Twitter est-il un accélérateur de violence militante ?

Ce week-end a vu se dérouler l’épilogue nauséabond d’une passe d’armes digitale entre défenseurs forcenés du mariage pour tous et opposants farouches. Depuis plusieurs semaines, Twitter a été le réceptacle d’échanges d’insultes, de menaces et d’appels plus ou moins nuancés à la violence. D’abord verbale, la polémique a atteint son zénith avec l’agression au couteau d’un militant UMP prénommé Samuel Lafont et très en pointe dans les actions contre l’union gay. Les réseaux sociaux sont-ils des incubateurs de haine brutale ? Tentative de décryptage.

Il y a encore quelques semaines, Samuel Lafont était surtout connu des milieux militants de la droite musclée. Issu de l’UNI, syndicat étudiant et membre du conseil national de l’UMP, le jeune homme est ce qu’on appelle communément un activiste politique fortement engagé et qui n’hésite pas à le faire savoir. Il suffit d’aller faire un tour sur le site de sa société de conseil en communication et influence numérique baptisée E-Fluence pour aussitôt remarquer la tonalité droitière totalement assumée du personnage. Sitôt le projet de loi pour le mariage d’un couple du même sexe était-il engagé par le gouvernement que Samuel Lafont est monté au créneau sur son réseau favori : Twitter.

De droite et surtout décomplexé !

Militantisme total et radical sur son compte Twitter

Sur Twitter, Samuel Lafont cogne d’emblée très fort et agrège très vite autour de son compte des abonnés de la même mouvance (plus de 7000 à l’heure actuelle). Son entrisme irréductible le propulse rapidement sur le devant de la scène digitale. Moteur de recherche sur Twitter pour les contenus francophones, le site Docteur Tweety le classe même 6ème twittos le plus populaire de France (1). Il faut avouer que le jeune homme de 25 ans a l’art de tweeter plus vite que son ombre. Rien n’échappe à sa verve mordante dès lors qu’il s’agit de dégommer le cheval de bataille qu’il s’est choisi : le mariage homosexuel et l’équipe gouvernementale qui défend le texte.

S’il dégaine du tweet à une cadence surréaliste (près de 54 000 à l’heure d’aujourd’hui !), il s’attire tout aussi prestement l’ire de très nombreux twittos qui contestent le ton volontiers outrancier et rentre-dedans de ses messages mais pas seulement. Le rang de ses ennemis gonfle rapidement à mesure que Samuel Lafont s’amuse à détourner les slogans des manifestants en faveur du mariage pour tous mais aussi à trafiquer grossièrement des photos sous Photoshop pour leur faire dire le contraire de ce qu’elles véhiculaient au départ.

Malgré la fronde énervée qui ne cesse de s’exprimer à son encontre, le militant n’en a cure. Il maintient la vapeur sur son fil Twitter tout en montant sans hésitation en première ligne lors des manifestations de 2013. Mieux, il figure parmi les instigateurs de l’opération d’agit-prop intitulée « Camping pour Tous » qui incite les adversaires du mariage homo à occuper le jardin du Luxembourg à l’heure où les sénateurs discutent du texte de loi. Samuel Lafont est partout et de tous les coups, y compris lors de la dégradation de l’espace devant accueillir le rassemblement de l’association Inter- LGBT (Lesbiennes, Gays, Bi, Trans). A chaque fois, les « exploits » sont fièrement revendiqués sur Twitter  et reçoivent en retour des salves d’insultes et de commentaires véhéments.

Le fond de l’air est « frais »

« Free-style » absolu pour Christine Boutin sur Twitter !

A la décharge de Samuel Lafont, celui-ci ne fait que surfer sur Twitter dans un environnement où la parole n’a quasiment plus rien à voir avec l’expression libre et le débat républicain. De part et d’autre, les deux camps s’injurient copieusement et se rendent coup pour coup dans une sémantique fort éloignée de la démocratie et du respect des lois et d’autrui. La caricature et la radicalité imprègnent totalement et dans les deux sens, les tweets qui circulent au sujet du mariage pour tous et du gouvernement. A ce jeu-là, les officines et groupuscules d’extrême-droite comme les associations catholiques traditionnalistes investissent massivement Twitter et y donnent naissance au mouvement du « Printemps français ». Objectif : poursuivre la lutte coûte que coûte partout et sans fléchir.

Dans ce combat où Twitter est véritablement une pièce maîtresse du dispositif de communication, un des égéries de la « Manif pour Tous », Béatrice Bourges s’illustre à son tour. Sur le site de micro-blogging, elle n’est pas la dernière à proférer des messages particulièrement vindicatifs qui suscitent d’ailleurs des réticences et mêmes des scissions parmi les anti-mariages gay. Dans ce fatras d’objurgations musclées, on trouve pêle-mêle le GUD, Bloc Identitaire, Institut Civitas et autres organisations connues pour leurs positions extrêmes. Le pugilat ne fait donc que s’accentuer sur Twitter avec en face des groupes homos militants et une extrême-gauche requinquée et prête à en découdre.

Pis, des figures politiques connues n’hésitent pas non plus à mettre les pieds dans le plat et mêler leurs voix au concert assourdissant des algarades entre twittos remontés comme des coucous. A ce jeu rhétorique pas toujours subtil, Christine Boutin, présidente du parti Chrétien-Démocrate, verse largement dans la surenchère sur son compte Twitter. Après s’être déjà fait remarquer avec un dramaturgique et télévisuel évanouissement lors de la manifestation sur les Champs-Elysées en mars dernier, l’élue ne recule devant rien sur son fil Twitter. Elle multiplie ainsi les messages aux références douteuses et aux  allusions déplacées de totalitarisme, d’Etoile jaune juive ou encore de guerre civile.

Une étincelle et tout s’embrase

Propos d’une violence inouie d’un anti-Laffont

Face aux provocations répétées, les ultras qui défendent le mariage pour tous, ne sont pas en reste. Ils charrient à leur tour des flux de messages excités où les amalgames et les comparaisons ne sont guère plus relevés que ceux qu’ils prétendent dénoncer. Bref, la tension est à son comble lorsque survient dans la nuit de vendredi 12 à samedi 13 avril, l’agression de Samuel Lafont et deux de ses amis dans le 6ème arrondissement de Paris. Un drame qui arrive peu de temps après une énième manifestation tendue aux abords du Sénat où participait Samuel Lafont. Alors qu’il est à l’hôpital, le jeune homme tweete dans la matinée de samedi, le bilan de sa triste soirée : « J’ai reçu 4 coups de couteau ce matin. Hospitalisé. Bloc opératoire cet après-midi ». Puis le compte Twitter d’ordinaire si prolixe se tait pendant plusieurs longues heures sans apporter plus d’éclairage sur les circonstances de l’attaque subie.

Qu’importe pour les supporters de Samuel Lafont et ses idées ! Le tweet est aussitôt répercuté, commenté, interprété et évidemment accompagné d’accusations directes envers les pro-mariages homos. La violence des propos redouble à mesure que les tweets exaspérés circulent et se télescopent. Pour les partisans du jeune homme, un thème émerge très vite : règlement de comptes par des militants gays puis par des Roms qui auraient été soudoyés par ces mêmes militants.

Chez les adversaires, la teneur des propos n’est pas vraiment à l’empathie et à la commisération. Là aussi, les messages sont sarcastiques et mortifères. D’aucuns se réjouissent très ouvertement de l’agression et se désolent même que l’issue n’ait pas été fatale pour Samuel Lafont. Ambiance !

Mobilisation éclair sur Twitter

Christine Boutin toujours à l’abordage !

Alors que les médias et la police n’ont pas encore communiqué sur les tenants et aboutissants de la violente bagarre, la mobilisation bat son plein sur les réseaux sociaux. Une page de soutien se créé spontanément sur Facebook (plus de 1000 fans à ce jour) et les commentaires déposés ne laissent nul doute sur l’envie de vengeance qui anime leurs auteurs. Sur Twitter, est convoquée immédiatement une manifestation silencieuse et pacifique au Champ de Mars et une autre à Odéon.

Les premiers résultats de l’enquête tombent dans l’après-midi du samedi : le crime est purement crapuleux et n’a rien à voir avec les activités militantes de Samuel Lafont. Les agresseurs sont de surcroît des Brésiliens appréhendés quelque temps plus tard grâce à des caméras de surveillance. Les articles de presse ne tardent pas à suivre pour relayer l’information. Pourtant, la fièvre ne redescend pas. Beaucoup continuent de croire à un coup monté et d’autres en profitent alors pour orienter leur rage vers … le gouvernement, incapable selon eux, de prévenir de pareils actes.

Sitôt son opération chirurgicale achevée, Samuel Lafont remonte au créneau sur Twitter pour s’en prendre cette fois à … l’Agence France Presse, coupable à ses yeux, de n’avoir pas évoqué le décompte précis du nombre de coups de couteau qui lui ont été assénés ! Et de promettre bientôt les clichés exclusifs de ses plaies ! Et Christine Boutin de conclure en Cassandre de Twitter que cette fois, « la guerre civile est en marche » ! Ni plus, ni moins !

Conclusion – Faut-il réguler Twitter ?

Un des détournements photos réalisés par Samuel Laffont

Ce n’est pas la première fois que le réseau du volatile bleu est la chambre d’écho d’activistes forcenés dont l’objectif est d’abord de crier plus fort que tous les autres pour faire entendre leurs arguments (si tant qu’on puisse encore parler d’arguments à ce stade d’excitation). Il est même fort à parier que d’autres emballements de la twittosphère surviendront dans les semaines et les mois à venir tant le climat délétère actuel aiguillonne les débordements les plus vindicatifs de tous bords.

La lecture des empoignades brutales entre pro et anti-Samuel Lafont a de quoi faire froid dans le dos tant la parole est débridée et finit par déborder vers des appels plus ou moins déguisés à des mesures de rétorsion physiques, voire plus. Là se situe le véritable problème du réseau social et de ses homologues concurrents. Pour les cas les plus explicites, il existe certes des lois contre la diffamation et l’incitation à la haine ou au meurtre bien qu’en matière de réseau numérique, la législation soit nettement plus complexe à faire appliquer.

Toutefois, il serait vain de faire le procès de Twitter qui n’est en fin de compte que le reflet (plutôt sordide s’il en est par instants) de la société telle qu’elle est dans sa crudité et sa virulence. Les extrémismes ont toujours existé mais disposent aujourd’hui d’une caisse de résonnance jamais atteinte jusqu’à présent. La conséquence immédiate est qu’il est désormais plus « facile » de chauffer à blanc des opinions qui n’attendent que l’étincelle pour s’embraser.

Faut-il alors un système de veille qui sans interdire, ni censurer les propos, s’efforcerait en revanche de vite repérer les plus déviants afin d’éviter des drames ? Difficile de trancher nettement tant la liberté d’expression est consubstantielle à la démocratie et aux réseaux sociaux. Cependant, l’épisode « Samuel Lafont » doit véritablement inviter à une réflexion en profondeur si l’on veut s’épargner une « civilisation » de gladiateurs numériques sans limites et sans vergogne.

Sources

(1) – Jean-Sébastien « Scotceltic » – « Samuel Lafont déclenche la fureur des twittos » – Melty.fr – 28 janvier 2013.

Pour en savoir plus

– Zyneb Dryef – « Ex-para, ultra-cathos et fachos : les visages du Printemps français » – Rue 89 – 9 avril 2013
– Samuel Laurent – « Mariage pour tous : les dérapages multiples de Christine Boutin » – Le Monde – 12 avril 2013
– Alexandre Lemarié – « L’UMP embarrassé par la radicalisation du mouvement antimariage homosexuel » – Le Monde – 10 avril 2013
– Linkfluence – « L’activisme éditorial de la communauté d’extrême-gauche » – Le Monde – 26 février 2013
– Benoît Raphael – « Il faut tuer les homosexuels : 3 solutions pour éviter l’homophobie sur Twitter » – Le Plus du Nouvel Observateur – 24 avril 2013