Peut-on communiquer en recourant à des vidéos « deep fake » pour sensibiliser l’opinion ?
Depuis 2019 et sur des sujets très différents, trois associations ont conçu et viralisé des vidéos « deep fake » sur les réseaux sociaux. Avec un objectif constant : frapper l’opinion et éveiller les consciences en prêchant du faux pour faire avancer des causes sociétales. A chaque fois, l’impact a plutôt été retentissant même s’il n’est pas toujours parvenu à percoler dans les médias classiques. Il n’en demeure pas moins que ce type de stratégie soulève de cruciales questions à l’heure où l’univers de l’information et de la communication est infesté d’infoxs.
A la base, le tour de passe-passe audiovisuel qu’est le deep fake a surtout prospéré dans le milieu de la pornographie. Grâce à des technologies numériques parfois agrémentées d’intelligence artificielle, il devient possible de modifier une vidéo (ou un podcast), en faisant dire à quelqu’un une phrase qu’il n’a pas prononcée, en reconstituant sa voix ou en substituant un visage par un autre. Certains petits malins ont donc pris plaisir à coller la tête de leur acteur ou actrice préféré/e sur des corps dénudés en pleine action.
Là où les choses se corsent, c’est que le rendu peut parfois être bluffant comme la troublante expérimentation menée par des chercheurs de l’université de Washington en 2017. Ceux-ci étaient parvenus à faire prononcer à Barack Obama, un discours qu’il n’a jamais dit grâce à un outil d’IA. En 2018, le site américain d’information BuzzFeed récidive et fait sensation en diffusant une vidéo d’un discours de Barack Obama qui paraît plus que vrai bien qu’il ne l’ait jamais prononcé. Et pour cause ! Il y insulte Donald en le qualifiant de “total deep shit” et d’autres noms fleuris. Depuis, les deep fakes ont progressivement élargi leur champ d’action. Trois exemples pour s’en convaincre et réfléchir aux implications délétères.
Donald Trump : « Le sida, c’est fini »
Nous sommes le 6 octobre 2019. Dans une vidéo très solennelle (voir ci-dessous), Donald Trump fait une déclaration tonitruante (1) : « J’ai une grande nouvelle : aujourd’hui, nous avons éradiqué le sida. Dieu merci. Merci Donald Trump. C’est fait. Je m’en suis occupé personnellement. ». L’élocution et la posture sont assez crédibles et reprennent les attributs verbaux et gestuels de l’homme qui dégaine plus vite que son ombre sur les réseaux sociaux. Il faut cependant aller jusqu’à la fin de la vidéo pour découvrir cet avertissement (2) : « Ceci est une “fake news”. La première “fake news” qui peut devenir vraie si le 10 octobre prochain, les chefs d’Etat s’engagent à rendre les traitements accessibles à tous. ».
Derrière ce coup d’éclat, se trouve Solidarité SIDA, une association française de lutte contre cette maladie. A travers ce « coup d’éclat », elle entend en effet interpeler les dirigeants mondiaux qui se rassemblent à Lyon quelques jours plus pour la 6ème Conférence de reconstitution des ressources du Fonds mondial de lutte contre le sida. L’enjeu est de taille : continuer à mobiliser les donateurs et les chercheurs sur une maladie qui aura encore tué 690 000 personnes en 2019 (3). En attendant, les chiffres d’audience sont au rendez-vous. En l’espace de 4 jours, la vidéo engrange 8 millions de vues et 4 millions de RT sous le hashtag #treatment4all (4).
Directeur artistique de l’agence La Chose qui a réalisé la vidéo, Léo Debernardi assume totalement le choix opéré (5) : « Il y a eu beaucoup de fausses informations depuis l’apparition du sida, beaucoup de bêtises ont été dites. Nous avions envie d’en prononcer une qui puisse devenir vraie. La fin du sida peut arriver […] Nous savions qu’elle soulèverait des réactions, mais nous avons pris le risque. Et puis, quel risque ? Puisque la fin de la vidéo annonce qu’il s’agit d’un deepfake. Si quelques-uns se sont laissé prendre au piège, d’autres internautes ont joué le rôle de modérateurs sur Twitter ». Angélique ?
Mark Zuckerberg : « Quiconque contrôle les données contrôle le futur »
Quelques mois plus tôt, c’était au tour de Mark Zuckerberg, fondateur et patron de Facebook, de faire l’objet d’un invraisemblable buzz. Sur le compte Instagram de l’artiste britannique Bill Posters, déboule une vidéo (cliquer sur le lien) où l’on voit le CEO assis dans un bureau open space déclarer sans ciller qu’il contrôle des « milliards de données volées aux citoyens » et d’ajouter que « quiconque contrôle les données contrôle le futur » (6). Le choix d’Instagram comme canal de diffusion n’est pas neutre puisqu’il est propriété de Facebook depuis 2012. Ni le timing puisque Facebook est à nouveau au cœur des polémiques sur la protection et l’usage des données privées collectées par la plateforme.
Pourtant, là aussi, le « kid » de Menlo Park n’a jamais prononcé ces paroles. Ces dernières ont été extraites et tronquées dans une interview donnée deux ans plus tôt sur l’ingérence russe dans les élections américaines. La vidéo truquée est en fait l’œuvre d’un collectif d’artistes engagés contre le pouvoir et l’influence des géants du numérique avec le concours d’agences de communication américaines spécialisées dans la manipulation audio-vidéo. Le coup porte. En à peine une journée, la vidéo est visionnée plus de 19 000 fois (7). Elle oblige de surcroît Facebook à réagir officiellement qui annonce qu’elle laissera finalement en ligne l’objet du buzz.
Une fois dévoilée la supercherie, Bill Posters est satisfait de l’écho enregistré (8) : « Notre intention n’était ni de provoquer ni de pousser à l’interdiction des deep fakes sur les réseaux sociaux. Cette œuvre fait partie d’un ensemble plus vaste d’œuvres vidéo, dont plusieurs extraits ont été publiés sur Instagram. Ces vidéos explorent le rôle et le pouvoir de l’industrie de l’influence numérique dans son ensemble ».
Sophie Wilmès : « Covid 19 est lié à la destruction et l’exploitation de l’environnement ».
Le 14 avril dernier, tandis que la pandémie du coronavirus bat son plein en Belgique comme ailleurs et que les controverses abondent sur le manque de masques et le confinement décrété, la première ministre belge, Sophie Wilmès apparaît dans une vidéo viralisée sur Twitter, Facebook et Instagram (cliquer sur le lien pour visualiser). Depuis son bureau, elle s’exprime d’un ton grave en néerlandais puis en français. Elle énumère les récents virus – dont la Covid 19 – qui ont sévi dans le monde entier et les lie à la destruction de et l’exploitation de l’environnement par l’être humain. Sur ce, elle annonce des mesures fortes et une assemblée citoyenne pour lutter contre ces phénomènes.
Au bout d’un certain temps, la vidéo est interrompue par un avertissement sibyllin (9) : « Ces extraits sont tirés d’une déclaration officielle (NDLR : avec une coquille à l’adjectif !) que notre première ministre, Sophie Wilmès, pourrait prononcer ». Ce n’est que dans les ultimes secondes de la vidéo que le mystère est vraiment éventé. Le discours est en réalité à retrouver sur le site Web de l’ONG écologiste radicale Extinction Rebellion. La chef de l’Etat belge n’est pas à l’origine de cette allocution de plus de 2 minutes.
Selon l’organisation activiste, le score obtenu s’établit au bout de 24 heures à 6900 vues sur Twitter, 1610 sur Instagram et 80 000 sur Facebook (10). Un score pas si anodin à l’échelle d’un pays de 12 millions d’habitants. Quant à l’ONG, sa porte-parole ne cultive aucun remords sur l’emploi d’une vidéo truquée pour gagner en visibilité et toucher l’opinion publique (11) : « Si cela se trouve, nous avons déjà croisé des deepfakes sans vraiment le savoir, nous avons fait beaucoup de pédagogie et avons expliqué clairement que c’était de la fiction ».
Fausses vidéos mais vraies questions
Si d’aucuns professionnels de la communication crient au génie et à l’innovation disruptive en recourant aux deep fakes, il n’en demeure pas moins que l’utilisation des technologies pour porter des messages apocryphes à but militant reste clairement problématique. C’est un fait établi depuis ces quatre dernières années (et c’est malheureusement exponentiel) : les fake news – qu’elles que soient la forme prise – ont contaminé les circuits d’information et de communication. La crise de la Covid 19 est là pour en attester à tel point que l’Organisation Mondiale de la Santé parle dorénavant d’« infodémie » pour caractériser le vaste et préoccupant problème.
En août 2020, douze chercheurs ont d’ailleurs publié une étude aux résultats plutôt inquiétants dans la revue scientifique American Journal of Tropical Medicine and Hygiene. Ils ont identifié et analysé 2 311 « informations » liées au coronavirus publiées en 25 langues et dans 87 pays. La répartition et la qualification des publications laissent pantois : 2 049 (soit 89 %) n’étaient que des rumeurs, 182 (7,8 %) étaient considérées comme des théories complotistes et 82 (soit 3,5 %) relevaient d’un rejet pur et simple de la réalité (12)
Mais pis encore ! Une seule fake news aurait carrément contribué au décès de près de 800 personnes à travers le monde. En cause ? Une infox affirmant que la consommation de méthanol pourrait « désinfecter le corps » et tuer le virus. Les auteurs de l’étude ajoutent à ce triste bilan que (13) « 5 876 autres ont été hospitalisées et 60 personnes ont développé une cécité complète après avoir fait une cure de méthanol censée protéger du Covid-19 ».
La cause ne justifie pas les moyens
Avec les deep fakes, les perceptions sont encore plus faussées. Il est admis qu’un contenu visuel est plus apte à induire en erreur du fait de son effet heuristique. Le fait de voir et d’entendre laisse plus aisément penser que c’est la vérité en dépit des trucages qui sont parfois décelables ou des messages d’avertissement insérés (parfois mais pas toujours et pas de manière évidente) dans les vidéos deep fakes militantes.
Directeur de la Digital University (DDB), Nicolas Latour l’atteste (14) : « Si je vous dis qu’Emmanuel Macron a annoncé une pause d’une journée dans le confinement et que vous pouvez donc sortir de chez vous aujourd’hui, vous ne me croirez certainement pas, vous me direz que c’est une fake news. Mais si je vous montre une vidéo qui appuie mon propos, vous ne semblerez alors pas avoir d’autre choix que de me croire. Si la vidéo est relayée sur les réseaux sociaux, voire par les médias traditionnels (TV, journaux, radio), de nombreux Français risquent de profiter de cette opportunité et de sortir de chez eux, tout peut aller très vite ».
A cela, il faut ajouter le temps d’attention toujours plus minime des internautes. Beaucoup d’entre eux ne chercheront pas à s’interroger sur la véracité ou non d’un deep fake et de qui ce dernier émane. Nombreux sont ceux aussi qui s’arrêteront au premier niveau de croyance car le contenu les conforte dans leurs propres convictions, les rassurent ou les motivent encore plus.
Il est fort à parier que quelques francs-tireurs d’agences de communication persisteront à s’ébahir devant la puissance infinie des trucages technologiques (même si des antidotes numériques existent aussi) et à proposer à des annonceurs en mal de buzz et d’impact, ce type d’opération. Il serait pourtant avisé de prendre du recul et de poser des limites éthiques pour éviter d’alimenter le capharnaüm informationnel dans lequel nous baignons déjà. Si juste puisse être la cause, rien ne saurait justifier le recours aux vidéos deep fake pour se faire entendre.
Sources
– (1) – Morgane Tual – « Fausse vidéo de Trump : pourquoi Solidarité sida a sorti un « deepfake » pour sa campagne » – Pixels/Le Monde – 9 octobre 2019
– (2) – Ibid.
– (3) – Statistiques d’ONUSIDA –
– (4) – Elodie C. – « Pour ou contre les deepfakes dans la communication ? » – La Réclame – 17 octobre 2020
– (5) – Ibid.
– (6) – Perrine Signoret – « Facebook ne supprimera pas les deepfake, même s’ils ridiculisent Mark Zuckerberg » – Numerama – 12 juin 2019
– (7) – Ibid.
– (8) – Nicolas Six – « Une vidéo truquée de Mark Zuckerberg façon « deepfake » éprouve les limites d’Instagram » – Pixels/Le Monde – 13 juin 2019
– (9) – Gerald Holubowicz – « Extinction Rebellion s’empare des deep fakes » – Blog DeepFake.Media – 15 avril 2020
– (10) – Ibid.
– (11) – Ibid.
– (12) – Valentin Biret – « Une seule fake news sur le Covid‑19 aurait causé la mort de 800 personnes » – Ouest France – 14 août 2020
– (13) – Ibid.
– (14) – Camille Lingre – « Deep fakes : « Plus que jamais, aiguiser son esprit critique est une nécessité absolue » – Influencia – 13 avril 2020
3 commentaires sur “Peut-on communiquer en recourant à des vidéos « deep fake » pour sensibiliser l’opinion ?”-
Isabelle Quentin -
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Olivier Cimelière -
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PL -
C’est courageux et intéressant de faire un article avec ce cadrage. Merci de le rappeler à ceux qui pourraient oublier que la communication a un rôle éthique à jouer : celui ne pas contribuer à la désinformation.
Bien sûr, c’est parfois difficile de capter l’attention de l’internaute en restant sincère, documenté, pédagogique…. Un beau métier, un noble objectif!
Merci pour votre commentaire enthousiaste ! L’éthique est un mot qui a tendance en règle générale à être perdu de vue. Notamment avec les nouvelles technos !
« Deep fake », vous ne pouvez pas parler français? Fake (news) = fausse nouvelle. Deep Fake = fausse nouvelle grossière.
La video qui change les propos de Trump est une falsification de document, une fraude, et une calomnie, punissable comme telle avec les lois qui existent. C’est dans la tradition de la propagande de Staline et de la CIA, de la propagande de guerre anglaise, c’est l’application à la concurrence électorale du principe même de l’immoralité : « la fin justifie les moyens ».
Des médecins ou des chercheurs qui avancent des hypothèses sur l’inexistence du sida, ou des causes qu’on lui prête, ou des traitements, ce n’est pas des fausses nouvelles, ni des mensonges.
La fausse nouvelle a un caractère factuel, aisément vérifiable comme vrai ou faux.
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