Risque & Progrès : La confiance s’ébrèche au cours du 20ème siècle (8/12)

Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, les pronostics optimistes face à la perception du progrès et du risque s’inversent dans l’inconscient collectif occidental. Avec ce conflit, l’humanité prend peu à peu conscience de son hallucinant intrinsèque pouvoir d’autodestruction. La Première Guerre Mondiale avait déjà révélé quelques indices troublants avec notamment l’utilisation du tristement connu gaz moutarde par l’armée allemande, pour anéantir les tranchées ennemies à grande échelle tout en essayant de limiter les pertes dans ses propres rangs. Le conflit qui vient de s’achever en 1945, met en lumière des perspectives encore plus brutales.

Pendant la guerre, les nazis n’ont effectivement pas hésité à froidement dévoyer la science et la technologie pour exterminer les populations juives, tsiganes, les opposants au régime hitlérien et tuer ainsi des millions d’innocents à travers l’organisation industrielle horriblement huilée des camps de concentration.

Parallèlement, forts de leurs récentes avancées scientifiques dans la maîtrise de l’énergie atomique et de tests réussis dans le désert du Nouveau-Mexique en juillet 1945, les Américains décident d’utiliser l’arme nucléaire pour accélérer la reddition du Japon. Le 6 août 1945, une bombe pulvérise la ville d’Hiroshima, puis une seconde récidive trois jours plus tard sur la ville de Nagasaki causant au total la perte de centaines de milliers de civils et la capitulation immédiate et sans conditions de l’empire du Soleil Levant. L’administration américaine, le président Truman en tête, justifie alors ce bombardement au nom du « mal nécessaire ». Sans le recours à ces bombes, l’invasion de l’archipel japonais aurait coûté des milliers de vies supplémentaires aux soldats de la bannière étoilée.

Deux événements destructeurs que le penseur et essayiste allemand Günther Anders qualifie ainsi dans son ouvrage L’Obsolescence de l’Homme : « L’humanité est devenue capable de se détruire elle-même et rien ne fera jamais qu’elle perde cette « toute-puissance négative », fût-ce un désarmement général, fût-ce une dénucléarisation totale du monde. L’apocalypse est inscrite comme un destin dans notre avenir, et ce que nous pouvons faire de mieux, c’est de retarder indéfiniment l’échéance. Nous sommes en sursis ».

L’allergie au progrès et au risque s’intensifie

La rupture du barrage de Malpasset ravage Fréjus et fait 423 victimes en 1959

Avec un tel horizon, l’humanité commence à percevoir le risque sous un jour nouveau. Même si le mythe du Progrès va continuer à tracer son sillon au cours des décennies suivantes avec des avancées prodigieuses obtenues dans tous les domaines d’activité, les ingrédients de la peur sont semés. La germination qui en découle commence à ternir sérieusement l’image positive du Progrès et de la Science. Les accidents industriels qui vont rythmer l’actualité de la deuxième moitié du 20ème siècle, vont contribuer à l’écorner encore un peu plus.

Dans la France de l’Après-Guerre, une catastrophe va particulièrement marquer les esprits. A l’époque, les barrages hydrauliques sont l’un des fleurons de l’ambitieuse politique gouvernementale de reconstruction et de développement du pays. Pourtant, le 2 décembre 1959, le barrage du Malpasset cède brutalement suite à des pluies torrentielles et entraîne la formation d’une vague de plusieurs dizaines de mètres qui dévale le lit de la rivière et vient en aval frapper de plein fouet la ville de Fréjus dans le Var. 423 personnes périssent. Près de 1000 immeubles sont ravagés et des milliers d’hectares de terres agricoles inondés.

 

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Le programme de construction de barrages est alors au cœur d’une controverse où s’écharpent vivement tenants et opposants, où expertises et contre-expertises se succèdent pour tenter de déterminer les causes réelles et les responsabilités du drame. L’épilogue intervient en 1967. La Cour de Cassation conclut définitivement qu’aucune faute à aucun stade n’a été commise. Seule la piètre qualité de la roche sur laquelle s’appuyait l’ouvrage, est pointée en filigrane. La catastrophe est donc mise sur le compte de la fatalité.

L’explosion de Feyzin avive les peurs

L’explosion de la raffinerie de Feyzin a entraîné un durcissement de la gestion du risque industriel

C’est l’explosion de la raffinerie de Feyzin qui va opérer un virage nettement plus décisif dans la perception du risque par les populations. Mise en service en 1964 au sud de Lyon et implantée le long de l’autoroute A6, cette raffinerie produit et stocke des hydrocarbures gazeux et des liquides hautement inflammables. Le 4 janvier 1966, une fuite de gaz dans l’un des réservoirs forme une nappe qui se propage aussitôt dans l’air ambiant. Le contact avec le moteur chaud d’une voiture qui circule au même moment sur l’autoroute fait le reste. Cela déclenche un incendie puis des explosions en chaîne parmi les réservoirs du site industriel. La catastrophe fait 17 morts et 84 blessés et provoque des dégâts matériels considérables dans un rayon de 25 kilomètres.

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Au-delà du triste bilan, l’événement est également révélateur de dysfonctionnements dans la conception même du site, dans l’application insuffisante des consignes de sécurité et enfin dans l’organisation des secours qui tarderont à intervenir et permettront à l’incendie de prendre une ampleur qu’il n’aurait jamais dû avoir. Pour les pouvoirs publics, Feyzin résonne également comme un avertissement sur les risques d’explosion au niveau des raffineries et des usines pétrochimiques. Un an et demi après l’accident, de nouvelles mesures de gestion de crise sont édictées avec l’arrêté ministériel du 4 septembre 1967. Pour la première fois, la responsabilité du chef d’établissement est notamment reconnue dans la préparation et la lutte contre le sinistre tandis qu’auparavant, il n’était tout simplement pas responsable des faits qui pouvaient se produire dans ses installations.

Seveso consacre l’ère du risque industriel

L’explosion de Seveso instaure une véritable méfiance à l’égard des installations industrielles

Il faudra attendre une autre catastrophe majeure pour modifier encore plus en profondeur la réglementation en vigueur des activités industrielles sensibles. Celle-ci intervient 10 ans après Feyzin dans la ville de Seveso en Lombardie. Le 10 juillet 1976, une usine chimique connaît une anomalie. Lors de la fabrication d’un produit, le trichlorophénol4, un échauffement anormal du mélange du réacteur conduit à une explosion du contenu et à la formation de dioxines très toxiques et cancérigènes. Un nuage s’échappe de l’usine et contamine tous les environs. Fort heureusement, aucune victime humaine ne sera à déplorer mais plus de 40 000 personnes sont intoxiquées à des degrés divers. La population locale est évacuée, le cheptel abattu et les bâtiments pollués détruits. Cinq ans plus tard, le réacteur est vidé. Les résidus toxiques sont mis en fûts pour être incinérés (dont certains vont transiter illégalement par la France pour y être détruits sans réel contrôle) finalement en Suisse.

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Seveso n’était pourtant pas le premier accident du genre. Pas moins de huit accidents similaires mais aux conséquences moindres avaient déjà eu lieu dans le monde. L’importance de la pollution générée à Seveso va cette fois inciter les autorités à réagir fermement d’autant que les média couvrent abondamment l’affaire. En France, neuf jours seulement après la catastrophe de Seveso, la loi 76-663 du 19 juillet relative aux installations classées pour la protection de l’environnement, définit les procédures d’autorisation et de contrôle et axe la responsabilité sur l’exploitant du site concerné. Cette loi ne cessera ensuite d’évoluer de manière de plus en plus restrictive. En 1982, la CEE publie à son tour une directive Seveso et demande aux Etats membres et aux entreprises d’identifier les risques associés aux activités industrielles dangereuses. Une nouvelle directive baptisée Seveso 2 viendra élargir en décembre 1996, le périmètre des établissements concernés par le stockage et la manipulation des matières dangereuses.

Avec Seveso, c’est toute la société occidentale qui bascule clairement dans l’ère du risque industriel. Elle le perçoit désormais comme un couperet prêt à tomber sur des têtes vulnérables à tout moment. L’humanité pensait éliminer les risques grâce au Progrès et la Science. Elle les a en fait simplement remplacés les anciens par de nouveaux. Confrontée à des espoirs déçus et à des incertitudes menaçantes aux impacts grandissants, une sensibilité de plus en plus exacerbée à l’encontre du risque, va désormais se développer avec comme corollaire indissociable, un énorme pouvoir anxiogène. A suivre …

Lire les précédents articles du dossier « Risque & Progrès »

– « Pourquoi est-on en crise ? » (1/12) – 15 mai 2010
– « Le mythe, le divin et le bouc émissaire comme antidotes » (2/12) – 21 mai 2010
– « La désacralisation est en route » (3/12) – 29 mai 2010
– « Le grand écart entre Science et Sacré se poursuit » (4/12) – 2 juin 2010
– « Le mythe Progrès gagne des points » (5/12) – 14 juin 2010
– « Quand un mythe chasse l’autre » (6/12) – 2 juillet 2010
– « Premières lézardes dans la confiance » (7/12) – 8 juillet 2010