Médias sociaux : Foule intelligente ou foule décadente ?

A mesure que les réseaux sociaux imprègnent nos quotidiens, nos coups de cœur comme nos coups de gueules ont trouvé dans ce porte-voix digital, un exutoire à l’expression de nos émotions, nos croyances et nos engagements. Il ne se passe plus une semaine sans qu’un mouvement spontané de foule ne s’arroge la parole sur le Web social avec souvent un écho infiniment supérieur aux traditionnelles manifestations de rue. Faut-il y voir une avancée ou une déviance de la vox populi version 2.0 ?

Aujourd’hui, plus un fait d’actualité n’échappe au regard du corps sociétal. Auparavant spectatrice des histoires que les médias racontaient, la foule citoyenne a acquis une nouvelle dimension avec les médias sociaux. Elle n’attend plus qu’on vienne lui tendre un micro pour témoigner. Elle s’exprime et agit à brûle-pourpoint pour faire entendre sa voix, ses valeurs, ses attentes, ses projets ou ses refus. Certains intellectuels thuriféraires de l’intelligence collective y ont aussitôt vu l’avènement d’une nouvelle société où le préfixe « co » devient le compas de toute action sociétale grâce à la Toile interactive. En cela, la controverse Leonarda, la lycéenne kosovare expulsée manu militari de son école vers son pays d’origine, n’a pas échappé à la règle. En plus de provoquer des mouvements de colère chez les jeunes dans la rue, une page Facebook en soutien à la jeune fille a aussitôt éclos sur Facebook.

Le renouveau de la pensée de groupe

La pensée de groupe, concept mis en évidence dans les années 70

La pensée de groupe, concept mis en évidence dans les années 70

Ces éruptions collectives ne sont pas nouvelles en soi. Elles empruntent à des mécanismes humains connus depuis la nuit des temps mais notamment mis en évidence dans les années 70 par le psychologue américain Irving Janis sous le concept de « pensée de groupe » (group think). Ce concept s’efforce de décrire les processus qui conduisent un groupe de personnes à s’unir, à prendre des décisions et effectuer des choix dans le bon ou le mauvais sens.

D’après lui, la pensée de groupe amène rapidement un individu à se conformer au sens impulsé par une action collective, voire à y accorder sa propre implication à divers degrés pour amplifier la dynamique et aboutir aux fins recherchées. Solidaire et convaincu, le groupe a dès lors l’illusion de l’invulnérabilité et de la justesse de sa posture. Il ne s’intéresse qu’aux signes qui abondent dans son sens et qui lui permettent de justifier et de bétonner les arguments brandis. Selon Irving Janis, les caractéristiques qui favorisent un tel comportement sont au nombre de six : la fermeture du groupe sur lui-même, son niveau élevé de cohésion, l’influence d’un leader très directif, l’absence de règles fortes, l’homogénéité idéologique des membres et l’existence de menaces extérieures.

La foule 2.0 brandit le poing

La foule exprime de plus en plus sa rage sur les réseaux

La foule exprime de plus en plus sa rage sur les réseaux

Cette mécanique collective a fort logiquement trouvé son prolongement et son amplification sur les réseaux sociaux et tous les outils d’expression libre désormais mis à disposition de chacun pour supporter une initiative ou proclamer ses idées. L’actualité française a d’ailleurs récemment fourni des illustrations flagrantes du pouvoir de communication dont dispose maintenant la foule.

Pour s’en convaincre, il suffit par exemple de se référer à la page Facebook de soutien au bijoutier de Nice. Cambriolé par deux jeunes voyous, le commerçant avait réussi à abattre l’un d’eux dans leur fuite. Un anonyme a alors eu l’idée de lancer une page pour approuver le geste du bijoutier. En l’espace que quelques jours, plus de 1,6 millions de Français ont cliqué sur « like » pour faire favorablement écho et faire pression sur une justice qu’ils estiment trop clémente, trop lente et trop injuste pour les honnêtes citoyens. Le mouvement fut tellement radical et fulgurant dans sa propagation que nombreux furent ceux qui au début crurent à une manipulation téléguidée à coups de faux profils par une obscure officine extrémiste.

Ce type de flambée colérique s’est de nouveau reproduite lors de l’affaire de la petite Fiona et les aveux de ses parents. Après avoir simulé la comédie pendant des mois, ils ont fini par reconnaître que l’enfant était morte sous leurs coups et enterrée par eux-mêmes dans une forêt. Aussitôt, pas moins de trois pages Facebook essaimèrent pour crier rage et vengeance contre à la fois le geste horrible et la tromperie entretenue, agglomérant des dizaines de milliers de « likes » énervés.

Autre signe des temps de cette foule qui ne s’en laisse plus compter : les pétitions en ligne. Plusieurs organismes comme Avaaz.org et Change.org proposent des kits clés en main pour lancer sa propre pétition sur n’importe quel sujet. Créée en 2007, Change.org est d’ailleurs une véritable petite multinationale de la pétition en ligne avec une présence sur 4 continents et une centaine d’employés. 2012 fut l’année de sa révélation avec près de 2,5 millions de signatures collectées avec l’affaire Trayvon Martin, un jeune Noir assassiné par un vigile en Floride. Depuis, le rythme n’a pas faibli. Change.org recense en moyenne 500 pétitions toutes les 24 heures et 2 millions de membres supplémentaires par mois.

La foule 2.0 peut aussi tendre la main

Apparu en 2006, le crowdfunding mobilise de manière croissante les internautes

Apparu en 2006, le crowdfunding mobilise de manière croissante les internautes

Pour autant, la foule 2.0 n’est pas systématiquement condamnée à être dans le vindicatif et le revendicatif même si les médias classiques n’en retiennent bien souvent que cet aspect spectaculaire. La connectivité de la toile numérique a également engendré des attitudes plus constructives et parfois carrément nouvelles où les foules se mobilisent à coups de clics et de partages de contenus pour faire avancer des projets dans divers domaines.

C’est ainsi qu’est apparu le « crowdfunding » (littéralement le financement par la foule) aux Etats-Unis en 2006. Devant la crise économique et la frilosité du système bancaire traditionnel, des plateformes de levée de fonds se sont constituées pour financer de multiples projets entrepreneuriaux, culturels, artistiques, sociaux, etc. Le porteur d’une idée peut ainsi soumettre cette dernière aux internautes qui en retour peuvent choisir de faire un micro-don jusqu’à atteindre la cagnotte nécessaire. Début octobre, un apiculteur des Pyrénées qui avait subi de graves dommages dans son exploitation à cause d’une tempête, a pu relancer son activité grâce à 400 donateurs sur Internet et remplacer ainsi les ruches détruites.

Toujours dans cette optique de solliciter l’apport de la foule, on peut aussi évoquer le « crowdsourcing », une technique qui consiste à s’appuyer sur un maillage important de personnes pour trouver des informations. Cette approche éditoriale est désormais pratiquée par le célèbre quotidien New York Times. Lors de la conférence NetExplo en février 2013, la rédactrice en chef des médias sociaux, Jennifer Preston a ainsi expliqué comment son journal avait intégré le « crowdsourcing » : « Pour les journalistes et les rédactions, les médias sociaux offrent des opportunités de trouver des sources nouvelles au cœur des événements qui font l’actualité. Avec les téléphones mobiles, les gens créent des contenus, des photos et des vidéos vraiment intéressants que nous pouvons facilement trouver et intégrer dans nos reportages. Ignorer les témoins sur le terrain et négliger le contenu qu’ils créent est une énorme erreur ». Le tout étant évidemment ensuite modéré et recoupé par des journalistes pour limiter les risques de dérapage ou de désinformation.

Et si on en parlait tous ensemble le 17 janvier prochain ?

Une conférence sur les foules numériques à Paris le 17 janvier 2014

Une conférence sur les foules numériques à Paris le 17 janvier 2014

Foule et réseaux numériques constituent à n’en pas douter de nouveaux horizons avec lesquels les médias, les entreprises, les institutions, les leaders d’opinion vont devoir apprendre à composer. La foule n’est plus ce corps informe, indéfini que d’aucuns cherchaient à capter et entraîner à leur seul profit. Aujourd’hui, elle se prend en main elle-même par la simple vocation de quidams aux motivations infinies.

Le 17 janvier prochain en partenariat avec Syntec Conseil en Relations Publics, la conférence Reputation War se propose précisément de revenir en profondeur, à travers divers prismes et témoignages d’experts pour mieux comprendre en quoi les « foules sentimentales » que chantait Alain Souchon sont devenues un acteur à part entière de l’écosystème sociétal et qu’elles n’ont pas fini de faire bouger les lignes. En attendant de vivre cet événement, le Plus (où ce billet est également paru) et Reputation War vous proposeront à intervalles réguliers des billets sur cette thématique si fascinante et tellement au cœur de nos vies. La foule est bienvenue pour suggérer des thèmes !