Communication & gamification : nouvelle martingale ou gros malentendu ?

Après avoir été porté aux nues dans les années 2010-2012 par les avant-gardistes de la communication digitale, le concept de gamification (à savoir s’appuyer sur une mécanique ludique et interactive pour atteindre divers objectifs de communication) est quelque peu tombé en disgrâce dans les stratégies communicantes des organisations. L’idée recèle pourtant en soi un formidable potentiel à condition d’intégrer impérativement certains critères et cesser de penser que l’outil seul est source de résolution de problèmes ou d’innovation sans limites. Le Blog du Communicant fait le point sur une approche qui pourrait bientôt retrouver un second souffle à l’heure du Web collaboratif.

Si vous êtes régulièrement à l’affût des dernières tendances hype comme l’univers de la communication sait si bien en sécréter, vous n’avez pas pu manquer l’épisode de la gamification que les puristes francophones traduisent par « ludification » et les plus technos par les termes de « serious games » ou encore « business games ». Au final, peu importe la taxonomie que chacun retiendra. La mécanique de la gamification vise à s’inspirer du jeu pour appréhender des notions complexes, motiver des communautés et générer au final un engagement qu’un classique outil de communication ne saurait pas autant et aussi bien atteindre. Mais attention aux croyances absolutistes de certains gourous communicants ou aux attentes déplacées autour de la gamification.

Née sous le signe du jeu

Gamification - banniere communicationL’histoire officielle de la gamification indique que le terme est officiellement apparu en 2002 à l’initiative du britannique Nick Pelling. Concepteur de jeux vidéo, il a alors l’intuition géniale de reprendre les codes ludiques des jeux qu’il créé pour les transposer dans d’autres domaines comme la formation des collaborateurs, l’incitation à découvrir et acheter des produits ou encore rendre plus intelligible des activités parfois complexes à saisir pour le commun des mortels. En soi, la philosophie du jeu pour impliquer des personnes est loin d’être nouvelle. Simplement, l’émergence annoncée du Web social va lui conférer une plus ample dynamique.

C’est ainsi qu’apparaît par exemple en 2009, la fameuse application Foursquare qui propose à ses utilisateurs de se géolocaliser à chaque fois qu’ils se rendent sur un lieu. S’ils reviennent fréquemment et le signalent, ils peuvent alors accumuler des badges et devenir à titre symbolique « maire » du lieu en question. A l’heure actuelle, la société américaine revendique (1) plus de 55 millions d’utilisateurs dans le monde et plus de 7 milliards de pointages (également appelés « check-ins »). Dans un esprit similaire, Badgeville est née l’année suivante pour proposer aux entreprises, des plateformes ludiques interactives qui permettent aux marques de stimuler des consommateurs ou des collaborateurs. Aujourd’hui, la compagnie est le leader du secteur des solutions de gamification.

Quand les prédictions étaient au vert

C’est peu de dire que dans leur sillage, Foursquare et Badgeville ont généré un enthousiasme particulièrement intense tant chez les experts que chez les praticiens de la communication. Enfin, la technologie allait offrir des solutions clés en main pour résoudre des sujets pour lesquels les vieilles tactiques d’antan ne suffisaient plus. En 2011, le réputé institut d’études Gartner prédisait alors qu’en 2015, un service gamifié sera tout aussi important qu’une page Facebook dans une stratégie de communication et que 70% des 2000 plus grosses entreprises dans le monde auront adopté la gamification (2). De fait, des projets se développèrent bien çà et là au sein de sociétés comme Nike, Deloitte, IBM ou encore Starbucks.

Gamification - Infographie Gamificator

Pourtant, le vent d’optimisme qui souffle dans les voiles de la gamification va rapidement retomber. C’est le même institut Gartner qui refroidit les ardeurs dès 2012 en constatant que 80% des applications gamifiées ayant vu le jour, sont des échecs patents (3). La faute souvent à un design et une ergonomie peu attractifs pour les publics visés. Conscient que les professionnels ont sans doute nourri des attentes excessives ou compris de travers l’essence même de la gamification, Gartner se fendra alors en 2014, d’une définition visant à border plus précisément le périmètre et les objectifs de cet outil en distinguant 5 éléments fondamentaux (4) :

  • La mécanique doit reposer sur des éléments motivants comme l’attribution de points, de badges et de classements
  • Le design doit permettre au joueur de retrouver et d’évoluer dans l’univers similaire des jeux qu’il connaît
  • Les joueurs doivent pouvoir interagir depuis tout type de terminal (ordinateurs, smartphones, portables, etc)
  • Le but ultime de la gamification est de motiver les gens à changer ou développer de nouvelles aptitudes
  • La gamification doit clairement aider le joueur à atteindre les buts qu’il s’assigne. Lesquels profitent in fine à l’organisation

La gamification n’est pas morte

Gamification - Trust DanoneSi l’euphorie autour de la gamification est clairement retombée, il n’en demeure pas moins que les initiatives se poursuivent et se professionnalisent nettement avec des visées très variées qui vont par exemple de l’opération marketing immersive par le jeu où la personne reçoit un cadeau si elle atteint le score nécessaire à des dispositifs de formation et d’enseignement pour faire progresser les compétences des salariés. D’autres ont recours à l’approche gamifiée pour mobiliser une communauté donnée et l’inciter à faire connaître un service ou un produit auprès de leurs propres contacts ou encore pour permettre aux clients et potentiels collaborateurs de mieux appréhender les enjeux stratégiques et le fonctionnement de l’entreprise.

C’est dans cette optique que Danone avait lancé en 2012 la plateforme Trust. Très proche visuellement d’un jeu comme Farmville ou les Sims, la plateforme imaginée par le géant de l’alimentaire propose aux joueurs de prendre la direction d’une entité et de remplir des missions parmi les 133 disponibles. Plus le joueur progresse dans le jeu, plus il entre en contact avec d’autres acteurs de Danone. Ce qui permet ainsi de mieux incarner la richesse des activités de l’entreprise. Pour cette dernière, c’est également la possibilité de repérer des talents qui deviendront peut-être de futures recrues.

 

 

Autre exemple qui mérite d’être évoqué : celui qu’a mis en place la société de conseil Accenture en décembre 2014 en France. A travers une plateforme gamifiée baptisée « Accenture Superhero Collaboration Game », l’entreprise entend s’adresser à ses 5700 collaborateurs pour décloisonner d’une part et créer du lien social d’autre part car nombre de consultants de l’entreprise opèrent souvent à l’extérieur chez leurs clients et ne sont pas de fait toujours au courant des activités du reste de l’organisation. Chaque entité est à découvrir dans l’ordre que souhaite le joueur à travers des quizz, des missions à réaliser mais aussi des jeux organisés en réel au sein de l’entreprise. Actuellement, Accenture affiche 70% d’inscrits (5) dont 300 sont des pratiquants très réguliers.

Alors, toujours gadget ou vrai outil d’avenir ?

Gamification - cartoonExceptés les irréductibles réfractaires pour qui la notion de jeu n’est pas compatible avec le sérieux, la gamification présente pourtant bien des intérêts. Psychologues et sociologues s’accordent généralement à reconnaître l’efficacité d’une approche ludique pour acquérir du savoir ou s’impliquer davantage. Lors d’une conférence TEDx donnée par le psychiatre Stuart Brown, celui-ci insiste sur le fait que « le jeu n’est pas la contradiction du travail » (6).

Ensuite, le jeu est devenu aujourd’hui social et intergénérationnel. Chaque jour dans le monde, des millions de gens de tous âges et profils sociaux consacrent du temps à des jeux comme Candy Crush, Angry Birds ou Farmville pour ne citer que les plus célèbres. Preuve qu’il existe une authentique appétence spontanée pour l’aspect ludique et interactif.

La gamification n’offre rien d’autre que de surfer sur ce tropisme ludique qui anime la plupart d’entre nous. En revanche et comme pour tout autre outil de communication, il ne s’agit pas de croire que l’outil va assurer à lui seul la transformation attendue. Combien de projets de réseaux sociaux d’entreprise ou de plateformes d’e-learning ont échoué à cause d’un manque d’adaptation et de prise en compte des pratiques des cibles visées et/ou au non-alignement avec les objectifs et le contexte culturel de l’entreprise. Qu’ils soient des consommateurs, des futures recrues, des salariés, ces derniers doivent y trouver leur compte à travers par exemple la reconnaissance de ceux qui réussissent, la récompense et le plaisir de découvrir et de s’enrichir intellectuellement. Si le jeu n’est réduit qu’à une dimension d’abrutissement corporate ou suscite vite l’ennui, l’usage de la gamification sera alors inexorablement voué à une faillite certaine.

Sources

– (1) – Site Web officiel de Foursquare
– (2) – « Gartner Says By 2015, More Than 50 Percent of Organizations That Manage Innovation Processes Will Gamify Those Processes » – Gartner – 12 avril 2011
– (3) – « Gartner Says by 2014, 80 Percent of Current Gamified Applications Will Fail to Meet Business Objectives Primarily Due to Poor Design » – Gartner – 27 novembre 2012
– (4) – Brian Burke – « Gartner redefines Gamification » – Gartner – 4 avril 2014
– (5) – Camille Laval – « Comment informer ses collaborateurs par le jeu ? Retour d’expérience d’Accenture » – Blog Madmagz ComIn – 16 juin 2015
– (6) – Julien Carbuccia – « Petit guide de gamification » – Siècle Digital – 23 juin 2015

A lire en complément sur le sujet

– Julien Carbuccia – « Petit guide de gamification » – Siècle Digital – 23 juin 2015
– Lee Naik – « Gamification is not dead, it’s just very misunderstood » – Linkedin Pulse – 23 juillet 2015
– Dave Nevogt – « The Pros and Cons of Implementing Gamification in the Workplace » – The Huffington Post – 7 juillet 2015