[Conférence Com-Mutations 2] : Entre raison d’être et fake news, la réputation des entreprises est en jeu

A l’initiative d’Entreprises et Médias, l’association des directeurs de la communication, la 2ème édition de la conférence « Com-Mutations » a réuni le 1er février à Paris des intervenants de haut vol pour débattre et témoigner sur deux sujets majeurs : la raison d’être de l’entreprise et l’enjeu des fake news. Si le premier peut largement contribuer à nourrir positivement la réputation et remplit de plus en plus les agendas des dircoms, le second constitue une menace qui peut surgir à tout moment tant la fracture informationnelle entre médias et citoyens est prononcée et le règne du faux avéré. Synthèse (non-exhaustive) des enseignements à retenir.

Et si la raison d’être était le meilleur atout pour soigner la réputation de l’entreprise au sein de son écosystème ? En avril 2018, le Blog du Communicant s’était justement interrogé sur cette opportunité à l’occasion de la publication du rapport intitulé « L’entreprise, objet d’intérêt collectif » co-signé par Nicole Notat, ancienne syndicaliste et Jean-Dominique Senard, président de Michelin jusqu’à récemment. Le document évoque largement la raison d’être des entreprises en mettant autant l’accent sur le rôle social et environnemental que sur le rôle économique et en appelant à repenser la vocation du modèle capitaliste encore très centré sur le court-terme et les dividendes. Des réflexions qui ont ensuite été reprises par la Loi Pacte actuellement en cours de débat parlementaire et qui ont été commentées durant la conférence d’Entreprises & Médias par la ministre du Travail, Muriel Pénicaud et un panel d’expertes de la communication et des entreprises.

Raison d’être : Les entreprises missionnaires ?

Le sujet de la raison d’être des entreprises n’est pas totalement une nouveauté pour les comités de direction qui s’en sont emparés depuis quelque temps. En revanche, il a connu un coup d’accélérateur le 17 janvier dernier avec la diffusion de la toujours très attendue lettre sur la gouvernance des entreprises de Larry Fink, le PDG de Black Rock, plus grosse société d’investissement financier sur la planète. Dans celle-ci, il revient longuement sur cette notion de raison d’être (« Purpose » en anglais) et exhorte les dirigeants d’entreprise à élargir et exercer leurs responsabilités sociétales (1) : « La société, usée par les grands changements qui ont lieu au sein de l’économie et par l’incapacité des gouvernements à fournir des solutions pérennes, s’attend de plus en plus à ce que les entreprises, publiques comme privées, s’attaquent aux problèmes sociaux et économiques les plus urgents (…) Alimentée en partie par les réseaux sociaux, la pression du public sur les entreprises s’accroît et se propage dorénavant plus vite (…)Les entreprises qui accomplissent leur raison d’être et leurs responsabilités envers leurs parties prenantes en récoltent les fruits à long terme; celles qui les ignorent trébuchent et échouent. Cette dynamique devient de plus en plus évidente à mesure que les exigences du public pour les entreprises s’accroissent ». Le ton est donné !

En ouverture de la conférence d’Entreprises & Médias, la ministre du Travail, Nicole Pénicaud a partagé son regard sur la raison d’être (2) : « Ce sujet « nice to have » est devenu un axe majeur. Si la mondialisation n’est pas régulée, nous allons dans le mur. Le court-termisme est un choix de vision auquel peut être opposé un autre choix : la croissance durable. C’est certes un travail de longue haleine, complexe et pas forcément gagné car il est sujet aux aléas conjoncturels ». Pour autant, l’ex-DRH des groupes Dassault Systèmes et Danone et ex-DG de Business France, a appelé de ses vœux à ce que la raison d’être de l’entreprise soit prise en compte et cultivée en permanence en dépit du sentiment de défiance et de manipulation qui règne parmi de nombreuses parties prenantes.

Directrice associée chez Boston Consulting Group, Karen Lellouche est venue étayer les propos de la ministre avec la présentation d’une étude de son cabinet sur la raison d’être effectuée auprès de 120 directeurs de la communication et membres de comités de direction. Ceux-ci s’accordent à 69% à dire que la raison d’être est un sujet de long terme dont l’ambition stratégique s’inscrit dans la durée et pas dans un coup ponctuel. De même, ils sont 64% à estimer que c’est également une priorité majeure. Là où le bât commence à blesser, est dans l’exécution de cette dernière. Seuls 30% des répondants ont déjà engagé des réflexions. Pour le reste, la raison d’être reste difficile à formuler mais également compliquée à faire comprendre et entraîner de l’adhésion parmi les publics concernés. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que durant le questionnaire, le concept a été associé à une multitude de mots et parfois confondu avec la responsabilité sociétale des entreprises. En dépit de cette difficulté à circonscrire et concrétiser la raison d’être, 71% jugent qu’elle est fondamentale pour alimenter la réputation, notamment en ce qui concerne le recrutement et la fidélisation des talents.

Et sur le terrain, ça se passe comment ?

Trois grandes entreprises du CAC 40 (Schneider Electric, Société Générale et Michelin) ont ensuite confronté leur expérience par l’intermédiaire de leurs représentantes respectives. PDG de Schneider Electric France et membre du Comité exécutif de Schneider Electric, Christel Heydemann a rappelé que son entreprise est active depuis longtemps en matière de raison d’être. A ses yeux, celle-ci est efficace et crédible si elle incarne l’adéquation entre le business de l’entreprise, le sens qu’elle véhicule et les actions qu’elle réalise au quotidien. La raison d’être doit également permettre d’associer le terrain et de s’impliquer dans des causes portées par celui-ci comme le parrainage établi entre des électriciens français et africains. « Au final, la raison d’être doit privilégier le bon sens mais ça ne fait pas tout pour autant » ponctue Christel Heydemann.

Directrice de la communication et des ressources humaines, Caroline Guillaumin juge utile la raison d’être qui est un cap a minima auquel on peut se repérer pour tempérer l’incertitude et le changement perpétuel dans lesquels évoluent l’entreprise et ses parties prenantes (collaborateurs en premier lieu). Autre point pertinent soulevé : la raison d’être doit découler des racines originelles de l’entreprise et ne pas s’égarer dans un empilement de concepts hors-sol et de dimensions variées au risque de diluer son sens et son efficacité. « C’est le terrain qui nourrit la raison d’être et permet l’appropriation par chacun. Il faut être réaliste et concret ». Cependant, Caroline Guillaumin note que tout le monde n’est pas encore imprégné de la notion de raison d’être. Elle évoque le souvenir d’un récent roadshow de l’entreprise auprès des investisseurs : « J’intervenais sur le sujet. On m’a posé zéro question ! ».

L’écho généré par la raison d’être peut effectivement fluctuer en fonction des publics. Directrice communication, marque, développement durable et affaires publiques du groupe Michelin, Adeline Challon-Kemoun observe des différences notables : « Le client perçoit plus la raison d’être dans les produits et les services qu’il achète et les bénéfices qu’il en retire ». Chez les investisseurs et les actionnaires, la perception varie grandement : « Il y a ceux que cela intéresse car ils y voient la volonté de pérennité de l’entreprise. Il y a ceux comme la société de gestion Sycomore qui privilégient activement les entreprises responsables. Il y a enfin ceux qui s’en moquent totalement. Dans les pays, c’est pareil. J’ai de plus en plus de question en France et aux USA mais aucune au Royaume-Uni ». Alors au final, la raison d’être est-elle vraiment indispensable ? Pour les trois dirigeantes, la réponse est oui mais à condition d’apporter des réponses concrètes et de ne pas nier les questions épineuses sinon la défiance s’installe ainsi que s’efface le supplément d’âme que l’entreprise veut viser et insuffler en n’étant pas uniquement focalisée par le profit.

Tous manipulés par les fake news ?

Au-delà des complexités inhérentes à la raison d’être, la concrétisation de celle-ci dans l’écosystème de l’entreprise doit affronter un autre défi de taille : l’immixtion massive du faux dans les messages et les informations qui circulent dans l’espace public. Directeur éditorial d’Arte et directeur de l’école de journalisme de Sciences-Po, Bruno Patino ne cesse de constater que l’espace public est passé « de l’agora à l’arena qui est organiquement confrontationnelle. Les médias qui jouaient le rôle d’ordonnateurs sont à la fois décriés et impuissants à ordonnancer le flot informationnel ». Un renversement de paradigme que confirme pleinement Grégoire Lemarchand, responsable de la cellule « réseaux sociaux » de l’Agence France Presse : « Avant, l’AFP s’occupait de vérifier le vrai. Aujourd’hui, on doit s’occuper de vérifier le faux ». C’est en effet le phénomène des fake news qui est pointé du doigt. Un phénomène qui se conjugue avec la défiance persistante envers les journalistes au point que chacun entend se forger sa propre réalité et la communiquer aux autres sans recourir aux médias classiques.

Cette falsification s’est évidemment amplifiée et accélérée avec la prévalence des médias sociaux. Le tempo informationnel est devenu quasiment instantané. Pour la réputation des entreprises, l’enjeu est devenu crucial à intégrer tant n’importe quel avatar peut survenir. Directeur de la communication du groupe Vinci, Pierre Duprat se souvient encore de l’usurpation d’identité dont son entreprise a été victime sur le Web le 22 novembre 2016. Tout démarre avec la diffusion d’un faux communiqué de presse annonçant que Vinci va procéder à une révision de ses comptes suite à des malversations de son directeur financier licencié sur le champ. Le texte comporte un lien vers un site Web ressemblant trait pour trait au site officiel de Vinci et répertoriant les vrais noms des dirigeants mais avec des numéros renvoyant sur des messageries. Deux agences de presse réputées, Dow Jones et Bloomberg, tombent dans le panneau et répercutent l’information qui fait le tour du monde en quelques minutes. Le cours de Bourse de Vinci s’écroule de 7 milliards d’euros. Un démenti est rapidement apporté par l’entreprise et la valorisation boursière revient alors progressivement à la normale au bout d’une heure. Ce qui fait dire à Pierre Duprat : « 10 minutes de pipeau, 14 milliards de yoyo ! ». Une anecdote qui prouve en tout cas la puissance destructrice du faux à l’heure du digital.

Le cerveau humain, ce grand bêta !

Cette puissance du faux aujourd’hui dopée par la dynamique virale des réseaux sociaux a une explication neurologique. Docteur en neurosciences et psychologue clinicien, le docteur Albert Moukheiber a détaillé finement les mécanismes qui opèrent lorsque le cerveau humain acquiert de la connaissance et se fabrique des modèles de réalité. Deux leviers sont particulièrement à l’œuvre et expliquent pourquoi le faux peut obtenir autant d’impact et d’influence. Le premier est le raisonnement motivé. Les circuits neuronaux s’activement différemment lorsque la personne est particulièrement impliquée et/ou sensible à un sujet. Les biais cognitifs vont alors fonctionner à plein pour retenir et arranger les preuves (et créer des corrélations) qui rentrent dans la réalité que s’est façonné le cerveau. Le deuxième levier est l’illusion de connaissance. Albert Moukheiber commente : « Aujourd’hui, on croit tout savoir avec le Web. On acquiert beaucoup d’informations mais pas forcément du savoir. Il y a un manque de comparaison et de confrontation au réel. Chacun fabrique sa propre carte. Si ça confirme mon illusion, je crois connaître. On manque de vigilance et de doute de soi ». Et d’appeler en conclusion de sa démonstration, à la nécessité de recréer un socle commun de réalité où chacun est le garde-fou des uns et des autres pour enrayer l’influence frelatée.

Ce rôle de garde-fou, Grégoire Lemarchand le revendique pour le travail du journaliste à condition de ne pas soi-même se mettre dans la posture de celui qui détient la vérité mais dans l’optique de comprendre la mécanique des manipulations informationnelles qui circulent à foison. Pour lui, cet effort peut s’avérer payant : « On voit que les gens changent si on prend le temps d’expliquer d’autant que les gens doutent de plus en plus tant le faux est partout ». Selon Bruno Patino, le journalisme est évidemment l’une des solutions mais pas l’unique. Cela passe aussi par une régulation des structures comme la traçabilité des sources ainsi que par l’éducation et l’apprentissage de l’esprit critique et du doute pour limiter les effets de la crédulité humaine. L’urgence est d’autant plus critique que « nous allons vivre au milieu du faux » explique Bruno Patino, « nous sommes dorénavant dans un scénario version Aldous Huxley où la vérité est noyée dans le mensonge et non plus dans la version George Orwell où le mensonge cache la vérité ».

« C’est en reforgeant qu’on reste forgeron »
Luc de Brabandère – philosophe d’entreprise et intervenant de la conférence Com-Mutations

Sources

– (1) – « Raison d’être et bénéfices » – Texte de la lettre sur la gouvernance d’entreprise de Larry Fink aux PDG



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