Presse & médias sociaux : L’heure est-elle à la sanction après les attentats ?

Les tragédies de Charlie Hebdo et de la supérette casher ont entraîné une couverture médiatique sans précédent. Quasiment à la minute près, il était possible de suivre dans les médias, les interventions policières en cours, prendre connaissance des derniers rebondissements de l’actualité et réagir en live sur les réseaux sociaux. Plusieurs voix se sont vivement émues de ce flot informationnel continu qui aurait pu aider les terroristes dans leur cavale meurtrière et compromettre le succès des forces de l’ordre. Critiques justifiées ou hypocrisie sociétale mal assumée ?

Des toutes premières balles tirées dans les locaux de Charlie Hebdo jusqu’à l’épilogue fatal pour les preneurs d’otage, la France a vécu trois jours d’actualité haletante en ce début janvier 2015. Toutes les rédactions se sont spontanément mobilisées pour retranscrire en temps réel le déroulement des opérations policières menées contre les trois criminels fugitifs. Journaux, radios et télés ont enregistré des audiences record mais ont également subi de sévères remontrances de la part des forces de l’ordre, de certains proches des ex-otages et du Conseil supérieur de l’Audiovisuel (CSA). A tel point que d’aucuns réclament sanctions et contrôle accru de l’information en continu.

Couverture maxi et boulettes à répétition

ZZ - Live BFMDu 7 au 9 janvier 2015, l’actualité française s’est emballée comme jamais auparavant. Pour suivre le parcours sanglant des terroristes et la traque policière, les médias n’ont pas hésité à ouvrir en grand le robinet à information. Pendant plus de 50 heures, les journalistes étaient partout pour rapporter le moindre fait, recueillir le moindre témoignage et rester au contact de la course-poursuite entamée entre les forces de sécurité et les trois assassins. Télés et radios ont en permanence cassé l’antenne à coup d’éditions spéciales et de plateaux en direct avec des reporters déployés sur le terrain. La presse quotidienne et magazine n’a pas été en reste. Elle a mis en place des fils d’actualité live sur leur site Web constamment réactualisés qui répondaient de surcroît instantanément aux questions des internautes.

Cette filature journalistique n’a pas été sans provoquer des dérapages à répétition. Le premier survient notamment dans la soirée du 7 janvier par l’intermédiaire de Jean-Paul Ney, un journaliste indépendant à la réputation déjà lourdement sulfureuse. Avec la finesse de barbouzard qui le caractérise, il poste sur Twitter la copie de l’avis de recherche pas encore émis par les autorités et la photo de la carte d’identité de Saïd Kouachi. Il récidive quelques instants plus tard en publiant cette fois la fiche de police de Chérif Kouachi. Les réseaux sociaux viralisent et amplifient aussitôt ces informations, les médias embrayent à leur tour contraignant de fait la préfecture de police à officialiser plus tôt que prévu, l’identité des tueurs et l’avis de recherche officiel.

Durant la prise d’otages dans la supérette casher de la Porte de Vincennes, les médias vont à nouveau s’abstenir de toute retenue. BFMTV, France 2 et TF1 en tête, des cars régie et des bataillons de reporters sont dépêchés en masse pour filmer l’encerclement policier d’Amedy Coulibaly retranché dans le magasin avec plusieurs prisonniers. La couverture télévisuelle est tellement exhaustive qu’elle permet potentiellement de deviner l’intégralité du dispositif policier. Autrement dit, le forcené n’avait qu’à allumer un poste de télévision pour mieux comprendre l’emplacement des forces de l’ordre.

Cette frénétique chasse au scoop en mode digital

ZZ - Video tueursCourse contre la montre et primauté de l’instant sont les deux moteurs inhérents à la cinétique médiatique ! Surtout lors d’un événement à l’intensité sociétale majeure. Pas une salle de rédaction ne peut s’affranchir de cette clepsydre inflexible où chaque seconde compte pour raconter l’information rapidement et de préférence avant les confrères. Toute la temporalité intransigeante de la presse tient dans cette lutte incessante contre l’horloge des événements. Avec la viralité des réseaux sociaux, cette course s’est véritablement exacerbée. Néanmoins, l’obsession de la primeur des informations ne date pas d’aujourd’hui. Théophraste Renaudot s’enorgueillissait déjà en 1631 d’afficher à la Une de son édition de La Gazette parue le 30 mai, des nouvelles exclusives provenant de Constantinople en date du 2 avril.

Dans cette quête effrénée, la machinerie médiatique agit à l’instar d’une centrifugeuse autoalimentée dans laquelle les reporters s’obnubilent à émerger plus vite que les autres. Lorsqu’une information est susceptible de faire les gros titres et de générer du « breaking news », tout le monde s’empoigne pour s’emparer des éléments relatifs au sujet et si possible mieux et plus que le petit camarade engagé dans la même course. L’immédiateté du Web n’a fait qu’accroître cette frénésie journalistique. La vidéo de la froide exécution du policier Ahmed Merabet sur le boulevard Richard-Lenoir à Paris, constitue une flagrante illustration de cette propagation supersonique. A peine la vidéo était-elle postée (puis retirée 15 minutes plus tard) par le témoin vidéaste de la scène que celle-ci s’est aussitôt retrouvée à circuler sur les chaînes d’information en continu (certes expurgée des séquences les plus atroces) en France comme à l’étranger. L’hebdomadaire Le Point en fera même sa Une (très contesté par ailleurs) avec une capture photo d’un terroriste en train de pointer le policier à terre.

L’emballement, risque consubstantiel du journalisme

ZZ - Tweet alain WeillCe qui s’est passé en France durant les 3 jours sanglants de janvier 2015 n’est malheureusement qu’une énième réplique de ce qui menace et pollue en permanence le travail des journalistes. Depuis que les chaînes d’information crachent en continu des reportages, la course s’est diablement intensifiée entre les médias mais également pour recueillir le plus d’audience possible au détriment des concurrents. La réaction du président du groupe Next Radio TV, Alain Weill, est à cet égard symptomatique du pugilat informationnel qui règne lorsqu’un événement de grande envergure se déroule. Au soir du 8 janvier, celui-ci a en effet publiquement congratulé BFMTV sur Twitter pour les records d’audience historiquement jamais atteints par la chaîne détenue par son groupe. Devant le tollé suscité par ce satisfecit plutôt sordide au regard de l’actualité dramatique, Alain Weill a ensuite effacé son tweet.

Conscient que l’excitation du direct était en train d’exploser toutes les règles éthiques du journalisme, le Conseil supérieur de l’Audiovisuel (CSA) a d’ailleurs diffusé le lendemain du tweet d’Alain Weill, une note aux rédactions pour tempérer leurs ardeurs et « agir avec le plus grand discernement, dans le double objectif d’assurer la sécurité de leurs équipes et de permettre aux forces de l’ordre de remplir leur mission avec toute l’efficacité requise ». Un prêche bien peu entendu puisque BFMTV se distinguera à nouveau quelques heures plus avec un journaliste, Dominique Rizet, qui évoque en direct à l’antenne, l’existence d’une femme cachée dans une pièce réfrigérée de la supérette casher alors même que l’assaut n’a pas encore été donné contre le terroriste. Interpelé sur cette divulgation très malencontreuse, Hervé Béroud, directeur de la rédaction de BFMTV, n’en démord pourtant pas (1) : « Jamais nous n’avons transmis d’information susceptibles de mettre en danger la vie des deux otages ou des personnes présentes sur les lieux contrairement à ce qu’a affirmé sur notre antenne cette parente de l’un des otages ».

Temps et information : un ménage incompatible ?

ZZ - Mire TVDe plus en plus nombreux sont les acteurs à déplorer cette dictature du temps médiatique. Un temps qui verse aujourd’hui plus dans le fast-food informatif que dans la grande gastronomie éditoriale. Lancée dans une course folle à la chasse au scoop et aux impératifs d’audience, l’essence même du journalisme se dilue dangereusement et s’affranchit de tous les garde-fous dans la seule optique de faire buzzer les courbes d’audience. Cette spirale inflationniste est d’autant plus au cœur du problème que les journalistes travaillent désormais en étant également branchés sur le gazouillis des réseaux sociaux et de Twitter en particulier. Le ministère de l’Intérieur témoigne ainsi de l’afflux record de questions émanant de reporters suite à ce qu’ils avaient lu sur les médias sociaux et de l’impérieuse (mais parfois délicate ou impossible) exigence de répondre immédiatement (2) : « sur tout un tas d’infos vraies ou fausses, avec la nécessité de répondre en temps réel, sinon vous laissez sortir des fausses informations. Aujourd’hui, vous avez trois tweets de riverains qui indiquent des coups de feu à tel endroit, et ça part tout de suite».

C’est précisément dans ce contexte que le Trocadéro a été momentanément évacué dans l’après-midi du 9 janvier après le signalement sur Twitter d’un homme soi-disant armé dans les parages. Le ministère de l’Intérieur a dû se fendre d’un tweet pour démentir l’alerte et enrayer la propagation qui commençait à se produire. Un risque loin d’être négligeable lorsque certains détenteurs de la carte de presse sont eux-mêmes tellement excités à l’idée de balancer en premier qu’ils s’autorisent toute latitude de dire au su et vu de tous. C’est le cas (encore !) de Jean-Paul Ney. Non content de dévoiler l’identité des frères Kouachi avant le communiqué officiel de la Préfecture de police, l’inconscient a jeté dans la foulée en pâture le nom de Mourad Hamyd. Lycéen de 18 ans et beau-frère de Chérif Kouachi, son patronyme figurait sur le document posté par Jean-Paul Ney. Rapidement disculpé grâce à un alibi solide, le jeune homme n’en a pas moins fait l’objet d’une traque insensée sur les réseaux sociaux et par les médias pendant quelques heures.

Quelles pistes de réflexion ?

A l’issue de ces épisodes médiatiques où la tension a été extrême, le CSA a récemment convoqué tous les dirigeants des médias français. Objectif de cette réunion : faire le point sur les dérapages qui ont émaillé la couverture live des événements. Si sur le fond, l’initiative semblait pleinement pertinente, elle a malheureusement accouché une énième fois d’une souris comme le relate un article désabusé de Télérama. Les échanges se sont bornés à un simple égrenage des faits reprochés et la promesse de faire mieux la prochaine fois. Comme à son habitude, le CSA se sera contenté d’une tapette sur les doigts des impétrants… jusqu’à la prochaine fois !

ZZ - WazeCes mêmes impétrants ont toutefois souligné un point qui mérite en effet attention. Dans ce sprint fou à la primeur de l’information, plusieurs ont cité les réseaux sociaux comme étant la source de cet emballement ivre que les médias peinaient eux-mêmes à suivre. S’il convient d’éviter fermement de faire peser tout le poids des dérives éditoriales sur le seul dos de la sociosphère, force est de constater que les citoyens ne sont pas toujours exempts de toute reproche. Accoutumés désormais à l’instantanéité de l’information sur le Web et les applis mobiles dédiées, ils exigent d’être abreuvés au même titre que ceux qui vivent la scène. Le succès des fils live sur les sites d’information est là pour en attester. Certains community managers de ces fils se faisaient même régulièrement rabrouer parce qu’ils ne fournissaient pas assez vite les réponses aux questions demandées !

Ensuite, les journalistes ne sont pas les seuls responsables dans la dissémination d’informations à caractère sensible pouvant entraver la réussite des opérations policières. Durant l’encerclement de l’imprimerie de Dammartin-en-Goële où s’étaient réfugiés les frères Kouachi (et caché un salarié), les automobilistes des environs ont par exemple nourri fort abondamment l’application communautaire de trafic routier Waze sur … l’état des barrages policiers autour du lieu de retranchement. Si l’un des deux terroristes s’était avisé de se connecter à Waze, il aurait alors disposé d’une mine d’indices précieux sur la souricière mise en place par les troupes du GIGN et du RAID. Sans pour autant absoudre les médias des responsabilités qui leur incombent pleinement dans la couverture d’événements sensibles, il serait également opportun de se pencher sur la question des apprentis reporters qui se retrouvent à proximité d’un fait d’actualité. Qu’on le veuille ou non, l’information continue est devenue la norme. A chacun d’adopter en conséquence les règles idoines, les médias devant donner évidemment l’exemple et ne pas tout sacrifier au diktat absolu du direct.

Sources

– (1) – Raphaël Porier – « Nous n’avons mis personne en danger » – Le Parisien – 12 janvier 2015
– (2) – Isabelle Hanne – « Les médias dans le piège de l’immédiateté » – Libération – 12 janvier 2015

A lire par ailleurs

– Richard Sénéjoux et Olivier Tesquet – « Jusqu’où la logique journalistique peut-elle s’aventurer ? » – Télérama – 13 janvier 2015
– Zapnet – « La folle imprudence des chaînes d’info » – Rue 89 – 11 janvier 2015



2 commentaires sur “Presse & médias sociaux : L’heure est-elle à la sanction après les attentats ?

  1. Grégoire Weber  - 

    Commentaire pertinent. En le lisant à la suite de votre article qui invite à plus d’information positive on se prend à rêver d’un jour où journalistes et reporters pro comme amateurs courront après les créations d’entreprises, les avancées de la médecine, les succès d’intégration sociale et de réintégration, etc… avec autant de facilité et d’enthousiasme qu’après les terroristes. Après le buzz commercial, le buzz drôle mais stupide et le badbuzz, ils inventeraient (enfin) le buzz qui nous rappelle qu’il y a de l’espoir.

    Sur les faits eu-mêmes : Après de telles erreurs (le mot est faible, la vie de personnes était en jeu ainsi qu’une opération de sécurité) on peut regretter qu’il n’y ait pas de poursuites et de condamnations réelles. L’inconscience et la pluralité des idiots de doit pas les disculper au nom d’une dilution de la responsabilité ou de leur défaut de perception du mal commis. Ce commentaire « rentre dedans » paraîtra exagéré ou déplacé à certains et ne plaira sûrement pas aux lecteurs de profession ou de formation de journaliste. Mais il faut, pour apprécier réellement la gravité des faits, tenter de se décoller de ce que l’on en a perçu au travers des écrans (pâle et insipide représentation) pour essayer d’imaginer ce qu’à pu être le réel : le stress et l’angoisse d’otages et de leurs familles et des forces de l’ordre avec la responsabilité de résoudre la situation, ainsi que celui des terroristes d’ailleurs, dont l’enjeu était bien la vie ou la mort en vrai. Le tout traité médiatiquement par des personnes aux responsabilités diverses, plus ou moins proches de l’action mais jamais « dedans », qui soit ne percevaient pas soit ignoraient le risque de mort réellement encouru par les protagonistes dans l’action et poursuivaient … on se demande bien quoi de plus important ?

    Que faire face à ça ? Faire relire le principe III, sur la responsabilité sociale du journaliste, et le principe VII, sur le respect de l’intérêt public, de la déclaration de l’UNESCO aux intéressés ? Rappeler que les droits des journalistes leur viennent du droit du public à l’information et du coup de leur devoir vis à vis de ce public et de la société en général ?

    1. Olivier Cimelière  - 

      C’est effectivement un point crucial que vous soulevez : cette impérieuse nécessite de prendre du recul face au flux incessant de l’information. Pas facile pour les journalistes pris en tenailles par l’exigence du public qui en veut toujours plus et la course au scoop entre médias …

      Ensuite, il faut être juste. Des médias parlent de sujets d’espoir. Y compris aux JT de 20 heures, on a de belles histoires de succès d’entreprise, de relocalisations, etc .. Mais bizarrement, elles sont perçues de manière moindre par rapport aux sujets clivants, violents, sanguinolents !

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