Peut-on encore informer et communiquer sainement malgré la défiance des médias et l’overdose des infoxs ?

Plusieurs études récentes ont fait état d’une déliquescence accrue de la qualité de l’information qui circule, particulièrement sur les réseaux sociaux et les plateformes dites alternatives, mais aussi de l’altération des pratiques de consommation de l’information par les citoyens. Dans ce contexte général d’infoxs à profusion et de défiance persistante envers les médias traditionnels, il s’avère en effet que l’« hygiène informationnelle » du corps sociétal se délite grandement. Est-ce à dire que nous fonçons tout droit vers une balkanisation de l’information où chacun forge ses réalités sans même plus tenir compte de la véracité et de la complexité, ni du sérieux de ses sources ? Pour les professionnels de l’information et de la communication, cette lugubre perspective n’augure rien de bon.

Chacun l’aura probablement constaté. La crise du Covid-19 s’est immédiatement accompagnée d’un symptôme collatéral : « l’infodémie », terme apparu en février 2020 dans la bouche d’un haut-responsable de l’Organisation Mondiale de la Santé pour décrire la vague de fake news liées à la propagation du coronavirus à travers toute la planète. Il s’agit effectivement d’une pandémie informationnelle gravissime et de surcroît très virulente d’autant plus qu’elle prolifère sur des terrains numériques où les efforts des plateformes (Twitter, Facebook, YouTube, etc) ne seront jamais assez suffisants pour endiguer le flux, voire vains comme les messageries instantanées et les réseaux sociaux alternatifs dont le Blog du Communicant s’est déjà fait l’écho. Cette infodémie est-elle appelée à perdurer ?

Médias et opinion : Je t’aime, moi non plus !

La livraison du 35ème baromètre Kantar-La Croix sur la confiance des Français dans les médias aurait pu livrer quelques notes d’espoir dans ce lugubre constat de décadence informationnelle. Parmi les indicateurs relevés par ce baromètre qui fait autorité, on remarque en effet que 9 Français sur 10 veulent une information fiable, vérifiée et indépendante. Des critères qui doivent primer selon eux sur la capacité à livrer rapidement l’information. Autre mission d’envergure attribuée à la presse : son rôle crucial dans le bon fonctionnement de la démocratie, en particulier pour la liberté d’expression (86%), l’égalité des droits (85%) et la liberté des médias (77%).

Seulement voilà ! Ces maigres satisfécits agissent à l’instar de l’arbre qui cache la forêt. Le même baromètre constate en effet que l’intérêt pour l’actualité amorce un déclin. Ce dernier recule de 5 points à 62% après une année particulièrement riche d’actualité autour du Covid. Sans doute trop d’ailleurs puisque 79% des Français reprochent notamment une couverture trop intensive autour de la pandémie (ainsi que de la candidature d’Éric Zemmour) au détriment d’autres sujets d’importance comme la publication du rapport Sauvé sur les abus sexuels dans l’Eglise catholique (53% souhaitaient plus d’informations), la COP26 (41%) et l’augmentation des prix de l’énergie (38%). Pour la tranche d’âge 18-24 ans, la désaffection est encore plus prononcée. 38% seulement déclarent suivre l’actualité et 68% estiment que le traitement journalistique sur le dérèglement climatique n’a pas été suffisant (1).

Du désamour à la défiance totale

Cette crispation envers les médias ne date pas d’aujourd’hui. La litanie des éternelles suspicions n’a cessé de gagner en consistance au fil des ans, voire des décennies. Le nouveau baromètre Kantar-Le Croix indique à ce propos que les médias classiques (presse écrite, télévision, radio et leurs déclinaisons Web) enregistrent encore une érosion de la confiance. 44% leur accordent de la crédibilité (contre 49% lors de l’édition précédente). Pour autant, Internet et les réseaux sociaux ne tirent pas leur épingle du jeu. 1 Français sur 4 uniquement juge digne de confiance ces canaux d’information.

Publié également en janvier 2022, le 21ème baromètre de la Confiance de l’agence Edelman confirme ces lignes de fractures. Toutes les sources d’information enregistrent une baisse de confiance : les médias traditionnels ne cumulent plus que 43 % de confiance et les réseaux sociaux sont au plus bas avec 19 % de confiance. En revanche, un fait plus préoccupant s’affirme. 55 % des Français sont convaincus que la plupart des organes de presse sont partisans et plus soucieux de soutenir une idéologie ou une position politique que d’informer le public. 57 % pensent même que les journalistes les induisent en erreur en déclarant certaines choses qu’ils savent être fausses ou exagérées et 61 % qui pensent que les médias ne sont pas suffisamment objectifs et ne font pas preuve d’impartialité (2).

Ce monde parallèle biaisé de l’alter-information

Si les reproches adressés ne sont pas totalement nouveaux (et dans certains cas précis, pas infondés non plus), cette défiance toujours plus exacerbée envers la presse s’accompagne en parallèle d’une massification incommensurable des fake news charriés principalement par les réseaux sociaux mais également par une myriade de sites propagandistes souvent à la solde d’un état. A cet égard, on peut citer l’exemple de Russia Today affilié au régime de Vladimir Poutine qui véhicule quantité d’informations biaisées et déformées très populaires auprès des Gilets Jaunes, des antivaxs et des conspirationnistes de toute obédience. A ces sites délibérément orientés, s’ajoutent également des sites qui s’auto-labellisent avec complaisance comme étant de la « ré-information », de « l’alter-information », de la « contre-information » en réponse à cette supposée intoxication des élites et des médias à leur solde. Cette nébuleuse informationnelle irrigue tous les courants extrémistes, anti-système et radicalisés. Cela va par exemple des extrême-droitiers Fdesouche et Egalité & Réconciliation à des sites de décryptage fourre-tout comme Quartier Libre TV, les DéQodeurs ou FranceSoir. La liste est loin d’être exhaustive.

Cette manipulation permanente de l’information a connu un bond gigantesque ces dernières années comme en atteste le travail de recherche effectué sur le sujet à travers un échantillon comprenant plus de 3000 titres par Newsback, une solution logicielle de vérification de sources et de contenus édité par Aday, une plateforme de services de veille des médias. Les résultats sont assez édifiants. A partir de 2015, la presse écrite et en ligne se penche de plus en plus sur la désinformation et ses corollaires avec 6471 citations. Dès lors, la progression ne va jamais être démentie pour atteindre en 2017, 37 185 citations, soit plus de 100 par jour. Cette croissance s’est poursuivie à un rythme plus mesuré mais constant jusqu’en 2021, année durant laquelle plus de 47000 articles ont été recensés, soit une multiplication par 7 sur toute la période.

Désinformation à tous les étages !

Bien que la politique, les questions sanitaires et les sujets sociétaux restent les terrains de prédilection où la désinformation est largement à l’œuvre, aucun domaine d’activité n’est réellement épargné comme le rappelle Wiztopic dans un récent billet sur la désinformation financière. Raphaël Labbé, CEO de l’entreprise éditrice par ailleurs de Wiztrust, une solution de certification de l’information dans la blockchain, n’y va pas par quatre chemins (3) : « 2021 a été marquée par de nombreux cas de désinformation financière. Il est devenu urgent d’analyser les cas les plus représentatifs affectant la réputation des grandes entreprises. Dans un but spéculatif, les hackers passent par des flux d’actualité qui diffusent les communiqués de façon automatique ».

Et d’évoquer notamment la déconvenue informationnelle subie par l’enseigne de grande distribution américaine Wal-Mart en septembre 2021. Celle-ci annonçait avoir signé un partenariat avec la cryptomonnaie Litecoin. Ce qui permettrait à ses clients d’effectuer des paiements en Litecoin dans ses magasins en ligne. Cependant, ce communiqué n’a jamais été diffusé par Walmart. Cette « fake news », démentie dans la journée par Walmart, a provoqué une hausse rapide du cours de la cryptomonnaie d’environ 30%. Relayé par plusieurs médias, le cours du Litecoin est passé de 175 $ à 240 $ en seulement 15 minutes. Suffisamment de temps pour que les hackers empochent la mise avant que la fausse information soit démentie. Infodémie, disiez-vous ?!

Une équation délétère en place

On le voit, la vitesse à laquelle circulent indistinctement informations réelles et fake news, constitue une véritable faille immunitaire dans l’écosystème de l’information et de la communication. Ceci d’autant plus qu’une étude du MIT publiée en mars 2018 dans la revue Science montre qu’une information vraie met six fois plus de temps à parvenir à 1500 personnes sur Twitter que si elle était fausse.

Sans oublier non plus que s’ajoute à cette problématique, la dangereuse propension de certaines chaînes d’information qui continue à donner le micro à des acteurs dont la justesse informationnelle n’est précisément pas la vocation première. Pour s’en convaincre, il suffit de se référer à la façon dont CNews avait ouvert son antenne aux auteurs du documentaire complotiste « Hold-Up » qui jouissaient déjà d’un solide buzz sur les réseaux sociaux. Cette large tribune n’a fait alors qu’accélérer la percolation du film mensonger auprès d’un plus vaste public.

Or, le public est précisément l’autre point faible de l’écosystème informationnel actuel. Le 21ème baromètre de la Confiance d’Edelman met l’accent sur un très inquiétant chiffre. Au sein du panel mondial étudié, ils ne sont que 26% de personnes consommatrices d’information à vérifier ce qu’ils lisent, voient ou entendent et à se réfréner avant de partager plus amplement sur un sujet donné. Ce manque « d’hygiène informationnelle » atteint un seuil encore plus inquiétant dans la population française où seulement 18% consultent plusieurs sources d’information et se préoccupent des sources émettrices avant de relayer. Ce laxisme informationnel n’est pas sans conséquences concrètes. Le baromètre Edelman établit par exemple un parallèle entre le niveau d’éducation informationnelle et l’hésitation à se faire vacciner. Les Français avec une bonne « hygiène informationnelle » sont 16 points plus susceptibles de se faire vacciner (62 % vs. 46 %).

Quelle prophylaxie informationnelle ?

Peut-on raisonnablement espérer qu’en 2022, une prophylaxie informationnelle pourra se déployer ? Rien n’est moins sûr. Certes, il existe des initiatives infiniment louables comme la coalition de 21 rédactions de médias français sous la houlette de l’Agence France Presse. A travers une plateforme baptisée « Objectif Désintox », des articles de vérification sont publiés à la suite de signalements opérés par des lecteurs à propos de déclarations de personnalités publiques ou d’affirmations de chiffres pouvant être erronés ou faux. Tout ce qui peut contribuer à un assainissement où l’info l’emporte sur l’intox, est indéniablement utile.

Néanmoins, la réussite ne sera au rendez-vous que si chacun s’empare du sujet à son niveau (et pas uniquement chez les plus jeunes qui sont effectivement exposés aux dérives informationnelles du fait de leur connectivité quasi permanente avec TikTok, Snapchat et Instagram et leur dédain pour les médias classiques). A commencer par les médias eux-mêmes où la pratique du temps long ne doit plus être reléguée par l’obsession de sortir en premier la dernière petite phrase polémique dont se repaissent les réseaux sociaux. Sans cette chambre d’écho trop vite accordée, nombre d’acteurs controversées n’auraient pas pu se bâtir indûment une aura médiatique injustifiée comme le Pr Didier Raoult et ses affirmations contestables, voire biaisées sur la pandémie et les vaccins.

Ensuite, il revient à chacun d’être plus vigilant dans les informations qu’il reçoit et qu’il choisit de partager. La tâche est évidemment très loin d’être simple tant l’ère de l’hyper-information rend les choses complexes et que les infoxs savent subtilement chatouiller et exciter les émotions humaines dans une société. A cet égard, les communicants ont également un rôle crucial pour évangéliser au sein de leurs organisations et ne pas céder aux tentations cosmétiques dans la façon de présenter et expliquer les choses.

Le 21ème Baromètre d’Edelman rappelle à cet effet que dans un paysage médiatique envahi par la défiance, 66 % des Français affirment croire les informations qui émanent de leur employeur. Un score qui rejoint l’analyse d’Amélie Aubry, Managing Director chez Elan Edelman (4) : « A l’heure où la confiance envers les repères traditionnels comme les médias, les ONG et les pouvoirs publics est profondément questionnée, les Français envoient un signal fort aux entreprises : elles sont aujourd’hui les garants de l’information, elles ont un rôle à jouer qui dépasse le seul périmètre business et sont aujourd’hui attendues sur des enjeux sociétaux, dont la lutte contre la pandémie ». Espérons que les mots seront entendus sinon c’est l’isolationnisme informationnel qui guette toutes les strates de la société.

Sources

– (1) – Kati Bremme – « Baromètre Kantar-La Croix : les médias attendus comme acteurs de la démocratie » – Blog Meta-Media – 20 janvier 2022
– (2) – « La confiance à l’épreuve de la pandémie : une « infodémie » au cœur d’une crise de leadership » – Synthèse du Trust Barometer 2021 – 15 janvier 2021
– (3) – Raphaël Labbé – « 2021 : une année marquée par la prolifération des fake news financières » – Blog Wiztopic – 20 janvier 2021
– (4) – « La confiance à l’épreuve de la pandémie : une « infodémie » au cœur d’une crise de leadership » – Synthèse du Trust Barometer 2021 – 15 janvier 2021