Internet contribue-t-il vraiment au phénomène Dieudonné et sa « quenelle » ?

C’est le débat dans le débat. En marge du bras-de-fer inflexible engagé par Manuel Valls, le ministre de l’Intérieur contre les propos antisémites de Dieudonné, une autre polémique affleure. Le Web serait un vecteur inacceptable de propagation des idées nauséabondes de « l’humoriste » et de son geste polémique de la quenelle. Un tel amalgame est-il totalement ou partiellement pertinent ?

Le sémillant directeur de la rédaction de l’Express, Christophe Barbier, n’est probablement pas près d’oublier sa saillie verbale lors de l’émission des « Grandes Gueules » sur RMC Info le 3 janvier dernier. Alors que les invités débattent de l’opportunité d’interdire juridiquement ou non les spectacles de Dieudonné pour apologie de l’antisémitisme, l’éditorialiste déporte la discussion vers la nécessité de réguler plus drastiquement la liberté d’expression sur Internet dont à ses yeux, Dieudonné use sans vergogne pour exciter sa « dieudosphère ». La suggestion vaudra en retour à son auteur une volée de bois vert sur les réseaux sociaux toujours rétifs à ce genre de perspectives disciplinaires. Il n’en demeure pas moins que la phrase est révélatrice d’un état d’esprit où Internet est assimilé à l’antichambre des provocateurs en tout genre. Et si la mécanique d’emballement médiatique était un peu plus complexe ?

La transgression et la victimisation comme leviers médiatiques

En 2003 chez Fogiel sur France 3, Dieudonné dérape déjà

En 2003 chez Fogiel sur France 3, Dieudonné dérape déjà

Bien avant de commettre ses frasques sur Internet, Dieudonné n’a eu de cesse de cultiver un personnage de paria. Depuis sa séparation avec son compère Elie Semoun et sa radicalisation obsessionnelle contre les Juifs, le saltimbanque aigri a toujours pris soin d’incarner le rôle du martyr qu’on veut bâillonner injustement. Dès 2003, il multiplie les provocations et les déclarations à l’emporte-pièce sur la scène des théâtres comme sur les plateaux de télévision puis crie au complot contre la liberté d’expression lorsque s’abattent les récriminations outrées d’une large majorité de la société.

A l’instar du petit Poucet qui semait les cailloux, Dieudonné plante les graines de la controverse pour construire petit à petit son image de maquisard incompris. Inlassablement, il décoche des formules lapidaires et sulfureuses suffisamment explicites pour attiser les passions mais trop duplices pour être concrètement condamné pour incitation à la haine raciale. Au fil des ans, il remporte de fait quasiment tous les procès qui lui sont intentés. Procès qui se transforment ensuite à son profit en tribunes médiatiques et médiatisées où il peut faire à loisir son auto-apologie et fédérer ses inconditionnels. En d’autres termes, Dieudonné n’a pas eu besoin d’Internet et des médias sociaux pour transgresser et façonner son costume de « martyr ». Bouche-à-oreille de ses spectateurs peu regardants et voyeurisme médiatique ont largement suffi à établir la légende du bouc émissaire que le système rejetterait de manière inique.

Le duel homérique actuel que livre le pitre transgressif contre Manuel Valls procède de la même mécanique et ne doit rien au hasard. L’agité du théâtre de la Main d’Or n’a pas agi sur un énième coup de sang incontrôlé mais clairement dans la perspective de sa tournée de spectacles dans toute la France à partir de janvier 2014. Du coup, quoi de mieux que déclencher à nouveau une controverse atomique pour s’assurer d’un écho médiatique hors pair que même une campagne de viralisation sur le Web ne saurait égaler.

Le Web, un supplétif indéniable de la « dieudosphère »

Même le parc Astérix a dû faire face à des débordements

Même le parc Astérix a dû faire face à des débordements

S’il s’est converti sur le tard aux usages du Web, Dieudonné a en revanche vite comblé son retard. Pilier de son entrisme digital : le site dédié à sa gloire égocentrique et intitulé dieudosphere.com. Actuellement indisponible (suite notamment à une attaque de hacker), le site est un indéfinissable capharnaüm en ligne mêlant indistinctement promotions des spectacles, ventes de goodies à l’effigie du personnage et collection improbable de photos de fans opérant sans complexe le geste si contesté de la quenelle.

Depuis 2011, le « comique » est passé à la vitesse supérieure en se dotant d’une page YouTube où il compile des extraits de sketchs et des attaques au lance-flammes en priorité contre des personnalités de confession juive, des journalistes et des acteurs politiques désignés comme ennemis irréductibles. Idem sur Twitter à travers son compte @MbalaDieudo où il met en scène des célébrités (souvent piégées à leur insu) comme le basketteur Tony Parker ou le footballeur Mamadou Sakho en train d’effectuer une quenelle.

A ce petit jeu détestable de sale gosse turbulent, Dieudonné s’est rapidement assuré une viralité incroyable : 56 000 followers à ce jour sur Twitter, 231 000 abonnés sur YouTube et 484 000 fans sur Facebook. Un terreau numérique de toute évidence fertile pour « populariser » la gestuelle incertaine de la quenelle présentée officiellement comme « anti-système » mais lorgnant plus ou moins ouvertement vers une sordide inspiration nazie évoquant le salut hitlérien. Or s’il est bien un espace où la contestation et le défoulement sont des postures largement répandues, ce sont effectivement les réseaux sociaux. Au fur et à mesure, le geste est devenu pour nombre d’internautes en « rébellion » un défi à accomplir avant de l’immortaliser et le partager sur la Toile. Un phénomène qui n’épargne rien, ni personne puisqu’en décembre dernier, ce sont même les personnages d’Astérix et Obélix qui se sont livrés à une quenelle en plein parc d’attraction avec des visiteurs !

Le dopage médiatique fait le reste

Le geste d'Anelka a créé plus de tapage médiatique que le Web 2.0

Le geste d’Anelka a créé plus de tapage médiatique que le Web 2.0

S’il est incontestable que le Web social a contribué à amplifier le phénomène et agréger des adeptes en rogne contre tout et son contraire, il est loin d’être à lui seul la plateforme conférant à Dieudonné l’impact médiatique dont il profite actuellement. En remontant quelque peu le fil de l’actualité récente, on remarque que la polémique s’est particulièrement enflammée depuis que le footballeur Nicolas Anelka a fait une quenelle en plein match de championnat britannique pour célébrer son but. Dieudonné s’est alors aussitôt chaudement félicité d’une telle bravade tandis que Valérie Fourneyron, ministre des Sports condamnait a contrario très vigoureusement.

Avec un « client » comme Anelka tellement coutumier d’attitudes insolentes et irrespectueuses, le terrain était d’emblée balisé pour que les médias s’emballent. C’est ensuite à partir de ce geste et de la montée en température du gouvernement et des anti-Dieudonné que la couverture médiatique a exploré de fond en comble la galaxie glauque d’un individu happé par son délire depuis des années. Par ricochet, les aficionados de Dieudonné ont effectivement à leur tour embrayé. Pour s’en convaincre, il suffit de se référer aux plus de 2,5 millions de vus enregistrés par la vidéo de vœux 2014 de celui qui n’en peut plus de jouir du bazar médiatique ainsi généré avec sa quenelle au goût plus que frelaté.

Pour autant, existe-t-il vraiment une solution face à cette déferlante de quenelles en tout genre ? Ignorer purement et simplement peut constituer une parade éventuelle mais au risque de laisser perdurer et prospérer une symbolique gestuelle aux relents extrêmement détestables. Interdire peut alors sembler le viatique imparable comme semble le penser le gouvernement. Sauf qu’expédier Dieudonné et sa quincaillerie théâtrale dans la clandestinité juridique risque paradoxalement de faire gonfler la mobilisation des adeptes …. sur le Web, seul espace où la liberté d’expression est nettement plus difficilement à dompter. En revanche, ce n’est pas en réclamant à corps et à cri une politique de la trique digitale qu’on éradiquera les clowns de la pire espèce.



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