Réseaux sociaux d’entreprise & FB@Work : Et si on arrêtait enfin de se raconter des histoires ?

A intervalles réguliers, le sujet ô combien rebattu des réseaux sociaux d’entreprise (RSE) agite la communauté communicante et managériale. Une fois de plus, le phénomène n’a pas loupé depuis que Facebook a officiellement lancé en janvier 2015 son service de réseautage en entreprise baptisé « Facebook at Work ». Aussitôt, les adeptes du solutionnisme digital ont ressorti leurs vieilles antiennes béates où le RSE est la martingale absolue en matière d’organisation et de communication interne. Et si on appuyait sur le bouton « stop » et on rembobinait ?

Il fallait forcément s’y attendre. Facebook annonçant enfin la mise à disposition de son réseau social version monde de l’entreprise, a inévitablement déclenché des salves de commentaires enamourés et enthousiastes chez de nombreux technophiles bon teint et de DRH en mal de recettes magiques. Bien que l’outil ne soit encore qu’en version bêta depuis le 14 janvier et accessible à un nombre restreint de quelques « happy few » testeurs, les analyses vont bon train. Enfin, le concept de RSE va peut-être pouvoir décoller et insuffler une nouvelle dynamique au cœur des entreprises où les salariés croulent sous les courriels et autres stimuli informationnels. Vraiment ?

Ce mythe tenace du RSE

RSE - mytheDepuis l’irruption en force du numérique dans la vie interne des organisations, les réseaux sociaux d’entreprise constituent autant un intarissable sujet de réflexion qu’un creuset à fantasmes managériaux et communicants. Avec eux, certains dirigeants se prennent à rêver d’exploser les organigrammes tellement amidonnés de leur société pour enfin engendrer une intelligence collective débridée grâce à ces nouvelles plateformes collaboratives calquées sur le principe des réseaux sociaux grand public. Adieu la rétention des savoirs en vase clos. Au revoir les baronnies managériales qui freinent l’innovation et la transformation. A la poubelle, les pelletées de courriels redondants et indigestes. Avec le réseau social d’entreprise, tous les possibles s’ouvrent. Chacun peut contribuer et partager tout en glanant pour soi-même les informations et les contenus indispensables pour sa pratique professionnelle au quotidien.

Nombreuses sont les entreprises (et particulièrement les grands groupes qui souffrent des maux récurrents décrits ci-dessus) à avoir emboîté le pas, le clic en bandoulière et l’ambition primesautière. Le poussif Intranet allait devoir débarrasser le plancher pour céder la voie au magistral réseau social d’entreprise. Avec lui, plus de souci de circulation de l’information, de cloisonnement étanche, d’absence de dialogue entre les entités internes et de participation aléatoire des équipes. Le RSE, c’est l’assurance inoxydable de régler une bonne fois pour toutes les incohérences de l’organisation, les mauvaises volontés individuelles et l’amas excessif de messages managériaux. Place à la dynamique créative où tout arrive pile poil au bon moment, à la bonne personne et avec le bon esprit. En d’autres termes, le mot d’ordre est « pour tout résoudre, cliquez ici » pour reprendre l’excellent titre du dernier ouvrage d’Evgeny Morozov.

Facebook at Work : la nouvelle coqueluche

RSE - Facebook at workLa déclinaison de Facebook pour l’entreprise n’a pas échappé à l’enfilage de lieux communs et de lubies persistantes. Ainsi, lorsqu’il est interrogé sur les bénéfices de Facebook at Work, Lars Rasmussen, directeur de l’ingénierie de la solution, n’en démord pas (1) : « Tandis que nous luttons tous contre la surcharge d’information, les sociétés de toute taille ont besoin de travailler de façon plus rapide, plus simple et plus aisée. Il s’agit de partager de l’information à l’intérieur de l’entreprise afin de favoriser les collaborations et l’amener à se mouvoir rapidement pour réaliser les choses ». Diantre, quel programme et quelle révolution ! A se demander ce que pouvaient bien ficher jusqu’à présent les collaborateurs d’une entreprise qui n’avaient pas le privilège de disposer d’un RSE. Et les technologistes forcenés d’entonner immédiatement la ritournelle du miracle technique venant soulager ce pauvre hère de salarié comme Dominique Cardon, sociologue chez Orange Labs (2) : « Facebook apporte de la respiration et de la sociabilité entre collègues ». A croire que réunions internes, journaux d’entreprise et autres outils concoctés par les organisations pour instiller du lien social et collaboratif n’étaient que de piètres bricoles. Cette fois, on va voir ce qu’on va voir !

Les réactions extatiques enregistrées avec l’arrivée programmée de Facebook at Work sont à l’aune de ce mythe horripilant qui nimbe les RSE depuis leur avènement. Devant la complexité croissante des organisations, le RSE a rapidement été promu comme l’infaillible boîte à outils qui allait à la fois déverrouiller les rigidités managériales et huiler la dynamique entrepreneuriale et communicante. Lorsqu’on reprend les discours des éditeurs de ces solutions technologiques et les experts thuriféraires qui vont de pair, il est hallucinant de constater que la promesse est invariablement la même au fil des années.

Et si on arrêtait d’oublier l’humain ?

RSE - HumainPourtant, il faudrait être intellectuellement malhonnête pour oser parler de succès des RSE à l’heure d’aujourd’hui. Des foisonnantes initiatives régulièrement claironnées en interne et dans la presse spécialisée, bien peu peuvent se prévaloir d’une réussite indéniable. Valérie Frankiel et Julien Lacolomberie, directeurs associés chez Keyrus Management, en conviennent (3) : « La révolution n’a en fait jamais eu lieu, ou dans de très rares cas de figure : seuls 10% des déploiements de RSE lancés dans le monde sont réussis (Gartner Group – 2013). Pour la France, ce sont 86% des décideurs qui cherchent encore leur voie quant à l’adoption éventuelle d’un réseau social ».

La fable technologiste entretenue autour du RSE est surtout révélatrice d’un état d’esprit très prégnant au sein des organisations et encore plus au niveau des comités de direction et des DRH. Volontairement ou pas, on feint de croire que l’adoption d’un RSE va miraculeusement simplifier et fluidifier tous les bugs managériaux que comporte inéluctablement une entreprise. Plutôt que de s’interroger en profondeur sur la culture qui irrigue l’entreprise (est-elle intrinsèquement dans l’ouverture ou bien dans la confidentialité ?) ainsi que sur les luttes intestines entre départements, filiales, métiers, on préfère s’illusionner avec des onguents numériques qui ne sont au final que des outils et pas des fins en soi. Expert patenté des réseaux sociaux d’entreprise et directeur du Social Business chez MSL Group (Publicis Consultants), Anthony Poncier souligne à juste titre qu’omettre ces dimensions essentielles revient à déjà semer les germes de l’échec du RSE (4) : « Gartner a montré que 80% des projets collaboratifs qui sont centrés sur l’outil sont des échecs. La dimension culturelle et managériale est fondamentale. Quelle sera la vision portée par le management ? ».

C’est effectivement là que réside le nœud gordien du RSE. Pendant combien de temps encore les dirigeants vont-ils s’absoudre d’une réflexion plus poussée sur les défaillances organisationnelles autrement qu’en sortant illico un RSE de leur chapeau ? Intranet, wiki, forum, logiciel de gestion de projet ou RSE ne seront jamais des outils miraculeux. Encore moins des filtres à l’infobésité galopante qui suinte si souvent dans les organisations. Tant que persistera ce mythe têtu et béat du RSE, la faillite sera au rendez-vous. Même en y accolant l’emblématique estampille de Facebook, les salariés ne s’empareront ni plus, ni mieux de l’outil RSE s’il n’existe pas au préalable un diagnostic exhaustif, implacable et loin de se cantonner uniquement aux vœux pieux du top management.

Sources

– (1) – Amaury de Rochegonde – « Quand Facebook se met au travail » – Stratégies – 5 février 2015
– (2) – Ibid.
– (3) – Valérie Frankiel et Julien Lacolomberie – « Et si les réseaux sociaux d’entreprise fonctionnaient un jour ? » – ZD Net – 8 septembre 2014
– (4) – Amaury de Rochegonde – « Quand Facebook se met au travail » – Stratégies – 5 février 2015



6 commentaires sur “Réseaux sociaux d’entreprise & FB@Work : Et si on arrêtait enfin de se raconter des histoires ?

  1. Philippe  - 

    Eclairant point de vue qui rappelle que le RSE n’est qu’un moyen, pas un objectif.
    Et effectivement, si la réflexion précédait comme il se doit l’action, on pourrait alors se mettre d’accord avec le DRH sur la portée de l’outil (en passant, on peut aussi rajouter le DSI qui ne sera pas le plus facile à convaincre !).

  2. Hemery  - 

    Oui ! On est bien d’accord le noeud du problème réside bien dans la perspective dans laquelle on envisage les RSE : l’outil prime aujourd’hui encore sur l’utilité. Avec ces outils, ce dont il s’agit c’est bien de reconfigurer le modèle relationnel de l’entreprise en partant de sa culture notamment. Un récent billet développe sur toute ces idées complémentaires aux vôtres : http://www.chaikana.com/2014/12/19/transformation-digitale-aller-vers-peopleware/
    Bonne lecture !

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