Twitter Blue ou la stratégie informationnelle du grand flou toxique

Elon Musk avait prévenu. Le 20 avril dernier, le tapageur tycoon est passé à l’acte. Au rebut les coches bleues certifiant l’authenticité d’un profil d’une personnalité publique, place à Twitter Blue et le label bleu pour tous. A condition néanmoins d’abouler au passage une petite dizaine d’euros par mois pour pouvoir afficher fièrement sa pastille nouvelle génération. Pourtant, la nouvelle lubie de Musk n’a toujours pas rencontré le succès escompté. Sur les 250 millions d’utilisateurs monétisables dans le monde, hier, moins de 650.000 avaient souscrit à Twitter Blue soit 0,26% des utilisateurs. Faut-il vraiment céder aux atours de Twitter Blue ?

Sur le papier, la promesse est plutôt alléchante. Elle propose des fonctionnalités qui ont longtemps été réclamées par les twittos du temps de Jack Dorsey, fondateur et ex-PDG de la plateforme de microblogging, sans jamais être satisfaites. Malgré un premier plantage magistral de la formule à la fin de 2022 qui s’était traduit par une vague de faux comptes et d’usurpations, Elon Musk est revenu à la charge dès février 2023. Cette fois, pour devenir abonné de Twitter Blue, le numéro de téléphone doit d’abord être vérifié et approuvé par la plateforme pour obtenir ensuite la coche bleue et accéder aux avantages réservés aux profils payants. Suffisant ?

Twitter Blue, ça vaut le coup ?

Deux fonctionnalités ont particulièrement suscité l’attrait : corriger un tweet émis et publier un tweet au-delà des 280 caractères autorisés. Dans le premier cas, l’utilisateur peut apporter un nombre limité de modifications successives à ses tweets dans un délai de 30 minutes après leur publication. Une fonction pas inutile qui peut permettre de rectifier des boulettes bien que la capture instantanée d’écran reste un sport très pratiqué pour repérer les tweets polémiques. Dans le second cas, il est possible de s’affranchir du bridage à 280 caractères pour développer sa prose jusqu’à 4 000 caractères. Pourtant, le long format était déjà possible avec la technique du « thread » qui permet de lier plusieurs tweets dans un unique fil de discussion.  

D’autres bricoles qui relèvent plus du gadget geek qu’autre chose, permettent également de personnaliser son compte avec par exemple, la possibilité d’afficher une image de profil NFT ou encore de modifier avec plusieurs options colorées, l’apparence de l’icône de l’application Twitter sur son téléphone. Autre babiole dans la corbeille de l’abonné : le téléchargement de vidéos plus longues. Les tatoués Twitter Blue peuvent ainsi télécharger des vidéos d’une durée allant jusqu’à 60 minutes environ et d’une taille allant jusqu’à 2 Go. Au final, rien de véritablement décoiffant au point de lâcher mensuellement entre 9,60 et 11 €.

Tu paies, tu es plus visible !

En fait, le véritable appeau à abonnés que Twitter a mis en place, réside dans une autre fonctionnalité qui a vite titillé les twittos en mal de visibilité et de reconnaissance égotique ! Effectivement, les tweets émis par des comptes certifiés sont priorisés par l’algorithme pour figurer en haut des réponses, des mentions et des résultats de recherche. Autrement dit, celui qui verse son écot mensuel, se voit gratifier d’une visibilité plus puissante que le quidam sans pastille. Motif invoqué par Twitter : contribuer à lutter contre les fausses informations et le spam ! Ce principe de « push » est également applicable aux coches dorées (service qui concerne les entreprises voulant certifier leur compte au tarif de 1 140 € par mois plus 60 € supplémentaires par compte affilié) et aux coches grises (offertes pour les comptes gouvernementaux et institutionnels).

Avec cette nouvelle usine à gaz, le micmac n’a guère tardé. Le 24 avril, Twitter décerne un badge doré à un compte parodique proférant des insultes racistes. L’erreur tient au fait que la plateforme a décidé de faire des gestes commerciaux pour ses plus gros annonceurs en attribuant gratuitement le statut doré. Elle n’y a donc vu que du feu lorsque le faux compte @DisneyJuniorUK est venu se faire certifier. De 1400 abonnés au départ, il a alors grimpé à 4700 après sa certification (1) avant de se faire désactiver suite à la plainte de Disney auprès de Twitter.

Confusion totale autour de la coche bleue

Cette obsession de la visibilité accrue obtenue grâce à un abonnement payant, a vite rencontré un vif écho auprès de la complosphère qui sévit sur Twitter. Quelle aubaine en effet pour ces comptes de conspirationnistes qui bénéficient là d’un coup de pouce inespéré pour gagner en notoriété et sortir de leurs bulles informationnelles. Tout en jouant de surcroît sur la confusion sémantique qui règne désormais à propos de la coche bleue comme le déplore Clément Legrand, directeur des stratégies à l’agence Otta, spécialisée dans les réseaux sociaux (2) : « Twitter a tellement conditionné les utilisateurs à percevoir les comptes certifiés comme des comptes légitimes, que désormais, comme n’importe qui peut acheter le badge, forcément, la confusion est énorme […] A deux tweets équivalents, celui qui a souscrit verra son tweet avoir une plus grande portée, il sera affiché en haut des réponses. On parle un coefficient multiplié par deux, voire par quatre, par rapport à un tweet normal ».

Le média complotiste FranceSoir et son non moins conspirationniste de propriétaire et patron, Xavier Azalbert ne s’y sont par exemple pas trompés (pour ne citer qu’eux). Tous deux arborent la pastille bleue et non pas la pastille dorée qui échoit aux médias traditionnels comme Le Monde, Le Figaro, Les Echos, L’Express et Le Point. Bien que dans ce domaine, c’est dorénavant une pagaille monstre pour s’y retrouver. L’excellent quotidien La Croix et les hebdos Marianne et Figaro Magazine sont ainsi dépourvus de toute coche tandis que Libération et L’Obs possèdent le macaron bleu. Ce capharnaüm constitue de toute évidence un boulevard pour répandre encore un peu plus la désinformation. Très probablement au grand plaisir d’Elon Musk qui a toujours détesté la presse et la lui a souvent fait savoir comme dernièrement en lui adressant une émoticône en forme de crotte !

La certification à géométrie variable d’Elon Musk

Derrière cet équivoque badge bleu, c’est aussi l’omnipotence délirante et dangereuse d’Elon Musk qui s’exprime. Cette certification emberlificotée met maintenant d’égal à égal une revue de presse aux relents racistes comme Fdesouche, un colporteur de fake news à la ligne très pro-poutinienne comme Alexis Poulin ou une complotiste patentée comme Myriam Palomba (tous estampillés de bleu) avec par exemple des journalistes reconnus comme Jean-Michel Aphatie, Pierre Haski, Nicolas Demorand ou encore Laurent Delahousse (tous dépouillés de leur ancienne certification).

Plus dingue encore ! Musk lui-même accroît la cacophonie en se piquant d’attribuer ça et là des coches comme bon lui semble. Dans son édition du 3 mai, Le Canard Enchaîné relate notamment le retrait du badge bleu du compte de François Hollande avant que son équipe ne le voit subitement réapparaître sans rien avoir demandé. Mais le frénétique Musk ne s’arrête pas là. Ces derniers temps, il a offert par provocation un badge bleu à l’écrivain Stephen King, son plus sévère détracteur qui avait affirmé qu’il ne paierait jamais. Même les personnalités décédées en reçoivent également comme feu Johnny Halliday et l’ancien premier ministre japonais assassiné Shinzo Abe !

Twitter Blue ne vaut rien sinon cautionner Musk

Dans cet immense bazar où les quidams se gobergent avec leur pastille bleue, on note tout de même que l’essentiel de ces nouveaux détenteurs est constitué d’abonnés américains disposant eux-mêmes de peu de followers et distillant des discours très conservateurs et empreints de conspirationnisme. En France, le constat est peu ou prou identique. Toute la clique des antivaxs, climatosceptiques, pro-Poutine et anti-Macron revendique sa breloque bleue. Au passage, il est toutefois étonnant de constater que des professionnels sérieux du journalisme et de la communication aient aussi cédé à la tentation de se payer l’insigne bleu. Bal des vanités mal assumé ou besoin de reconnaissance éperdue ? Toujours est-il qu’il est dommage que ces profils jouent en fin de compte les idiots utiles de la stratégie informationnelle du grand flou toxique d’Elon Musk.

L’heure est effectivement grave. Un récent rapport de NewsGuard pointe à nouveau l’accroissement de la désinformation qui sévit sur Twitter. La start-up spécialiste de l’observation de la désinformation a passé au crible 25 comptes de plus de 50.000 abonnés certifiés par Twitter Blue entre le 1er et le 7 mars et ayant diffusé 176 tweets (originaux ou relayant d’autres tweets) « contenant des informations fausses, trompeuses ou sans fondement » (3). Durant cet intervalle, les messages ont été vus au total 27 millions de fois et « aimés » ou retweetés plus de 760.000 fois. Pire encore ! Sur ces 25 comptes, 10 avaient été suspendus par le passé et restaurés depuis l’acquisition de Twitter par Musk.

Il reste à espérer que la pastille bleue devienne à terme plus un repoussoir qu’un élément d’authentification et de sérieux. Y compris chez celles et ceux qui déboursent sincèrement pour profiter avant tout de la correction des tweets. Arborer cette icône n’est ni plus ni moins que valider le monstrueux saccage qu’Elon Musk opère sur Twitter en laissant volontairement proliférer les théories les plus radicales et les plus fausses.

Sources

• (1) – Kesso Diallo – « Sur Twitter, un faux compte Disney brièvement certifié » – L’Eclaireur FNAC – 25 avril 2023
• (2) – Manon Aublanc – « Twitter Blue : Comment l’abonnement payant va augmenter le risque de désinformation » – 20 Minutes.fr – 9 avril 2023
• (3) – Marina Alcaraz – « Comment Twitter Blue est devenu un vecteur de désinformation » – Les Echos – 6 avril 2023