Le Tour de France peut-il encore se défaire de son encombrante réputation de dopage ?

La Grande Boucle 2020 a accouché d’un nouveau super-héros à bicyclette, le jeune Slovène Tadej Pogacar. A tel point qu’il fut publiquement salué sur Twitter par le sulfureux Lance Armstrong. Si l’épreuve reine du cyclisme mondial s’est vertement fait tacler par des élus écologistes sur des arguments quelque peu spécieux, il n’en demeure pas moins qu’elle n’a toujours pas réglé sa problématique d’image numéro un où le soupçon du dopage affleure à chaque coup de pédalier. Un renversement réputationnel est-il possible et souhaitable ?

Malgré la pandémie du coronavirus qui a contraint les organisateurs à réviser leurs plans, l’édition 2020 du Tour de France a été à la hauteur en matière de storytelling sportif, à savoir le mano a mano qui a opposé deux athlètes issus d’un petit pays sportif, la Slovénie. Avec au bout du compte, la victoire en jaune du cadet de 21 ans Tadej Pogacar dès sa première participation sur l’aîné de 30 ans, Primoz Roglic. Le tout étant assorti de performances hallucinantes comme ce contre-la-montre pyrénéen de Peyresourde où le jeune champion écrabouille de 47 secondes le précédent record établi en 2003 par le Kazakh Alexandre Vinokourov (exclu du Tour en 2007 pour dopage). Pendant ce temps, des élus EELV ont attaqué la Grande Boucle sur des motifs aussi litigieux que condescendants mais qui ne doivent pas estomper le cœur du problème : le dopage.

Les arbres qui cachent la forêt du dopage

On aurait pu croire de la part d’élus écologistes qu’une compétition sportive où le vélo est roi, constituerait un vibrant argument à leur inlassable combat urbain pour que les vélocipèdes et autres mobilités douces renvoient les moteurs à explosion au garage. Pourtant, c’est une volée de bois vert (dans tous les sens du terme !) qui a été distribuée à la 107ème édition du Tour de France. Pourtant premier édile de la ville départ de la 17ème étape, Eric Piolle, maire de Grenoble, a choisi de mettre les pieds dans le plat. Elu depuis 2014, il a d’ailleurs longtemps été réticent à accueillir la Grande Boucle pour plusieurs motifs (1) : « Celui qui paie monte sur le podium, c’est aussi un affichage politique, et je m’en fous d’être seul à monter sur le podium. Le deuxième élément, ce sont les enjeux dont on parle tout le temps : le développement du vélo féminin, la place et l’image de la femme dans le Tour, la gestion des déchets et des gaz à effet de serre ».

Son homologue vert de Lyon, Grégory Doucet, a embrayé sur le même thème mais avec une rhétorique nettement plus raccourcie et rentre-dedans (2) contre le rendez-vous cycliste : « Il continue à véhiculer une image machiste du sport […] Il devrait y avoir un Tour de France féminin depuis longtemps. C’est la dernière épreuve sportive d’envergure qui n’a pas franchi le pas [NDLR : abandonné depuis 10 ans, le Tour féminin doit renaître en 2022] ». Et d’enchaîner sur les hôtesses des podiums qui renvoient une image machiste avant de s’attaquer à la pollution (3) : « Le Tour n’est pas écoresponsable. Combien de véhicules à moteur thermique circulent pour faire courir ces coureurs à vélo ? Combien de déchets engendrés ? ». Jamais, depuis que le Tour existe, celui-ci n’a été autant vilipendé sur les aspects sociétaux et environnementaux à tel point que le patron du Tour de France tapera du poing sur la table (4) : « C’est une épreuve qui fédère, qui rassemble, ne cassez pas ce qui rassemble ».

Ce dopage qui revient en boucle

Un autre élu écologiste (parisien cette fois), Jacques Boutault, y est aussi allé de sa rengaine. Outre un commentaire méprisant sur le rêve qu’on vend aux chômeurs dans un canapé avec le Tour de France, le détracteur met en avant une dimension à peine esquissée par ses deux congénères et pourtant quasi consubstantielle à la Grande Boucle et au cyclisme en général (5) : « Ils restent dans leur canapé à rêver à des exploits de types hyper dopés qui ne gagnent que parce qu’ils se font changer leur sang dans des cliniques ». La séquence vidéo extraite d’une interview donnée sur CNews a rapidement provoqué un torrent de réactions offusquées. Si la morgue de Jacques Boutault est absolument déplacée, parler de dopage l’est nettement moins. Ce sujet est clairement l’équivalent du sparadrap du capitaine Haddock dont le Tour de France ne parvient pas à se départir.

Ancien Maillot jaune sur le Tour 1987, Jean-François Bernard admet que la Grande Boucle est nimbée de soupçon de dopage depuis très longtemps (6) : « Il y aura toujours de la suspicion. C’est le vélo, son histoire. Un vainqueur du Tour de France vivra éternellement avec çà […] Le problème, c’est qu’on a déjà connu çà et que plus tard, on a découvert qu’il y avait eu du dopage ». Il serait d’ailleurs malhonnête de nier que l’historique du Tour de France est régulièrement émaillé d’affaires de dopage. Dès sa création en 1903, les pionniers et leurs vélos de 20 kilos tournent avec un mélange de vin cocaïné pour gravir les pentes. Le premier cas avéré survient en 1924. Vainqueur l’année précédente, Henri Pélissier avoue devant le célèbre journaliste Albert Londres qui raconte (7) : « Voulez-vous voir comment nous marchons ? Tenez. De son sac, il sort une fiole : Ça, c’est de la cocaïne pour les yeux, ça, c’est du chloroforme pour les gencives. ».

 

Entre omerta, non-dit et déni

Bien que des dispositifs anti-dopage s’installent très tôt, les anecdotes continuent d’abonder. Quintuple détenteur de la tunique jaune, Jacques Anquetil confesse à plusieurs reprises qu’il a absorbé des substances illicites pour maintenir un haut niveau de performance. En 1998, tout le monde garde en tête l’invraisemblable affaire Festina du nom de cette équipe exclue de l’épreuve pour dopage massif et organisé. L’acmé de cette pratique survient dans les années 2000 avec la supercherie Lance Armstrong. Sept fois vainqueur d’affilée, il est pourtant confondu quelques années plus tard ainsi que plusieurs coéquipiers et déchu de tous ses titres. Ce qui n’empêche pas de voir le soupçon continuer de planer sur ses successeurs comme Contador, Landis ou encore Froome sans oublier les confessions de coureurs plus anonymes parues en librairies. Plus fou encore, le Tour de France n’a enregistré aucun cas positif de dopage depuis 2012 alors que les chronos et les records ne cessent de s’envoler (8).

Ancien cycliste professionnel et lanceur d’alerte, Christophe Bassons émet un constat désabusé même s’il continue aujourd’hui de sensibiliser les jeunes (9) : « Il y a des gens qui doutent, qui voient des performances pas normales, mais dans le milieu, personne ne parle ? Soit les gens se trompent, et il n’y a pas de dopage sur le Tour, soit le peloton se tait car tous ont quelque chose à se reprocher ». Ca et là, des arguments réfutent l’existence de tricheries médicamenteuses, génétiques et cellulaires. D’autres évoquent le dur travail accompli, l’allègement du matériel, les progrès en nutrition ou alors à demi-mot des mini-moteurs cachés dans le vélo, comme un moindre mal tandis que d’aucuns affirment que les contrôles n’ont jamais été aussi stricts (de fait, ils n’ont de cesse de se renforcer mais souvent avec un temps de retard) et impossibles à contourner.

Dessin A. Botella

The show must go on

Ancien entraîneur de l’équipe Festina de 1995 à 1998, Antoine Vayer a entrepris depuis ces années noires, une inflexible croisade contre le dopage. Auteur du blog de référence ChronoWatts et particulièrement vilipendé au sein du milieu cycliste pour ses critiques sans concessions et pourtant mathématiquement étayées, l’homme est convaincu que le dopage perdure plus que jamais, l’édition 2020 ne faisant pas exception. A peine la ligne d’arrivée finale franchie victorieusement par Tadej Pogacar, Antoine Vayer rappelle sur son blog que de nombreux membres de la formation du jeune Slovène sont issus d’une autre équipe ayant connu le scandale du dopage (10) : « On y retrouve cette frange de l’encadrement de la sulfureuse équipe des chaudières (au sens propre comme au sens figuré dans le jargon cycliste), Saunier Duval. Elle a défrayé la chronique en 2008 avec d’abord l’exclusion de ses coureurs Ricco et Piepoli pour usage d’EPO Cera et puis avec son retrait pendant l’épreuve ».

Pourtant, malgré les questions de plus en plus ouvertes, y compris au sein du peloton, l’orchestre doit continuer de jouer. Le quotidien L’Equipe relève à peine les incroyables performances des sept premiers du classement général 2020 à l’état de forme si peu entamé depuis le premier jour jusqu’au dernier. Difficile certes de creuser plus loin lorsque le journal sportif appartient à la même entreprise qui organise par ailleurs le Tour de France. La perception devient encore plus faussée lorsque Lance Armstrong lui-même s’ébahit devant la nouvelle vedette slovène en balançant un tweet enthousiaste. Il est vrai que le jeune prodige a achevé la montée pyrénéenne de Marie-Blanque en 23 secondes de moins qu’un certain Armstrong Lance en 2005 !

Tableau de comparaison des performances établi par Antoine Vayer (ChronoWatts)

Public & marques : pédalez d’abord !

En fin de compte, tout le paradoxe réputationnel du Tour de France tient dans ce récent sondage effectué par Odoxa, RTL et Groupama (11). Quelques jours avant l’arrivée sur les Champs-Elysées, le panel des personnes interrogées demeure enthousiaste. Même si 69% d’entre eux associent l’épreuve au dopage, le sujet leur semble en fin de compte épiphénoménal. A leurs yeux, 91% qualifient le Tour de France de « populaire » (91%), positif pour le tourisme en France (81%) et festif (74%). Y compris chez les sympathisants Europe Écologie-Les Verts qui le voient à 72% d’un bon œil !

Du côté des marques qui sponsorisent des équipes ou sont présentes sur le parcours et dans la caravane publicitaire, le dopage semble aussi bien loin des préoccupations d’image. Une grande majorité n’y voit que des bénéfices. En dépit des scandales récurrents et des suspicions à rebonds, les sponsors voient surtout le rapport coût-investissement versus gain de notoriété auprès du public comme inégalé par rapport à d’autres disciplines où le ticket d’entrée ajoute facilement des zéros à l’addition finale. Une tendance qui ne se dément pas au fil des éditions. Il est même fort à parier que même si Tadej Pogacar venait à être pris dans la tourmente d’une affaire, d’autres figures émergeront pour prendre le flambeau de la relève, dopage ou pas.

Faire du surplace ou changer de braquet ?

Est-ce pour autant une stratégie de communication judicieuse à cultiver pour les années à venir ? Au risque d’apparaître cynique et/ou désabusé, il semblerait qu’il ne soit guère pour l’instant dans l’intérêt des acteurs du cyclisme (mais aussi du sport en général) d’entamer une refonte tant le dopage ne choque pas bien qu’il génère de temps à autre de bruyants scandales. En 2018, un article (12) de la Fondation Jean-Jaurès souligne que toutes les enquêtes d’opinion convergent : 95 % des Français estiment que les sportifs se dopent et 80 % acceptent cette situation, affirmant qu’il serait vain de supprimer cette pratique. D’après les économistes Jean-François Bourg et Jean-Jacques Gouguet, cela serait même (13) « consubstantiel à la société capitaliste. […] Il faut rendre le spectacle plus attrayant et sensationnel ». Faisant dire à d’aucuns que le dopage pourrait finalement être un complément naturel du sport et accepté comme tel !

Néanmoins, aucune réputation, si inoxydable puisse-t-elle être aujourd’hui, n’est à l’abri de renversement de paradigme ? En 2018, un sondage BVA pointait que 71 % des Français interrogés n’ont pas confiance dans les autorités qui encadrent le cyclisme international pour garantir un tour « sans dopage » (14). Seulement 27 % se disaient intéressés par la Grande Boucle, les autres s’estimant dégoûtés par les scandales à répétition depuis les années 1990. Un sport existe aussi par ses pratiquants, amateurs ou professionnels, et la passion qu’ils lui confèrent. Si la perception du public venait à se modifier, nul doute que le Tour de France pourrait entrer dans des turbulences accrues où les sponsors réfléchiront alors à deux fois avant de s’associer. Parfois, il faut savoir changer de braquet avant qu’il ne soit trop tard et que la pente se durcisse !

Sources

– (1) – Martin Boissereau – « Éric Piolle, maire EELV de Grenoble : « On peut critiquer certains aspects du Tour de France et y être attaché » » – Francetvinfo.fr – 16 septembre 2020
– (2) – Catherine Lagrange – « Pour le maire de Lyon, le Tour de France est machiste et polluant » – Le Point.fr – 10 septembre 2020
– (3) – Ibid.
– (4) – Julien Duby – « Tour de France : la réponse cinglante de Christian Prudhomme aux écolos » – Sud-Ouest – 18 septembre 2020
– (5) – « Polémique en France, un élu parisien critique le Tour de France: « Des hypers dopés qui changent leur sang dans des cliniques” » – DHnet.be – 20 septembre 2020
– (6) – Olivier François – « Arrêtez de rêver à un vainqueur français » – Le Parisien – 21 septembre 2020
– (7) – Guillaume Fournier – « Dopage et Tour de France : retour sur les grandes affaires » – La Croix – 30 juillet 2020
– (8) – Anthony Hernandez et Clément Martel – « Tour de France 2020 : un jeune vainqueur, Tadej Pogacar, et de vieux doutes » – Le Monde – 21 septembre 2020
– (9) – Ibid.
– (10) – Antoine Vayer – « La magie du Tour, « mutant enim corpus in agone » – ChronoWatts – 21 septembre 2020
– (11) – Grégory Fortune – « Tour de France : 76% des Français favorables au passage de la course près de chez eux » – RTL.fr – 19 septembre 2020
– (12) – Richard Bouigue et Pierre Rondeau – « Le dopage, fardeau de notre société de la performance ? » – Fondation Jean-Jaurès – 18 juillet 2018
– (13) – Jean-François Bourg et Jean-Jacques Gouguet – La Société dopée – Peut-on lutter contre le dopage sportif dans une société de marché ? – Seuil – 2017
– (14) – Richard Bouigue et Pierre Rondeau – « Le dopage, fardeau de notre société de la performance ? » – Fondation Jean-Jaurès – 18 juillet 2018


2 commentaires sur “Le Tour de France peut-il encore se défaire de son encombrante réputation de dopage ?

  1. Chapuis  - 

    Si j’étais le père d’un fils doué pour le vélo je le dissuaderais d’envisager un avenir professionnel à cause du dopage. Combien d’anciens coureurs l’ont payé de leur vie! Mourir à 50 ans comme Bobet, Anquetil ou Fignon est-ce acceptable la gloire passée?

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