[Note de lecture] – Caroline Faillet : « Nous devons cesser d’être les locataires captifs des GAFAM et nous réinventer avec le Web3 »

Et si le prochain avènement du Web3 était l’opportunité de reprendre le pouvoir aux géants du numérique que sont les GAFAM et de se débarrasser au passage de leur business model centripète qui aspire toutes nos données pour asseoir leur suprématie ? C’est l’appel défendu par Caroline Faillet dans son dernier ouvrage intitulé « Web3, la nouvelle guerre digitale ». Experte des nouveaux usages qui découlent des révolutions technologiques numériques, elle s’adresse avec conviction aux dirigeants, aux entrepreneurs et aux internautes pour faire émerger un Web qui ne soit ni kidnappé par les Etats-Unis, soit ni colonisé par la Chine. Elle s’en explique dans un entretien exclusif avec le Blog du Communicant.

Internet s’apprête à vivre sa 3ème révolution technologique. Avec elle, il devient possible de rebattre les cartes qui ont jusqu’à présent gouverné la Toile et ont profité essentiellement à des mastodontes comme Facebook, Amazon, Google, Apple et Microsoft. Sans oublier les acteurs chinois certes moins connus du grand public mais tout autant actifs et conquérants en étant au service d’un Etat autoritaire. Sans naïveté, ni optimisme béat, Caroline Faillet estime qu’une troisième voie est possible en Europe pour redonner aux utilisateurs le contrôle de leurs données et favoriser des usages plus vertueux du numérique où les GAFAM ne sont plus l’alpha et l’oméga d’Internet.

Pour commencer l’entretien, pourriez-vous nous donner une définition du champ exact que recouvre la notion de Web3 ? A son sujet, on lit en effet un peu tout et son contraire dans les médias spécialisés comme dans les médias généralistes. Tantôt il s’agit du nouvel Eden numérique qui va révolutionner nos vies et nos sociétés. Tantôt il s’agit d’une menace accrue de surveillance en ligne, d’utilisation abusive des données personnelles et d’un cybercapitalisme sauvage. On aimerait comprendre !

Caroline Faillet : Tout d’abord, il faut comprendre que cette numérotation du Web fait référence à des révolutions d’usage qui ont ponctué l’histoire d’Internet. Le Web1 marque la connexion des documents et des contenus entre eux grâce aux liens hypertexte et au référencement des moteurs de recherche. Il a permis aux utilisateurs d’accéder à un plus grand nombre d’informations et d’être en mesure de détecter la véracité (ou pas) de tel ou tel discours tenu par une marque, un expert, un scientifique.

Le Web2 marque quant à lui la connexion des personnes entre elles. Ces dernières peuvent dorénavant écrire, parler, filmer, diffuser et entrer en relation avec d’autres via les réseaux sociaux. Elles ont alors la capacité de dénoncer et de s’indigner. Pour les médias et les grands dirigeants, cela est devenu une forme de contre-pouvoir informationnel.

Avec le Web3, on opère un nouveau saut technologique où les services et les plateformes en ligne passent maintenant à un modèle basé sur les blockchains et les cryptomonnaies et non plus seulement basé sur les données des utilisateurs. Les infrastructures y sont décentralisées. Enfin, avec les tokens (jetons numériques émis et échangeables sur une blockchain) que détient une personne en lien avec une infrastructure, celle-ci garde la main sur ses données qu’elle concède ou pas, avec des droits particuliers associés.

Le problème aujourd’hui est qu’il règne une grande confusion autour de la nature exacte du Web3 à cause notamment de l’amalgame entretenu par le discours de Mark Zuckerberg qui mélange le métaverse, les cryptomonnaies et l’immersion dans une réalité virtuelle. Il est essentiel de ne pas tout confondre. Le Web3 vu par Meta n’est ni plus ni moins que la prolongation de ses plateformes numériques actuelles avec des espaces immersifs en 3D. Mais le modèle lui, reste fondamentalement le même. Vous êtes toujours le produit et vos données continuent d’alimenter les algorithmes de Meta. Or, le Web3 repose avant tout sur la « tokenisation » qui créé un lien de propriété numérique entre un consommateur et les marques. Le consommateur reprend le pouvoir sur ses données et peut interagir avec un service sans devoir tout lâcher sur ses propres data.

Ce nouveau cyberespace est généralement décomposé en trois couches : la couche physique, la couche logicielle et la couche cognitive ? Pourriez-vous expliquer ce qu’englobe cette segmentation pas toujours aisée à appréhender ?

Caroline Faillet : La couche physique est la plus méconnue et paradoxalement la plus cruciale de ce cyberespace. Elle représente l’infrastructure d’Internet avec ses câbles, ses réseaux 4G/5G, ses terminaux, ses centres de données et ses plateformes d’hébergement et de cloud computing. Sans cette infrastructure, il n’y aurait pas d’échanges. Cet univers est aujourd’hui dominé par les Américains et les Chinois qui façonnent les normes standards et les protocoles et détiennent les brevets. Avec pour eux, la possibilité d’espionner toutes les données qui transitent par leurs infrastructures, environ 80% à l’heure actuelle.

La couche logicielle comprend les systèmes d’exploitation des smartphones et des ordinateurs, les sites et leurs applications et les logiciels qui sont désormais pour la plupart en mode Saas (mise à disposition d’un logiciel via Internet et non plus installé physiquement). Là aussi, l’hégémonie américaine est particulièrement forte même si la Chine et la Russie poussent des écosystèmes concurrents.

La couche cognitive est tout ce qui découle de l’usage de ces outils numériques : les données et l’intelligence artificielle. C’est la partie la plus sensible. La maîtrise totale des données peut aboutir à un totalitarisme technologique comme en Chine, voire en Russie ou alors profiter uniquement à des géants comme les GAFAM.

Avec le Web3, n’est-on pas en train de faire le remake utopiste et universaliste d’un Internet libre et décentralisé que la culture hippie et alternative de la Silicon Valley promettait il y a plus de 30 ans alors que le scénario semble déjà ficelé ? De gros acteurs comme les GAFAM sont précisément sur le pont pour conquérir des positions de force. La Chine y voit un levier supplémentaire pour tenter d’exercer son hégémonie hors de ses frontières. Quelles raisons objectives peuvent laisser supposer que l’histoire ne servira pas une nouvelle fois les mêmes plats ?

Caroline Faillet : A mon sens, il est encore possible de ne pas permettre la reproduction de certaines déviances qui ont abouti à l’hégémonie actuelle des GAFAM. Les utilisateurs comme les entreprises ont acquis une maturité plus pointue sur la question des données personnelles et ont opéré une prise de conscience sur la nécessité de protéger l’identité numérique. Aujourd’hui, les données que nous laissons aux plateformes ne sont pas portables. Elles restent dans l’écosystème d’un Facebook ou d’un Google.

Avec le Web3, nous pouvons ne plus être astreints à ce choix par défaut. Notamment grâce au concept de « wallet ». C’est une sorte de portefeuille électronique crypté qui contient en gros des clés publiques (avec des informations permettant de faire un échange, une transaction ou utiliser un service) et des clés privées (avec d’autres informations connues, cryptées et accessibles par son seul propriétaire). C’est un vrai renversement de paradigme qui nous libèrent des plateformes.

Aujourd’hui en effet, on bosse pour Facebook. On y produit des contenus, on like, on paie des services mais toute la valeur profite à Facebook. C’est une aberration économique. Créateurs, communautés, investisseurs et annonceurs commencent à en voir les limites à force de toujours mettre plus d’argent et de contenus. Avec le Web3, on est dans le registre d’un échange de données consenti et contrôlé, qui peut même être rétribué en tokens. On sort du modèle ultra-captif des plateformes actuelles.

Je vais prendre un exemple concret. Actuellement, quand une personne dépose un avis Google sur un restaurant, elle n’est pas rétribuée. Or, elle a pourtant apporté une information utile. Avec le Web3, cette approche n’existe plus. Au Japon, la start-up SynchroLife a repris l’idée de ces avis gastronomiques. Chaque contribution déposée sur la plateforme est récompensée avec des actifs cryptographiques qui une fois accumulés, peuvent être dépensés dans d’autres repas. Favoriser et adopter ce type d’alternative constitue un levier pour contourner les plateformes existantes et cesser de les nourrir gratuitement avec nos données.

En matière de circulation de l’information, le Web3 ne constitue-t-il pas un enjeu crucial ? Dans le conflit en Ukraine, on constate tous les jours la guerre d’image à coups de hackings, de trolling et d’infoxs que se livrent les belligérants et leurs alliées sur les réseaux sociaux et Internet pour influencer les opinions publiques. Alors même qu’on parvient aujourd’hui très difficilement à modérer les conversations et traquer les fake news en dépit du recours à l’intelligence artificielle, ce nouveau Web ne va-t-il pas aggraver à la puissance 3, ces graves dérives ?

Caroline Faillet : On peut toujours évidemment imaginer le pire. Mais c’était déjà le cas lorsque Wikipédia est apparu. Les anti-nucléaires ou les antivaccins y ont été d’emblée très actifs pour pousser leurs idées avant que la modération ne se mette en place. C’est justement pour cette raison qu’il faut s’emparer du Web3 et ne pas laisser les nouvelles agoras aux mains des extrémistes de tout bord. Pour reprendre l’exemple précédent, les fact-checkeurs ne sont pas aujourd’hui rémunérés pour le travail qu’ils accomplissent contre les fake news. Grâce aux « tokens », il est possible d’établir des « smart contracts » où chaque contribution pertinente et vérifiée via la blockchain serait rétribuée. Cela pourrait largement aider à endiguer la propagation des idées radicales et d’infoxs en tout genre que d’aucuns pourraient être tentés de viraliser.

La désinformation est une conséquence des plateformes algorithmiques qui privilégient le toujours plus sensationnaliste en flattant les pires penchants, en enfermant les gens dans des bulles informationnelles tout en continuant allègrement d’engranger des données. Et la tendance n’est guère à l’amélioration. Les changements récents apportés par Elon Musk en matière de modération sur Twitter, ne vont pas vraiment dans le bon sens. Par ailleurs, Meta restreint progressivement ses efforts sur son outil d’analyse des contenus en ligne CrowdTangle. Cet outil est pourtant très utile pour les journalistes et les chercheurs, pour qu’ils puissent identifier notamment la désinformation sur Facebook ou Instagram.

Led Gapline – Shutterstock

 

D’après vous, les médias classiques devraient-ils s’intéresser proactivement à l’avènement du Web3, pas uniquement en tant que sujet pour leur audience, mais en tant que levier potentiel pour reconquérir la confiance et la proximité ? Notamment auprès des plus jeunes générations qui les ont délaissés pour s’informer via leurs réseaux sociaux et leurs applications diverses. Que peuvent-ils espérer de cette nouvelle donne technologique ?

Caroline Faillet : Clairement oui d’autant qu’ils ont nettement loupé les révolutions du Web1 et du Web2. Les médias ont trop rapidement compté sur Google News pour créer du trafic sur leurs sites où l’information était de surcroît gratuite. C’était se tirer une balle dans le pied. Ensuite, ils se sont vite détournés de l’aspect communautaire qu’ils avaient pourtant entrouvert en permettant aux internautes de déposer des commentaires. Certes, cela requérait un gros effort de modération mais en abandonnant ce service, ils ont favorisé la plateformisation de l’information. Beaucoup de gens se sont rabattus sur les réseaux sociaux et détournés des médias classiques.

J’aimerais que les médias fassent un Netflix de l’information où leurs différentes marques cohabiteraient. C’est d’ailleurs ce qu’essaie de faire Cafeyn en proposant plus de 2000 titres de la presse quotidienne et magazine française à travers une application unique à l’ergonomie utilisateur étudiée. Cela permettrait de mutualiser les efforts en termes de production, de fact-checking et de monétisation. Avec les fonctionnalités que j’ai décrites précédemment, le Web3 peut redonner du pouvoir aux lecteurs qui peuvent voter pour des contenus et/ou contribuer à étoffer. Cela permet de créer de vraies communautés où là encore chacun a le contrôle de ses données et n’est plus pieds et poings liés avec les plateformes.

Dans votre conclusion, vous dites que « chaque version Web a fait descendre de son piédestal une forme d’autorité : les journalistes, les sachants, les marchands qui se sont vus réintermédiés par le pouvoir du pair à pair. Voici maintenant que les institutions financières, agents immobiliers et autres commissaires-priseurs sont concurrencés par une nouvelle casquette du citoyen-consommateur : le cons’owner qui revendique un droit de détermination de la valeur et de propriété sur ce qui compte pour lui ». Pour vous, la domination des GAFAM n’est pas inéluctable. Cependant, et à supposer que certains d’entre eux puissent connaître le même sort qu’AOL et Yahoo, ne croyez-vous pas que l’hégémonie sera captée par d’autres géants encore nains à l’heure actuelle ?

Caroline Faillet : Je ne suis pas par nature opposé aux géants qui apparaissent. J’ai écrit ce troisième livre pour dire que l’omnipotence des GAFAM est délétère et que le Web3 nous procure l’opportunité d’inventer un avenir numérique meilleur pour nous et nos enfants à la lumière des enseignements numériques de ces 25 dernières années. Le Web3 ouvre une brèche dans ce modèle ultra-centralisé et dominé par les Américains et les Chinois.

L’Europe peut encore incarner cette 3ème voie bien qu’elle ait quelque peu raté les deux premières révolutions technologiques numériques. Rien qu’en France, nous avons des acteurs particulièrement bien engagés dans l’aventure du Web3 comme Ledger, une start-up française qui conçoit et commercialise des portefeuilles sécurisés de cryptomonnaies physiques destinés aux particuliers et aux entreprises. On peut aussi citer Arianee, une plateforme de solutions Web3 destinée aux marques du luxe et de la mode ou encore, Cohort, qui propose une solution SaaS pour démocratiser l’usage des NFT pour les marques et leurs clients. Tant mieux s’ils deviennent des géants qui font émerger la face positive du Web3 et qu’ils gagnent de l’argent.

Je n’ai évidemment pas une vision béate, ni excessivement solutionniste du Web3. Je veux avant tout proposer un plan d’action pour s’extraire du modèle des plateformes américaines. Nous devons cesser d’être les locataires captifs des GAFAM pour réinventer des modèles plus vertueux et gagnant-gagnant. Le Web3 est un levier pour y parvenir et c’est le moment de s’en emparer.

En savoir plus sur l’auteur

De formation HEC, Caroline Faillet s’intéresse dès le début des années 2000 aux phénomènes d’influence propres au numérique. Elle entreprend alors de décoder rumeurs et opinions dans les rares espaces ancêtres des média sociaux. En 2004, elle cofonde le cabinet Bolero devenu OPINION ACT, dont la vocation est de décrypter les opinions et comportements des internautes pour éclairer les stratégies des organisations. En octobre 2022, le cabinet a rejoint le groupe JIN dirigé par Edouard Fillias pour former le premier acteur européen du conseil en influence digitale, spécialiste de l’activation des communautés

Caroline est l’auteur de l’Art de la Guerre Digitale (Dunod) dans lequel elle porte un regard expert sur la sociologie du web et dévoile les luttes de pouvoir post-révolutions numériques. En 2018, elle publie Fake News, décoder l’info (Bréal) afin de sensibiliser le grand public aux phénomènes de bulles informationnelles et aux manipulations de l’opinion. Son dernier ouvrage, Web3 la nouvelle guerre digitale (Dunod) est plus engagé en faveur d’une reconquête de la souveraineté numérique européenne à travers l’opportunité de la rupture technologique que représente le Web3.

Qualifiée par les média de « netnologue », elle partage régulièrement son expérience pour contribuer au débat dans le monde académique (HEC, Ecole Militaire) et dans les nombreux événements consacrés à la transformation digitale.

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Un commentaire sur “[Note de lecture] – Caroline Faillet : « Nous devons cesser d’être les locataires captifs des GAFAM et nous réinventer avec le Web3 »

  1. Jean-Pierre BLANGER  - 

    Il y avait « L’art de la guerre digitale – Survivre et dominer à l’ère du numérique » en 2016 et
    il y a maintenant: « Web3, la nouvelle guerre digitale – Reprendre le pouvoir aux géants du numérique ».
    Ces deux ouvrages de Caroline Faillet entrent en résonnance.
    Ne nous y trompons pas, derrière un titre accrocheur ce n’est pas la désolation d’un champ de bataille. Au contraire, au fil des chapitres, c’est la construction méthodique d’une compréhension fine des concepts et des impacts des technologies, qui est proposée par l’auteure.
    Je suis un fan inconditionnel de ce dernier ouvrage car il répond aux questions que je me posais systématiquement face à de nombreux propos… purement marketings trop souvent caricaturaux ou abscons.
    A lire pour mieux comprendre le monde phygital de demain.

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