18ème édition des Napoléons : « Avons-nous perdu la bataille de la désinformation ? »

Dans le cadre de la 18ème édition des Napoléons (et du 10ème anniversaire de l’événement biannuel) qui s’est tenu le 11 et 12 janvier à la Maison de l’Unesco à Paris, une table-ronde s’est penchée sur la question cruciale de la désinformation dans les démocraties occidentales (mais aussi en Afrique). Celle-ci a-t-elle définitivement plié le débat ou existe-t-il encore des leviers pour enrayer un phénomène qui n’est certes pas nouveau mais qui a acquis une ampleur inégalée avec l’avènement des réseaux sociaux et la grave crise de confiance que traverse la démocratie auprès des citoyens dans de nombreux pays.

Pour explorer le sujet de la bataille de la désinformation, trois expert(e)s étaient conviés pour la circonstance : Marie Peltier, historienne belge et spécialiste du complotisme, Guillaume Soto-Mayor, chercheur indépendant diplômé d’Oxford et de l’IEP de Strasbourg et auteur de plusieurs études sur les réseaux criminels et terroristes en Afrique et Elsa Guiol, journaliste et rédactrice en chef de l’émission de France 5, « la Fabrique du mensonge ». Morceaux choisis.

Préambule utile

Même s’il n’a pas été évoqué au cours de la table ronde animée avec brio par Nora Hamadi, journaliste et animatrice, le rapport annuel du Forum économique mondial de Davos publié récemment a pour la première fois identifié la désinformation comme risque planétaire immédiat numéro un, devant les catastrophes climatiques extrêmes et les fractures sociales. Avec en toile de fond l’adjonction de l’IA qui décuple les possibilités de falsification de l’information. Directrice commerciale pour l’Europe chez Marsh McLennan, Carolina Klint a collaboré à ce rapport. Son constat est pessimiste (1) : « Les avancées en matière d’intelligence artificielle vont radicalement bouleverser les perspectives de risque pour les organisations, beaucoup d’entre elles ayant du mal à réagir aux menaces résultant de la manipulation de l’information , de la désinformation et des calculs stratégiquement manipulés ».

Une crainte sans doute corrélée au fait qu’en 2024, près de 2 milliards de personnes (soit plus de la moitié de la population mondiale en âge de voter) va se rendre aux urnes dans 70 pays dont les États-Unis, l’Inde, le Pakistan, l’Indonésie, le Mexique ou le Royaume-Uni. Avec tous les risques de manipulation, de distorsion et de propagande que de tels enjeux électoraux peuvent susciter. Chacun se souvient encore comment la désinformation numérique avait permis en 2016 de voir le Brexit s’imposer au Royaume-Uni et Donald Trump de prendre les clés de la Maison Blanche en brouillant une opinion publique déjà très méfiante et polarisée envers les pouvoirs établis.

La désillusion démocratique, levier de désinformation

Aux yeux de Marie Peltier, l’ampleur de la désinformation ne relève pas uniquement de la puissance virale des réseaux sociaux. Outre cette action mécanique, c’est aussi l’absence d’un récit fédérateur et mobilisateur autour de la notion de démocratie qui laisse l’opinion publique se tourner vers d’autres visions alternatives, notamment l’autocratie dont le discours est très offensif actuellement et profite de la grande désillusion envers la démocratie. Face à cela, les théories autoritaires remplissent un vide en n’hésitant pas à entremêler le faux et le vrai et en augmenter la portée grâce à la technologie.

Auteure de très nombreux reportages pour l’émission « La Fabrique du mensonge » sur France 5, Elsa Guiol (portrait ci-contre) relève malgré tout que les réseaux sociaux ont clairement massifié la vague de désinformation. Bien que cette dernière ait toujours existé, elle ne percolait pas autant auparavant du fait du moindre nombre d’espaces d’expression qui restaient confinés à certains groupes. Aujourd’hui, plus rien n’est endigué d’autant plus que la modération est défaillante dans la plupart des cas. Illustration récente et symptomatique : le régulateur de l’Internet australien a dévoilé de nouveaux chiffres concernant Twitter/X. Depuis son acquisition en 2022, Elon Musk a licencié plus de 1200 employés dans le monde au sein des équipes chargées de lutter contre les contenus abusifs en ligne.

En parallèle, la pandémie du Covid-19 a contribué à aggraver l’addiction aux écrans et à la consultation de n’importe quel contenu. Pour Elsa Guiol, la désinformation est devenue une arme étatique employée par certains pays comme la Russie et la Chine pour déstabiliser les régimes démocratiques. Les intérêts privés ne sont pas absents non plus comme le greenwashing qui s’efforce de promouvoir une vision positive des énergies fossiles. Dans cette vaste lessiveuse informationnelle, il devient compliqué de discerner ce qui est vrai et ce qui est faux d’autant que la vérité met toujours plus de temps à circuler que le mensonge.

Une bataille encore gagnable mais qui sera longue

Guillaume Soto-Mayor (portrait ci-contre) a rappelé cependant que la désinformation n’affecte pas uniquement les régimes occidentaux. Sur le continent africain, le phénomène est également patent depuis une bonne dizaine d’années et l’échec du récit néolibéral porté par certains leaders africains. Face à l’absence d’une amélioration signification des conditions économiques et sociales d’une large partie de la population, beaucoup se tournent vers une lecture alternative qui prône « l’éveil » et un contre-discours contre les anciennes puissances coloniales qui profite essentiellement à la Russie et la Chine mais également à l’exacerbation d’antagonismes ethniques et religieux.

Face à cette désinformation galopante, y a-t-il pour autant des solutions pour contrecarrer ses effets délétères ? Marie Peltier déplore le côté timoré des discours démocratiques qui se contentent de fact-checking (certes indispensable) mais qui n’affirme pas sa vision du monde. Ce qui rend l’opinion publique poreux à d’autres récits. Selon, le défi peut encore être relevé mais prendra du temps et deux ou trois générations avant de ressusciter la confiance.

Pour sa part, Elsa Guiol s’inquiète que les débordements discursifs sur Internet et les réseaux sociaux débouchent de plus en plus sur des actions concrètes de violence. Exemple : l’invasion du Capitole aux Etats-Unis en janvier 2021 sous l’impulsion de personnes ultra-convaincues que le vote avait été truqué et Donald Trump volé de son élection « promise ». La journaliste est particulièrement inquiète pour les plus jeunes totalement absorbés par TikTok, Snapchat et Instagram où pullule la désinformation entre deux vidéos d’influenceurs mode ou cuisine.

D’après Guillaume Soto-Mayor, la jeunesse n’en demeure pas moins conscientisée et ultra-critique envers les incohérences des élites actuelles. Des élites qui, à ses yeux, sont dans une déni encore très fort et dans également dans une forme d’incohérence comme par exemple les mensonges proférés en 2003 pour justifier l’intervention américaine en Irak. A partir de là, il devient difficile d’être crédible pour contrer des leaders comme Xi Jiping ou Vladimir Poutine qui eux, ne laissent pas place à des voix dissidentes et imposent leur récit quoiqu’il advienne. La bataille de la désinformation promet d’être longue mais peut encore déboucher sur une issue où la vision démocratique reprend de la vigueur. A condition de ne pas baisser la garde.

Sources

– (1) – Fabrice Nodé-Langlois – « La désinformation, risque mondial numéro un devant le climat »- Le Figaro – 10 janvier 2024

 



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