, à mon avis, est porteuse d’avenir pour beaucoup d’entre eux, et notamment dans les secteurs B2B. Nous avons donc un rôle, en tant qu’entrepreneurs et influenceurs du domaine, d’évangéliser. C’est d’ailleurs une des choses pour laquelle j’admire des entrepreneurs comme Alain, Jean-Michel et Pierre-José, car tous à leur niveau ont beaucoup donné dans ce domaine et ont réalisé un travail admirable
Faut-il pousser le bouchon un peu plus loin en se présentant comme candidat à la Présidence de la république, je n’en suis pas certain. C’est la contradiction que j’aimerais leur apporter le 9 juin. Rendez-vous sur Webikeo ce jour-là. À vos souris !
Le point de vue du Blog du Communicant
« Je rejoins pleinement l’analyse développée par Yann Gourvennec et sur la nécessité avant tout de disposer de cadres socio-économiques stables et incitatifs pour faire fructifier le terreau numérique que la France a la chance de posséder (même si tout n’est pas parfait, loin s’en faut). De là, à réclamer un président issu du numérique, je nourris également une grande circonspection. Si connaître et maîtriser les tenants et les aboutissants des enjeux du numérique est de toute évidence un « must » pour tout dirigeant politique digne de ce nom (et là effectivement le constat est affligeant), le numérique n’est pas une panacée assurant à elle seule la réussite de la gouvernance d’un pays.
A mon humble avis, qu’on instille plus de représentants de la société civile (et notamment des experts patentés du numérique) apparaît comme une évidence incontournable. En revanche, en faire un label de qualité et de légitimité pour présider un pays me semble plutôt abusif. Dans ce cas-là, pourquoi ne pas faire aussi un Parti des Economistes, un parti des Industriels, etc. Le numérique est certes transversal et chamboule bien des aspects de nos vies et nos activités. Il n’est pas pour autant gage unique de compétences et de crédibilité à gouverner un pays. Pour faire une allégorie d’actualité avec le football et l’EURO 2016 sur le point de démarrer, on a connu d’immenses footballeurs (Platini, Maradona, etc) qui se sont avérés être de piètres sélectionneurs et/ou dirigeants d’instances internationales. Attention donc à ne pas verser dans un populisme matiné de numérique mais plutôt de faire du numérique, une priorité des différents candidats qui prétendent à la présidence de la République ».
Olivier Cimelière