Simulateurs de retraite en ligne : Peut-on parler de « fake news » de la part de certains syndicats ?

Alors que la pression populaire s’intensifie sur le projet de réforme des retraites du gouvernement, plusieurs simulateurs en ligne ont vu le jour à l’initiative notamment de l’Ugict-CGT et du SNES-FSU (syndicat national des enseignements de second degré). Aux salariés des secteurs concernés, ils promettent de calculer par anticipation leurs futurs revenus si le contenu du rapport Delevoye venait à être appliqué. Construits sur des hypothèses discutables, les résultats ont évidemment suscité l’émoi et la colère en affichant des revenus fortement en baisse. Cette tactique communicante n’emprunte-t-elle pas à la désinformation si chère aux pourvoyeurs de « fakes news » ?

L’adage populaire veut que la nature ait horreur du vide. Il semblerait que celui-ci se vérifie à nouveau dans le débat actuel autour du chantier de refonte du système de retraite français et de l’alignement des régimes spéciaux de la fonction publique sur un régime universel qui serait dorénavant un régime à points. A force d’accumuler des explications floues et même erratiques ou contradictoires dans sa communication sur les retraites (lire par ailleurs le récent billet de ce blog sur le sujet), l’équipe gouvernementale a engendré des brèches informationnelles dans lesquelles des syndicats se sont engouffrés avec délectation pour aviver les colères et les craintes.

Clique ta retraite et prend une claque !

Sujet ô combien discuté et si souvent remis aux calendes grecques, la réforme du régime de retraite des salariés français est revenue sur le tapis depuis cet été avec la remise du rapport Delevoye au gouvernement. A peine les perspectives étaient-elles suggérées qu’un vent de contestation s’est aussitôt levé, particulièrement concernant les régimes spéciaux des fonctionnaires qui devraient rogner sur leurs avantages pour s’inscrire dans le cadre d’un système de retraite universel applicable à tout salarié qu’il soit privé, libéral, indépendant ou public. Autant dire que les syndicats de la fonction publique n’ont guère tardé à embrayer et sonner le tocsin.

La réplique est d’abord venue dès le 1er juillet 2019 avec le lancement d’un calculateur en ligne disponible sur le site reforme-retraite.info par l’Ugict-CGT (représentant les cadres, ingénieurs et techniciens). Son ambition : proposer un comparatif aux salariés concernés entre les niveaux de salaire et de pension moyens d’aujourd’hui et ceux qui découleraient prochainement si la réforme Delevoye s’imposait comme le nouveau cadre de référence. Co-secrétaire du dit syndicat, Sophie Binet est sans ambages sur la démarche adoptée (1) : « Pour nous, le débat aujourd’hui est occulté. Le gouvernement refuse de donner des éléments concrets sur la réforme. Comme il sait que le sujet est inflammable, il donne le moins d’informations possibles pour éviter toute mobilisation. Il refuse de répondre aux questions que se posent tous les salariés : à quel âge pourrais-je partir ? Avec quel niveau de pension ? Il martèle qu’un euro cotisé doit apporter les mêmes droits à la retraite mais encore faut-il savoir quels sont ces droits ! ».

On retrouve un similaire son de cloche chez les syndicalistes enseignants du SNES-FSU. En novembre, ceux-ci ont à leur tour mis en ligne un simulateur pour sensibiliser le corps enseignant sur les potentielles menaces contenues dans le rapport Delevoye. L’algorithme du site calcule ensuite ce que sera la retraite dans le système actuel et ce qu’elle pourrait devenir si le système à points évoqué par le gouvernement aboutit. Le montant final fait grincer des dents (2). Pour un professeur ayant démarré en 1990 et qui effectuerait 42 ans de carrière, la pension serait de 2 677 euros avant la réforme, et de 1 831 euros ensuite, soit une perte mensuelle de 846 euros. Un sacré manque à gagner qui a bien évidemment mis le feu aux poudres et qui s’est viralisé avec force sur les réseaux sociaux. Secrétaire général adjoint du syndicat, Xavier Marand déplore vivement (3) : « Nos utilisateurs ont été abasourdis par la faiblesse des pensions ».

Quand les biais prennent le pas sur les faits

Pour beaucoup, ces simulateurs se sont vite imposés comme étant la preuve que le projet du gouvernement recèle des intentions inavouées qui viseraient à réduire facilement le niveau des pensions de retraite à l’avenir. Les élus d’opposition ont d’ailleurs rebondi allègrement sur l’aubaine. Le député de la France Insoumise, François Ruffin en remet d’ailleurs une couche en exhumant le 3 décembre, une ancienne déclaration de François Fillon datant de 2016 (3) : « Le système par point, en réalité, ça permet une chose, qu’aucun homme politique n’avoue. Ça permet de baisser chaque année le montant des points, la valeur des points, et donc de diminuer le niveau des pensions. ». Autant d’arguments qui s’échangent à la vitesse de l’éclair sur les réseaux sociaux et tendent à faire progressivement glisser l’opinion publique dans le rejet, particulièrement les indécis et/ou ceux qui ont du mal à comprendre la finalité exacte du projet ou qui se sentent déjà fragilisés.

Face à cette floraison de comparateurs en ligne, le gouvernement morigène. Le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer s’indigne (5) : « C’est totalement faux. Ces simulateurs n’ont aucun fondement, ils simulent des choses qui ne sont pas encore décidées ». Du côté de Matignon, c’est le même agacement (6) : « Ces simulateurs, c’est n’importe quoi, tous les paramètres ne sont pas connus. Or, il y a un engagement politique ferme. Il y aura des revalorisations de salaires. Nous devons combattre les « fake news » ». C’est oublier un peu vite que le côté aléatoire de la méthode comme du contenu a pavé le terrain aux objections les plus rudes. C’est là où le bât blesse comme le fait constater l’économiste Pascal Perri (7) : « Ça profite à ceux qui sont opposés à la réforme, et qui tirent parti du flou laissé par le gouvernement. Quand on parle de la retraite, il faut dire des choses précises ou alors il ne faut pas en parler ».

Sur la ligne jaune de la « fake news »

Pourtant, en matière d’information biaisée et partiale, les simulateurs en ligne ont particulièrement fait fort. Celui de l’Ugict-CGT n’affiche de surcroît même pas son identité politique à part un slogan anti-Macron en page d’accueil. Au contraire, le site Web revêt les atours d’une classique plateforme comparative. Il faut faire défiler tout l’écran pour dénicher en pied de page un minuscule logo du syndicat. Lequel ne s’embarrasse pas non plus de fioritures en matière de critères retenus pour se livrer à des estimations. Sophie Binet ne s’en cache pas lorsqu’on la titille sur le sujet (8) : « Nous nous basons sur le simulateur du Conseil d’orientation des retraites qui est loin d’être une institution partisane. Et puis, si le gouvernement n’est pas d’accord avec nos simulations, qu’il nous propose les siennes. Nous n’attendons que cela ! En fait, aujourd’hui tout le monde reconnaît que sans financement supplémentaire, les pensions vont baisser. Simplement le gouvernement refuse d’en débattre ». De la pure rhétorique cégétiste ! Autrement dit, nous avons raison et tout le reste n’est que billevesées.

Il n’en demeure pas moins que la démarche adoptée par la CGT et le SNES-FSU pose grandement question et flirte dangereusement avec les caractéristiques intrinsèques de la « fake news ». Celle-ci est en effet une « information » qui se base sur des éléments réels (en l’occurrence les quelques chiffres du rapport Delevoye et les infos du Conseil national des retraites) tout en omettant largement de bien préciser que les évaluations restent malgré très sujettes à caution du fait de l’absence de repères concrets. Celles-ci sont avant tout alimentées par des partis-pris syndicalistes qui choisissent par exemple d’accorder au futur point de retraite la valeur monétaire qui servira leur démonstration politicienne. Le tout habillé graphiquement avec du simili sérieux pour semer le doute, l’inquiétude et par ricochet l’opposition.

Carton rouge aux tripatouilleurs

Qu’on soit pro ou anti-réforme, un tel débat mérite autre chose que des « fake news » politiciennes. On se souvient encore que c’est un argument totalement bidon qui a fait basculer le vote du Brexit en 2016. Un argument qui martelait sans cesse que le Royaume-Uni versait chaque semaine 350 millions de livres sterling à l’Union européenne et que cette somme pourrait plutôt servir à financer des projets nationaux. Malgré les démentis et les démonstrations factuelles régulièrement objectés, les populistes, Boris Johnson et Nigel Farage en tête, ont emporté le morceau et rendu crédible un chiffre apocryphe dont ils reconnaîtront d’ailleurs très vite la fausseté une fois le vote pro-Brexit acquis. C’est peu ou prou la même stratégie de communication que déplore Patrick Mignola, président du groupe Modem à l’Assemblée nationale (9) : « C’est désormais les mensonges des oppositions ou de certains syndicats qui racontent des bêtises sur les femmes, les enseignants ou les indépendants pour les mobiliser et faire oublier la défense purement catégorielle des régimes spéciaux. ».

Ce tripatouillage mathématique opéré sans vergogne par les deux syndicats est clairement un abus de langage qui confine à la « fake news ». L’économiste Bertrand Martinot ne dit pas autre chose (10) : « Il circule sur internet des simulateurs qui sont paramétrés sur des choses que choisissent les syndicats (…) et qui vous expliquent que, dans beaucoup de cas, votre retraite va diminuer de 30, 40, 50%. Forcément, les gens deviennent fous furieux (…) Comme le gouvernement n’a pas dit précisément [ce qu’il veut faire], dans ce flou, il y a énormément de désinformation ». Malheureusement, la passivité de la communication gouvernementale conjuguée à l’excessivité d’une certaine sémantique syndicale pour obtenir un retrait pur et simple de la réforme trace une autoroute royale pour propager des informations manipulatoires. Et à ce petit jeu délétère, les études scientifiques ont déjà mis en évidence que les « fake news » s’imposent plus vite et plus facilement dans les esprits. Peur et colère étant toujours les ferments corollaires implacables.

Sources

– (1) – Adeline Lorence – « Retraite : la CGT lance un simulateur pour vous alerter sur le risque de baisse des pensions » – Capital.fr – 3 juillet 2019
– (2) – Anne Brigaudeau – « Réforme des retraites : cinq questions sur les simulateurs censés calculer les pensions » – Francetvinfo.fr – 9 décembre 2019
– (3) – « Réforme des retraites : les simulateurs en ligne proposés par les syndicats sont-ils fiables ?» – LCI.fr – 4 décembre 2019
– (4) – François Ruffin – « Retraites : « Robin des bois à l’envers » » – francoisruffin.fr – 3 décembre 2019
– (5) – « Réforme des retraites : les simulateurs en ligne proposés par les syndicats sont-ils fiables ?» – LCI.fr – 4 décembre 2019
– (6) – Isabelle Ficek – « Réforme des retraites : l’exécutif lance la bataille contre les « fake news » – Les Echos – 3 décembre 2019
– (7) – « Réforme des retraites : les simulateurs en ligne proposés par les syndicats sont-ils fiables ?» – LCI.fr – 4 décembre 2019
– (8) – Adeline Lorence – « Retraite : la CGT lance un simulateur pour vous alerter sur le risque de baisse des pensions » – Capital.fr – 3 juillet 2019
– (9) – Isabelle Ficek – « Réforme des retraites : l’exécutif lance la bataille contre les « fake news » – Les Echos – 3 décembre 2019
– (10) – Anne Brigaudeau – « Réforme des retraites : cinq questions sur les simulateurs censés calculer les pensions » – Francetvinfo.fr – 9 décembre 2019



4 commentaires sur “Simulateurs de retraite en ligne : Peut-on parler de « fake news » de la part de certains syndicats ?

  1. Vincent  - 

    Bonjour,

    en tant que communiquant vous devriez savoir et rappeler que le fait pour une des parties d’avancer masquée dans une négociation n’augure rien de bon quand à ses intentions. Et ne pas afficher ses dernières amène forcément l’autre partie à penser qu’il y a un loup.

    Alors peut-être ces simulateurs sont-ils partisans. Mais les intentions du gouvernement sur la réforme des retraites le sont elles aussi, par exemple en ne reprenant les dernières études du COR que jusqu’à 2030 pour mieux appuyer sur l’obligation de faire des économies. D’ailleurs si ce projet était aussi bon que le gouvernement tente de nous le faire croire, pourquoi y a-t-il promesse de garder un système à part pour les fonctionnaires de la police ?

    1. Olivier Cimelière  - 

      Bonjour

      Pour mieux répondre à votre question sur le gouvernement, je vous invite à lire mon autre billet : http://www.leblogducommunicant2-0.com/2019/12/07/reforme-des-retraites-la-communication-gouvernementale-est-elle-en-plein-waterloo/

      Sur ce blog, le but n’est pas de prendre parti pour l’un ou pour l’autre mais d’analyser et décrypter des tactiques de communication utilisées par des acteurs de la vie publique. Dans le billet sur les simulateurs, la question tournait autour de l’aspect manipulatoire des outils mis en place par 2 syndicats. Pour autant, l’autre billet pointe les carences de communication de la part de ceux qui sont censés porter et expliquer le projet. Il est évident que le flou ne contribue pas à instaurer un débat factuel !

  2. Michel Breuvart  - 

    On peut bien sûr critiquer ces simulateurs; ils sont certes imparfaits, mais il est difficile de les comparer à des fakes news.
    Au moins à cette heure. La fake news est une fausse nouvelle .Le simulateur ne délivre pas une fausse nouvelle puisque le gouvernement vient d’annoncer des mesures compensatoires pour les enseignants…sans donner les montants d’ailleurs. Le simulateur donne donc une  » true news ». Reste à régler les paramètres permettant le calcul….

    1. Olivier Cimelière  - 

      Merci pour votre commentaire. Je tiens juste à rappeler que le caractère intrinsèque d’une « fake news » n’est pas une fausse nouvelle mais une nouvelle falsifiée. La nuance peut paraître légère mais elle est fondamentale. Ces simulateurs s’appuient sur des éléments factuels que tout le monde connaît mais prennent ensuite des hypothèses selon leur vision. Le gouvernement ayant été flou et assez imprécis dans les chiffres et les projections, il est dès lors assez aisé d’extrapoler pour démolir une argumentation

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