Emmaüs & Fondation Abbé Pierre : le changement de nom comme seule alternative ?

Avec les nouvelles révélations de 17 accusations d’agression sexuelle contre l’abbé Pierre et l’exhumation récente de lettres de menaces de l’homme d’Eglise envers ceux qui s’offusquaient de son comportement indigne dès les années 50, c’est une crise réputationnelle supplémentaire pour l’association Emmaüs et la fondation Abbé Pierre. Lesquelles avaient déjà publiquement mis en lumière en juillet dernier via un rapport indépendant, 7 cas d’abus et de violences sexuelles commis sur des femmes entre 1970 et 2005. L’onde de choc est telle qu’il est désormais sérieusement envisagé un changement de nom. Stratégie de communication pertinente et suffisante ? Quelques éléments de réponse.

Le 6 septembre sur le plateau de l’émission C à vous sur France 5, Christophe Robert, directeur général de la fondation Abbé Pierre est catégorique et inflexible. L’organisme caritatif qu’il dirige depuis 2015 a pris la décision de supprimer toute référence à son icone fondatrice (1) : « Nous avons pris la difficile décision de changer le nom de la Fondation Abbé Pierre. Personne ne pourrait comprendre qu’au moment où sur la place publique, sont affichés ces faits extrêmement graves, extrêmement douloureux commis par l’abbé Pierre, nous ne fassions rien et nous ne prenions pas des décisions. Alors, c’est difficile. Il ne s’agit pas de renier tout ce que l’abbé Pierre a fait dans la lutte contre l’exclusion, tout ce qu’il a entraîné, tout ce qu’il a pu créer comme initiatives positives. Ca, ça appartient à l’Histoire et c’est bien vrai. Il ne s’agit pas de le nier. Mais nous, nous avons un combat à mener avec les bénévoles, les salariés, les donateurs. Si on se limitait à ce travail de transparence, de reconnaissance de la parole des victimes, ça serait bien insuffisant. Donc, nous avons pris la décision de changer de nom ». Avec dorénavant plus de 25 témoignages accablants (et sans doute plus à venir et/ou encore pas connus dont celui-ci sorti un jour après l’écriture de ce billet), la figure iconique du bon samaritain des pauvres et des plus faibles, est déboulonnée.

Abbé Pierre : une aura médiatique et populaire unique en son genre

De son vrai nom, Henri Grouès, l’abbé Pierre est mort en 2007. Avant que le fracas des actes délictueux dénoncés ne fasse tout voler en éclats, l’image de ce prêtre catholique était demeurée intacte. En 2023, un film hagiographique et puissant lui avait même été consacré. Sous les traits du talentueux Benjamin Lavernhe, la vie de combats de cet inlassable pourfendeur de l’injustice et la précarité était retracée avec force scènes poignantes mais aussi pleines de doutes quant au sens de cet engagement hors du commun qui faisait bouger les lignes et grincer les dents au sein d’une société très conservatrice et peu encline à la charité.

Il faut bien avouer que de son vivant, l’abbé Pierre était une sorte de rock-star médiatique dont les allocutions radiophoniques et les interviews télévisées faisaient systématiquement un tabac depuis son célèbre appel du 1er février 1954 où il lança son premier cri d’alerte en faveur des déshérités sur les ondes de Radio-Luxembourg. Nimbé de surcroît d’un passé de résistant et de sauveur de Juifs durant la Seconde Guerre Mondiale, l’homme était charismatique, populaire et adulé malgré une voix parfois chevrotante. Ce n’est donc pas par hasard qu’il sera élu 17 fois première personnalité préférée des Français, un classement créée en 1988. Mieux, il ne descendra jamais plus bas qu’à la 3ème place. Son décès le 22 janvier 2007 aura un retentissement médiatique considérable en France mais aussi dans le monde entier, Emmaüs étant devenue dans l’intervalle, une association internationale.

Très tôt sue, longtemps ignorée : la face cachée

Cette stature de commandeur de l’action sociale est aujourd’hui considérablement ternie. A la demande de la fondation Abbé Pierre et de l’association Emmaüs qui avaient été interpellées en 2023 par une femme victime de violences sexuelles, le cabinet Egaé a mené une enquête sur le terrain qui va mettre à jour six autres cas de dérives (dont un sur une mineure à l’époque des faits). Lesquels feront l’objet d’un rapport rendu public le 17 juillet dernier par les deux associations.

Une véritable déflagration sidérante qui montre que derrière la canonisation médiatique, sévissait un satyre dont l’Eglise catholique a eu pourtant très tôt connaissance dans les années 50. A l’époque, le choix fut fait d’étouffer l’affaire en expédiant l’impétrant dans une clinique psychiatrique en Suisse puis en lui flanquant une sorte de chaperon pour tenter d’éviter qu’il ne récidive avec des gestes compulsifs et des attitudes déplacées. L’abbé Pierre avait en effet déjà acquis une solide notoriété grâce à ses faits de guerre, son élection comme député et son engagement en faveur des démunis. Les ecclésiastiques ne voulaient pas perdre le bénéfice d’image que le prêtre apportait à l’institution cléricale. Malheureusement, au regard de l’accumulation des témoignages depuis juillet 2024, l’icône ne renoncera jamais à ses pulsions obsessionnelles.

Lettre de 1958 de l’archevêque de Paris au ministre de la fonction publique pour lui déconseiller d’accorder une décoration à l’abbé Pierre – (archive publiée par France Inter – 9 septembre 2024)

Une réaction proactive des dirigeants à souligner

Une chose est certaine dans ce délicat et douloureux dossier : les directions d’Emmaüs et Fondation Abbé Pierre n’ont pas cherché à esquiver ou repousser le problème. Ils ont accepté d’écouter la première victime déterminée à briser le silence de tant d’années et l’aura de l’abbé Pierre. Théologienne, sœur dominicaine et une des figures de proue de la lutte contre les violences sexuelles dans l’Église de France, Véronique Margron en atteste (2) : « C’était une demande de cette dame que je prévienne le mouvement Emmaüs, qui inclut la Fondation Abbé-Pierre. Elle souhaitait les rencontrer, pas seule, pour qu’ils reconnaissent la gravité des faits. À partir de là, sa demande était qu’ils engagent une enquête indépendante. C’est vraiment ce qu’a fait le mouvement et ça, c’est très bien ».

A la suite de l’enquête, les deux entités ne se sont pas non plus cantonné à la seule acceptation des révélations. Un dispositif de recueil de témoignages et d’accompagnement, « strictement confidentiel, s’adressant aux personnes ayant été victime ou témoin de comportements inacceptables de la part de l’abbé Pierre » (3) va alors être mis en place avec le support d’un psychologue spécialisé en psychotraumatisme et si souhaité par les victimes, des rencontres avec les dirigeants de deux organisations.

C’est ce dispositif qui va permettre l’émergence de 17 nouveaux récits d’agressions sexuelles qui seront à leur tour partagés publiquement et qui soulignent l’extrême gravité des comportements de l’homme d’Eglise, avec notamment des abus sur des personnes en situation de vulnérabilité économique et sociale. Devant cette nouvelle vague, Emmaüs se dit alors enclin à « réfléchir » à une forme d’indemnisation des victimes de l’abbé Pierre.

Le changement de nom comme viatique

Autre conséquence de ce deuxième rebond : le changement de nom. Pour la Fondation Abbé Pierre, la décision est déjà actée comme l’a confirmé son directeur général début septembre. Concernant Emmaüs, le processus est également enclenché. Ses 300 groupes adhérents seront soumis en décembre à un vote pour le retrait de la mention « fondateur abbé Pierre » du logo de l’organisation. Dans l’immédiat, le centre mémoriel de l’abbé Pierre qui avait été créé dans le village d’Esteville (Seine-Maritime), a définitivement clos ses portes. Enfin, dans les différents centres Emmaüs, des salariés ont commencé à décrocher les portraits de leur fondateur devenu particulièrement encombrant, y compris pour eux-mêmes. Dire que l’on travaille dans une structure évoquant la figure d’un pervers sexuel est de toute évidence très dur pour la motivation et la fierté d’appartenance d’un collaborateur mais aussi pour les bénévoles qui contribuent au bon fonctionnement des organisations. En interne, des temps d’information des salariés et bénévoles et des moments d’échanges avec la direction ont d’ailleurs été organisés.

Autre enjeu clé : les donateurs. Comme à chaque fois en cas de scandale, la rétractation de ces derniers et l’arrêt des dons sont souvent la conséquence immédiate. Pour s’en convaincre, il suffit de se souvenir du désastre enregistré en 1996 par l’Association pour la Recherche contre le Cancer. Un rapport de la Cour des comptes avait ainsi établi que son président d’alors, Jacques Crozemarie, détournait à foison les dons par centaines de millions et que seulement un quart des sommes collectées parvenait réellement aux chercheurs. Du jour au lendemain, L’ARC perdit alors 400 000 de ses 600 000 donateurs (4). Il faudra plusieurs années, un changement de nom (la Fondation Arc) et de gouvernance pour parvenir à remettre à flot et pérenniser l’association.

Pour Emmaüs et la fondation, la désertion des donateurs n’est pas encore à l’ordre du jour selon Christophe Robert qui juge « très encourageants » les nombreux messages de soutien reçus. Il n’en demeure pas moins qu’un certain temps de latence peut éventuellement durer avant de voir s’écrouler le niveau des dons (vêtements, objets, meubles qui assurent le financement des actions sociales du mouvement) et celui des aides financières. 97 % des ressources de la fondation sont issues de la générosité des donateurs (5). D’ici là, d’autres accusations peuvent sortir et venir s’ajouter au lourd fardeau réputationnel d’Emmaüs et la fondation et le grever.

Le centre mémoriel d’Esteville a définitivement fermé ses portes – © Didier Meunier

Tenir compte du contexte global interne et externe

Si le changement de nom s’impose, le travail de reconquête d’image ne pourra pas se limiter à cette seule option. Avant que les révélations sur l’abbé Pierre n’éclaboussent Emmaüs et la fondation, ces dernières avaient connu plusieurs autres affaires sensibles que les médias avaient également relayées. En mars 2024, le responsable de la communauté Emmaüs d’Ivry-sur-Seine a été accusé de harcèlement moral et de violences sexuelles par trois femmes. Emmaüs France aurait décidé de couvrir le responsable malgré plusieurs signalements. En juin dernier, trois dirigeants des communautés Emmaüs de Saint-André-Lez-Lille et de Nieppe (Nord) ont été condamnés à de la prison avec sursis et des amendes pour des faits de travail dissimulé et de harcèlement. D’autres dysfonctionnements ont été par ailleurs observés ailleurs avec parfois des grèves et l’appui des syndicats.

Bien que ces éléments ne soient absolument pas corrélés aux graves errements de l’abbé Pierre, ils témoignent malgré tout d’une situation interne relativement dégradée çà et là qu’il conviendra aussi de traiter et de purger si l’on ne veut pas que la nouvelle dénomination ne soit à son tour affublée de casseroles dommageables pour la réputation des centres Emmaüs. Il en va de la crédibilité des dirigeants pour s’assurer que le nécessaire « reset » soit réellement exhaustif et productif.

Ceci d’autant plus que l’émoi suscité par l’affaire abbé Pierre a été phénoménal et à la hauteur en fin de compte de la renommée du fondateur. Un peu partout en France et sans attendre les suites de ce triste et révoltant dossier, des mairies ont déjà pris l’initiative de gommer toute référence à l’abbé Pierre. À Alfortville par exemple, en banlieue parisienne, où le fondateur d’Emmaüs a passé les dernières années de sa vie, le maire a tranché : le square Abbé Pierre va s’appeler Joséphine Baker. Le buste du prêtre sera remplacé par une statue de la chanteuse. Cette catharsis collective augure donc bien de l’ampleur du chantier réputationnel qui attend les deux associations. Notamment sur l’attention qui sera portée aux victimes d’un personnage qui aura existé pour le meilleur et pour le pire. Pour le moment, la gestion de la crise a été plutôt bien menée. Reste à maintenir cette dynamique.

Sources



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