3ème édition des Napoléons (2) : Du temps subi au temps choisi, quelles alternatives ?
Intitulée « Slow and Curious », la deuxième journée de la 3ème édition des Napoléons à Val d’Isère, s’est longuement interrogé sur l’emprise de la technologie digitale dans notre rapport individuel et collectif au temps. Pour certains, celui-ci confine même à une véritable aliénation où la vie en mode accéléré est progressivement essorée de son sens et de sa substance humaine. Plusieurs intervenants issus d’horizons très divers ont confronté leurs vues et leurs expériences. Condensé de réflexions fortes.
Pour le sociologue allemand, Harmut Rosa, l’épineuse question du temps est véritablement née avec la modernité apparue dès le 18ème siècle. Si auparavant, elle était déjà l’objet d’introspections philosophiques et poétiques, cette dernière a surtout acquis une acuité inégalée à mesure que les progrès technologiques ponctuaient l’évolution des sociétés converties à la révolution industrielle et l’économie de marché. Avec l’irruption de la connectivité digitale, le temps est passé en mode supersonique et l’humain en mode rattrapage permanent. Pour illustrer ce paradigme qui pourrait devenir à terme mortifère selon lui, Harmut Rosa appuie son propos avec le visuel d’une publicité d’un fournisseur d’accès à Internet. Sur celui-ci, on y voit une grenouille jonchant au milieu d’une route, écrasée par une voiture. Le tout appuyé par un slogan choc : « Elle n’a pas été assez vite pour traverser ».
Une logique d’escalade inexorable
Aux yeux d’Harmut Rosa, cette création publicitaire résume parfaitement l’équation qui s’est mise en place depuis que le digital a décuplé la notion du temps dans des proportions jusque-là jamais atteintes : « Cette publicité nous suggère en gros que si nous n’avons pas de débit assez puissant pour nous connecter aux réseaux digitaux, alors nous subirons le sort de cette grenouille ». L’allégorie est certes violente mais elle a effectivement le mérite de poser le débat de ce temps qui s’est emballé au point de désynchroniser l’humain de son propre environnement biologique et sociétal.
Selon Harmut Rosa, ce sentiment de pressurisation temporelle n’est que la résultante du système économique et social qui s’est mis en place à partir du 18ème siècle : « Les entreprises se sont toujours référées d’un triptyque articulé autour de l’innovation, l’accélération et la croissance. En effet, personne n’investit dans une société si elle n’offre pas des perspectives de nouveautés et de revenus supplémentaires à plus ou moins brève échéance. En d’autres termes, il faut faire toujours mieux, toujours plus vite et toujours plus performant et nouveau. Cette logique implacable induit consubstantiellement une escalade constante et inexorable pour les hommes. Même si vous faites 2% de croissance en année A, cela ne signifie pas que vous pouvez ensuite ralentir en année B car il y a toujours ce besoin d’augmenter, d’aller loin ». Et aucun secteur n’y échappe. En principe non astreinte aux stricts résultats financiers, la science par exemple est pourtant dans une course perpétuelle pour repousser les limites de la connaissance.
Le temps condamné à l’enfer digital ?
Dans son exposé fascinant, Harmut Rosa n’y va pas par quatre chemins. L’accélération du temps que nous connaissons aujourd’hui avec l’avènement des technologies numériques, nous conduit à un insondable et aggravant paradoxe : « Le temps est la seule ressource qui ne peut pas être augmentée. Nos journées auront toujours 24 heures qu’on le veuille ou non ! Du coup, pour contourner cette nécessité du toujours plus vite, nous avons appris à comprimer le temps, par exemple en devenant multitâches ou en jonglant avec les injonctions, les réalisations et les sollicitations ».
Le sociologue allemand fit remarquer que même nos néologismes sont empreints de cette vitesse par rapport au cours du temps avec des vocables comme « fast-food », « speed-dating », etc. Pour lui, nous atteignons un point de rupture temporelle qu’il qualifie lui-même de « cage d’acier ».
Cette cage d’acier que le digital a largement contribué à façonner entraîne des conséquences non négligeables. En premier lieu, nous consommons une énergie folle pour maintenir le rythme, au niveau matériel et environnemental mais aussi au niveau psychique. Or, cette dilation du temps implique une pression permanente et une perte de repères. Pour Harmut Rosa, « Il n’y a plus de ligne d’arrivée à franchir, ni d’objectif à atteindre pour de bon. Cela conduit au burn-out de notre société ». D’où l’idée que le scientifique allemand a développé plus longuement en 2010 dans un livre « Accélération. Une critique sociale du temps ». Il vise à réfléchir à une société qui serait dans une stabilisation dynamique. Autrement dit, il s’agirait de préserver ce qui est essentiel (l’humain, la nature, etc) en opérant uniquement les changements et les progrès qui s’avèrent nécessaires.
Où placer le curseur ?
Une chose est certaine. La question agite quantité d’acteurs. Puisque le temps de la vie n’est plus aussi linéaire qu’auparavant, comment mieux concilier la connectivité digitale et ses bénéfices avec les besoins humains fondamentaux. Une partie de la réponse se situe peut-être du côté de la Scandinavie. Dirigeants de l’agence suédoise de création visuelle et digitale Acne Production, Victor Press et David Olsson ont notamment rappelé une intéressante caractéristique de leur pays. Ce dernier se situe nettement dans le trio de tête des pays du monde en entier en termes de connectivité digitale avec un taux de pénétration dépassant les 90% en dépit d’un pays tout en longueur et fait de vastes zones inhabitées. Ils estiment pourtant que leur mode de vie n’a pas été particulièrement impacté : « Nous travaillons toujours 8 heures par jour, 40 heures par semaine et nous avons toujours au minimum 5 semaines de congés. En dehors de ce temps de travail, nous nous consacrons à notre vie privée et nos passions ».
Autre scandinave mais cette fois venue du Danemark (et résidant en France depuis plus de 20 ans), Malene Rydahl s’inscrit pareillement dans cette approche nordique du temps à l’heure du digital. Auteure d’un livre à succès intitulé « Heureux comme un Danois » en 2014 et aujourd’hui conférencière après avoir été longtemps directrice de la communication d’un très grand groupe hôtelier américain, elle confirme : « Au Danemark, rester jusqu’à 18h30 au bureau est perçu comme un signe que vous ne savez pas vous organiser, ni gérer efficacement votre temps. Nous sommes très attachés à cet équilibre entre vie privée et vie professionnelle. En revanche en France, on estime que 3 millions de personnes sont potentiellement menacées par un burn-out car elles ne parviennent plus à se réapproprier du temps pour elles ».
Ancien directeur des ressources humaines devenu consultant chez BestAdvizor, une plate-forme communautaire Web B2B, Arnaud Franquinet abonde et valide cet enjeu majeur : « Il faut effectivement arriver à s’extraire et à débrancher régulièrement dans son calendrier pour ne rien faire ou réfléchir. On reprend ainsi en main son temps afin qu’il ne soit plus une souffrance. Il y a plusieurs années, beaucoup pensaient que les 35 heures et le télétravail étaient une réponse efficace. On s’aperçoit aujourd’hui que ce n’est pas vraiment le cas ». Et de souligner en effet que notre rapport au travail conditionne aussi notre rapport au temps. Si l’activité professionnelle est ennuyeuse et/ou vide de sens et de perspective, le temps devient subi et l’accélération digitale ne fait qu’aggraver la sensation. A contrario, si l’activité est passionnante et fait évoluer, le temps consacré n’est plus vu comme problématique et le digital est un moyen de mieux l’optimiser.
Subir ou choisir ?
Au regard de ces témoignages, faut-il donc rester malgré tout rivé à la vision relativement pessimiste d’Harmut Rosa d’un temps devenu prométhéen ou doit-on explorer de nouvelles options où les outils digitaux sont replacés au service de l’humain et non l’inverser comme certains structures d’entreprises l’engendrent effectivement ?
Dans son allocution aux Napoléons, Malene Rydahl a cité l’étude qu’une infirmière avait réalisée pendant 8 ans auprès de gens mourants. Elle a recensé cinq regrets récurrents dont celui d’avoir trop travaillé au détriment de soi, de ses proches et de l’épanouissement dans sa vie.
D’où l’importance cruciale de reprendre les manettes du temps et ne pas céder systématiquement aux stimuli digitaux. Arnaud Franquinet en est convaincu : « Il faut savoir perdre du temps pour trouver et repenser autrement au lieu d’être dans la réplication constante ». S’il apparaît en effet évident qu’il faille mieux écouter son rythme et regagner du contrôle temporel, il n’en demeure pas moins que la conjonction de certaines cultures managériales et de la connectivité digitale aboutit encore actuellement à la fameuse « cage de fer » décrite par Hartmut Rosa. Pour l’individu évoluant dans un tel système (qui est loin d’être un phénomène superfétatoire), le temps choisi s’efface malheureusement pour laisser place au temps subi.
A lire également
– 3ème édition des Napoléons (1) : Temps et contenus sont-ils toujours conciliables ?
– Accélération. Une critique sociale du temps d’Hartmut Rosa (traduit de l’allemand par Didier Renault) – La Découverte – 2010 – 476 pages – 27,50 €.
– Lire l’article de Laurent Jeanpierre – « La fuite en avant de la modernité » – Le Monde – 15 avril 2010
– Heureux comme un Danois – Les 10 clés du bonheur de Malene Rydhal – Grasset – 2014 – 216 pages – 16 €
– Lire l’article d’Anne Brigaudeau – « Les 10 commandements du bonheur danois » – 8 mai 2014 – FranceTVinfo.fr