Communication & activisme : peut-on prêcher le faux pour sensibiliser et défendre une cause ?

Bien que le canular soit indéniablement un levier très puissant pour interpeler l’opinion publique et/ou les médias, n’est-il pas aujourd’hui urgent de revoir les curseurs. La récente vraie-fausse conférence de presse d’un collectif activiste contre TotalEnergies soulève de cruciales questions. A l’heure où nous sommes constamment bombardés de fake news et que le faux parvient à occulter le vrai chez certains, il est urgent qu’une stratégie de communication ne cède pas à des biais contestables et surtout nocifs dans la circulation de l’information.

Au départ, tout commence comme une ordinaire conférence de presse sous les ors cossus d’un palace parisien. Ce lundi 13 septembre 2021, une trentaine de journalistes s’assoit dans un salon privatisé à l’invitation du géant pétrolier TotalEnergies. A l’agenda, il est question du programme « RéHabitat » que l’énergéticien français veut déployer en parallèle de son pharaonique chantier de pipeline de plus de 1400 kilomètres démarré en 2020 et destiné à acheminer l’or noir de gisements situés en Ouganda jusqu’aux ports tanzaniens d’Afrique de l’Est. Baptisé « East African Crude Oil Pipeline » (Eacop), le projet suscite de nombreuses levées de boucliers chez les ONG écologistes au motif qu’il va traverser des réserves naturelles protégées et détruire ainsi des précieux biotopes végétaux et animaliers.

On s’y croirait presque !

L’objet de la conférence est par conséquent de présenter comment le programme RéHabitat va permettre de compenser et même neutraliser les effets délétères de l’oléoduc Eacop. Deux orateurs, un Américain et un Africain, se succèdent alors au micro pour dévoiler le cœur de RéHabitat : un gigantesque navire mu à l’énergie éolienne, solaire et à l’hydrogène qui va convoyer les espèces animales menacées vers des écosystèmes plus accueillants où ils pourront continuer de prospérer. Une sorte d’Arche de Noé version 21ème siècle qui prévoit ainsi de faire migrer des oiseaux d’un delta ougandais vers la Camargue ou encore des éléphants autour du Lac du Bourget.

Le tout est appuyé par une sirupeuse vidéo institutionnelle (voir ci-dessous) qui magnifie le défi que constitue RéHabitat. Et pour joindre la parole aux actes, est alors amené sur scène un calao, une espèce d’oiseau en voie d’extinction auquel est présenté un coq bien français comme pour symboliser cette future nouvelle cohabitation volatile. Laquelle tourne aussitôt à l’effusion de sang entre les deux volatiles et conduit à l’arrêt précipité de la conférence et l’évacuation des journalistes qui n’auront même pas pu poser des questions.

Une fake news pour dénoncer !

Entretemps, la viralisation a déjà opéré à bloc sur les réseaux sociaux. Nombreuses sont les voix qui s’élèvent contre ce qui est qualifié de « greenwashing » obscène de la part de TotalEnergies. Greenpeace et les Amis de la Terre ne manquent pas d’épingler le pétrolier tricolore, en re-tweetant à l’appui des posts émanant des comptes Twitter et Facebook et du site Internet du projet RéHabitat. Quelques heures plus tard alors que la confusion est à son comble, Jean-Jacques Saulnier, directeur de la communication du groupe TotalEnergies tacle ironiquement Greenpeace sur Twitter en signalant à l’ONG qu’elle s’égosille autour … d’une fake news !

En effet, la très huilée opération de communication n’est en définitive qu’un canular monté de toutes pièces par un collectif activiste américain du nom de The Fixers qui n’en est pas à son coup d’essai. A l’AFP, une membre du groupe, Natalie Whiteman, déclare tout de go (1) : « Nous utilisons l’humour, la satire et la créativité pour dénoncer des problèmes réels. Quand on y pense, nous avons annoncé l’importation d’animaux de tout un écosystème africain vers la France… c’est ridicule, c’était évident que c’était un canular ». Et son comparse Keil Troisi, d’enchaîner à son tour (2) : « Mais si on a pu les sensibiliser au scandale que représente cet oléoduc, le but est atteint ».

Une tactique rôdée depuis longtemps

Le canular comme levier de communication pour sensibiliser l’opinion publique n’est pas une réelle nouveauté en soi. Les géniteurs de cette technique redoutable sont un duo américain facétieux et très engagé dans les causes sociétales et environnementales qui s’appelle les Yes Men (qui ont d’ailleurs prêté main forte aux Fixers dans leur opération contre TotalEnergies). Ils ont notamment émergé en 2003 avec la réalisation d’un documentaire éponyme anti-mondialisation. Très vite, ils vont multiplier les happenings militants à grand renfort de faux sites Web et de simulations satiriques où le vrai et le faux s’entremêlent de manière particulièrement percutante et déroutante.

L’entreprise pétrolière Shell s’est par exemple souvent fait malmener par les Yes Men. En 2010, ceux-ci conçoivent un site Web apocryphe ressemblant trait pour trait à celui de la compagnie anglo-néerlandaise. Ils émettent alors un communiqué de presse postiche annonçant sans détours que Shell va se désengager du delta du Niger qu’il exploitait jusqu’alors et qu’il procédera au nettoyage et à la réhabilitation des eaux (3) : « Shell va devenir la première entreprise pétrolière de l’histoire à cesser de mettre en péril les importants écosystèmes du delta du Niger. La géologie unique de ce delta a bénéficié merveilleusement à nos actionnaires, mais nous ne devons pas laisser ces bénéfices se faire aux dépens de la biodiversité ».

Deux ans plus tard, The Yes Men s’associent avec Greenpeace pour créer un site bidon (mais à l’apparence crédible) intitulé ArticReady.com. Cette fois, ce sont les activités de forage de Shell au Cercle Arctique qui sont dans la ligne de mire des activistes. Pour inaugurer le lancement du site, ces derniers ont alors l’idée de publier une vidéo (voir ci-dessous) montrant des supposés hauts dirigeants de la compagnie célébrant outrageusement leurs projets dans cette région. Le tout étant accompagné d’une campagne virale sur les réseaux sociaux. A chaque fois, l’image et la réputation de Shell en pâtissent en dépit des vigoureux démentis de l’entreprise qui suivent.

Et maintenant, la vidéo « deep fake »

Plus récemment, d’autres associations et organisations activistes se sont emparés de cette stratégie de communication contrefaite pour alerter médias et opinion publique sur les causes qu’elles défendent. Pour mémoire, on peut notamment citer le coup d’éclat vidéo de l’association française Solidarité SIDA. En octobre 2019, à la veille d’une conférence internationale à Lyon sur cette grave maladie, une vidéo très solennelle de Donald Trump circule avec une déclaration tonitruante (4) : « J’ai une grande nouvelle : aujourd’hui, nous avons éradiqué le sida. Dieu merci. Merci Donald Trump. C’est fait. Je m’en suis occupé personnellement. ».

L’élocution et la posture sont assez crédibles et reprennent les attributs verbaux et gestuels de l’homme qui dégaine plus vite que son ombre sur les réseaux sociaux. Il faut cependant aller jusqu’à la fin de la vidéo pour découvrir cet avertissement (5) : « Ceci est une “fake news”. La première “fake news” qui peut devenir vraie si le 10 octobre prochain, les chefs d’Etat s’engagent à rendre les traitements accessibles à tous. ». En attendant, les chiffres d’audience sont au rendez-vous. En l’espace de 4 jours, la vidéo engrange 8 millions de vues et 4 millions de RT sous le hashtag #treatment4all.

La technologie vidéo du « deep fake » n’a cessé de faire des émules. En avril 2020, tandis que la pandémie du coronavirus bat son plein en Belgique, la première ministre belge, Sophie Wilmès apparaît dans une vidéo viralisée sur Twitter, Facebook et Instagram. Depuis son bureau, elle s’exprime d’un ton grave en néerlandais puis en français. Elle énumère les récents virus – dont la Covid 19 – qui ont sévi dans le monde entier et les lie à la destruction de et l’exploitation de l’environnement par l’être humain. Sur ce, elle annonce des mesures fortes et une assemblée citoyenne pour lutter contre ces phénomènes.

Au bout d’un certain temps, la vidéo est interrompue par un avertissement sibyllin (9) : « Ces extraits sont tirés d’une déclaration officielle (NDLR : avec une coquille à l’adjectif !) que notre première ministre, Sophie Wilmès, pourrait prononcer ». Ce n’est que dans les ultimes secondes de la vidéo que le mystère est vraiment éventé. Le discours est en réalité à retrouver sur le site Web de l’ONG écologiste radicale Extinction Rebellion. La chef de l’Etat belge n’est pas à l’origine de cette allocution de plus de 2 minutes. Mais là aussi, le score obtenu au bout de 24 heures – 6900 vues sur Twitter, 1610 sur Instagram et 80 000 sur Facebook (6) -, n’est pas si anodin à l’échelle d’un pays de 12 millions d’habitants.

Tous les coups sont-ils admissibles ?

Ces techniques manipulatoires ne semblent pas émouvoir ceux qui s’y adonnent. A propos de l’opération belge, la porte-parole d’Extinction Rebellion est sans états d’âme (7) : « Si cela se trouve, nous avons déjà croisé des deepfakes sans vraiment le savoir, nous avons fait beaucoup de pédagogie et avons expliqué clairement que c’était de la fiction ». Pareil déni se retrouve chez les auteurs du canular vidéo pour l’association Solidarité SIDA. Directeur artistique de l’agence La Chose qui a réalisé la vidéo, Léo Debernardi assume totalement le choix opéré (8) : « Il y a eu beaucoup de fausses informations depuis l’apparition du sida, beaucoup de bêtises ont été dites. Nous avions envie d’en prononcer une qui puisse devenir vraie. La fin du sida peut arriver […] Nous savions qu’elle soulèverait des réactions, mais nous avons pris le risque. Et puis, quel risque ? Puisque la fin de la vidéo annonce qu’il s’agit d’un deepfake. Si quelques-uns se sont laissé prendre au piège, d’autres internautes ont joué le rôle de modérateurs sur Twitter ». Angélique ? Inconscient ?

Qu’il s’agisse de deep fake ou de mise en scène « astucieuse », l’action vise invariablement à induire en erreur même si le postulat de départ est de sensibiliser autour d’une vraie problématique donnée. L’ambiguïté de ce faux qui a tous les atours du vrai pose un réel problème éthique sur lequel il conviendrait de réfléchir plus longuement plutôt que de se livrer à corps perdu à de l’agit-prop certes impeccablement exécutée mais qui laisse des traces mortifères de désinformation caractérisée. Fondateur et directeur des opérations de l’agence de veille réputationnelle Saper Vedere, Nicolas Vanderbiest tire à juste titre la sonnette d’alarme (9) : « Certains activistes estiment que tous les coups sont permis pour défendre leurs causes mais je pense qu’ils font erreur. Ils mettent en jeu leurs relations avec les médias, les premières victimes de ces canulars ».

En plus de potentiellement altérer leurs relations avec les journalistes qui à terme, peuvent se lasser et se méfier de ces diversions falsifiées, il est un autre point crucial à souligner. Nous sommes aujourd’hui entrés de plain-pied dans une ère infodémique. A cet égard, la pandémie du Covid-19 a démontré à quel point la distorsion des faits et l’information mensongère d’aucuns sont venues atomiser un monde médiatique déjà bien à mal et soupçonné de tous les maux de collusion et de manipulation. A l’heure actuelle, le faux est 6 fois plus rapide que le vrai à se propager sur les réseaux sociaux et parfois à rebondir dans les médias qui se laissent hameçonner.

A l’heure des fake news, on arrête de jouer avec le feu

Il est donc de plus en plus irresponsable de brouiller les lignes déjà suffisamment floues au prétexte qu’une cause justifie un tel recours. Qu’un regard critique soit par exemple posé et nourri envers TotalEnergies à propos de son gigantesque projet de pipeline en Afrique de l’Est, peut aisément se concevoir tant l’acuité de la question de l’environnement n’a jamais été aussi vive. En revanche, bricoler (même ingénieusement) des coups et des buzz dénaturés et contrefaits est une stratégie de communication dangereuse.

Parmi celles et ceux qui ont eu vent du canular RéHabitat, combien sont-ils à avoir creusé ensuite le sujet et/ou appris qu’in fine, il ne s’agissait que d’une opération activiste ayant tout inventé ? Probablement moins que ceux qui croient encore mordicus à un Arche de Noë rapatriant des girafes dans les forêts domaniales françaises. Les ONG et associations engagées (et d’autres aussi) seraient bien inspirées de recourir à d’autres ficelles communicantes pour se faire entendre et mobiliser. Prêcher le faux pour défendre le vrai n’est plus tenable de nos jours. Ajouter de la confusion à un univers informationnel déjà bien perclus n’est pas le meilleur moyen pour ouvrir des débats sereins.

Sources

– (1) – « Des canulars pour sauver la planète : une ligne de crête entre humour et fake news » – Agence France France – 17 septembre 2021
– (2) – Pascal Riché – « Une conférence de presse sur le pipeline de Total en Afrique se termine dans le sang » – L’Obs – 13 septembre 2021
– (3) – Laure Noualhat – « Des Yes Men affiliés farcent la main de Shell » – Libération – 19 mai 2010
– (4) – Morgane Tual – « Fausse vidéo de Trump : pourquoi Solidarité sida a sorti un « deepfake » pour sa campagne » – Pixels/Le Monde – 9 octobre 2019
– (5) – Ibid.
– (6) – Gérald Holubowicz – « Extinction Rebellion s’empare des deep fakes » – Blog DeepFake.Media – 15 avril 2020
– (7) – Ibid.
– (8) – Elodie C. – « Pour ou contre les deepfakes dans la communication ? » – La Réclame – 17 octobre 2019
– (9) – « Des canulars pour sauver la planète : une ligne de crête entre humour et fake news » – Agence France France – 17 septembre 2021