Réputation & engagement des marques : Le carton rouge d’Antoine Griezmann à Huawei change la donne

Il n’y a pas que les entreprises et marques qui prennent des engagements sociétaux. Plusieurs sportifs, dont des footballeurs et non des moindres, ont quelque peu défrayé la chronique pour faire entendre leur voix sur des sujets sensibles. Antoine Griezmann a notamment révoqué tout récemment son contrat d’image avec la marque chinoise Huawei accusée de concourir à l’exploitation de la minorité musulmane ouïghoure. Faut-il y voir une évolution notable des rapports entre sportifs, marques et communication responsable ? Si oui, avec quelles limites ?

C’est un scoop du Washington Post qui a convaincu Antoine Griezmann de passer aux actes. L’article du 8 décembre dernier révèle en effet que le géant technologique chinois Huawei vient de tester un logiciel de reconnaissance faciale visant les Ouïghours, une communauté musulmane particulièrement malmenée par le pouvoir central de Pékin depuis des années. Le logiciel en question permettrait d’envoyer aussitôt une alarme aux autorités chinoises lorsqu’un membre de cette minorité serait identifié par une caméra de surveillance dans un lieu non désiré. Détecté sur le site Web du constructeur chinois, le document a été promptement retiré. L’entreprise a néanmoins reconnu le test technique mais pas les intentions qui lui sont prêtées.

Vers une jurisprudence Griezmann ?

Joueur vedette du FC Barcelone, Antoine Griezmann dispose d’un contrat d’ambassadeur depuis quatre ans où il prête son visage et sa notoriété à la communication grand public de Huawei. Alors qu’il entamait sa cinquième année de collaboration et que des négociations étaient en cours pour deux ans supplémentaires, le champion du Monde 2018 a annoncé sa décision irrévocable trois jours plus tard sur son compte Instagram (31,8 millions d’abonnés) (1) : « Suite aux forts soupçons selon lesquels l’entreprise Huawei aurait contribué au développement d’une alerte Ouïghour grâce à un logiciel de reconnaissance faciale, j’annonce que je mets un terme immédiat à mon partenariat me liant à cette société ». Et d’ajouter peu après qu’il attend de la marque « à engager des actions concrètes pour condamner cette répression de masse et user de son influence au respect des droits de l’homme et de la femme au sein de la société ».

Les mots sont sciemment choisis et particulièrement forts d’autant plus qu’en interrompant sine die sa relation avec Huawei, le joueur professionnel renonce à plusieurs centaines de milliers d’euros selon les experts du marketing sportif. Ce n’est certes pas totalement la première fois que le célèbre numéro 7 de l’équipe de France assume des positions engagées. En mai 2019, il avait accepté de faire la couverture du magazine LGBT Têtu pour dénoncer l’homophobie dans les stades. Agent d’images pour les sportifs, Franck Hocquemiller, est frappé par le geste (2) : « Les ruptures de contrat entre un sportif et un sponsor existent mais elles sont plutôt rares, encore lorsqu’elles ne sont pas liées au business ».

Les marques demandent souvent le divorce

L’histoire des partenariats entre sportifs et marques comporte effectivement quelques épisodes tumultueux. A l’initiative de leur annonceur, plusieurs athlètes de haut niveau se sont ainsi vu congédier illico pour divers motifs jugés comme portant atteinte à la réputation de la marque. En 2009, le nageur américain le plus médaillé aux Jeux Olympiques, Michael Phelps voit une photo de lui paraître dans la presse où il est en train de fumer un joint. L’un de ses sponsors, la marque de céréales Kellog’s, rompt immédiatement le contrat au motif que le nageur n’est plus en adéquation avec les valeurs de la marque.

Sur un tout autre motif, l’incontournable golfeur Tiger Woods est lâché en 2011 par plusieurs de ses sponsors dont la boisson Gatorade, les rasoirs Gillette, le groupe de télécom AT&T, la société de conseil Accenture et les montres Tag Heuer. En cause : ses infidélités conjugales qui ternissent à leurs yeux l’image de leur égérie sportive et la leur par ricochet. Plus grave est le cas du basketteur, Kobe Bryant. Accusé d’agression sexuelle en 2003 par une jeune fille de 19 ans, la star des Los Angeles Lakers est mis à la porte par McDonald’s et Ferrero. Dopage, tricherie, adultère, homophobie, meurtre, ébriété publique, les raisons de divorce ne manquent pas pour les marques soucieuses de préserver cet acquis précieux mais toujours fragile qu’est la réputation.

Les sportifs s’engagent à leur tour

Dans ce contexte, la prise de position ferme d’Antoine Griezmann marque sans doute un virage dans les rapports que les sportifs de haut niveau et les sponsors entretiennent. Certaines têtes d’affiche n’hésitent plus à conjuguer carrière sportive et engagement sociétal. De par le passé, il y a déjà eu certes de grands noms qui ont osé mouiller le maillot dans tous les sens du terme. C’est par exemple le cas de l’emblématique footballeur brésilien Socrates. Au début des années 80, il défie politiquement la junte militaire alors au pouvoir en expérimentant un système d’autogestion démocratique au sein de son club, les Corinthians. Avec à la clé, deux titres de champion du Brésil et une aura politique qui ne s’est jamais démentie.

Néanmoins, ce type d’engagement est resté relativement peu fréquent dans l’univers du sport à haut niveau. La plupart des sportifs en activité qui souhaite avoir une contribution sociétale et philanthropique, s’adosse avec des associations humanitaires et/ou caritatives ou bien créé des fondations et des écoles. Une récente illustration de ce mode d’action est l’association lancée en janvier 2020 par le jeune prodige du Paris Saint-Germain, Kylian Mbappé. Baptisée « Inspired by KM », sa structure vise à accompagner sur divers sujets sociétaux, les projets de 98 jeunes (âgés de 9 à 16 ans) issus d’une vingtaine de communes d’Ile-de-France, jusqu’à leur entrée dans la vie active.

Un engagement de plus en plus prononcé

Si la démarche d’Antoine Griezmann constitue une première à l’égard d’un sponsor, il n’en demeure pas moins qu’une tendance de fond s’accentue dans le domaine du sport. Rien que dans le football, discipline qui brasse pourtant des milliards d’euros et où le discours des acteurs est bien souvent lisse, des figures montent au créneau sur les questions sociétales. On garde notamment en mémoire la footballeuse américain Megan Rapinoe qui, tout en continuant à fouler les pelouses de compétition, affirme haut et fort ses convictions contre les discriminations raciales, l’homophobie ou encore son opposition irréductible à la politique menée par Donald Trump. Sans jamais (au contraire) se voir reprocher ses prises de position par son sponsor, Mendi, une marque de produits à base de cannabis thérapeutique.

Toutefois, le précurseur en la matière est probablement le footballeur espagnol, Juan Mata. En 2017, alors qu’il poursuit toujours sa carrière sous les couleurs de Manchester United, il fonde « Common Goal », un mouvement atypique mais aux convictions chevillées. En effet, il invite ses homologues en short à reverser 1% de leur salaire dans un fonds commun qui financera ensuite diverses ONG. Trois ans plus tard, près de 140 joueurs, joueuses et entraîneurs se sont engagés (3).

Marcus Rashford, footballeur engagé tous terrains

Plus précoce encore est l’engagement du jeune joueur anglais, Marcus Rashford (qui évolue aussi à Manchester United). Issu d’un milieu pauvre dans une banlieue défavorisée de la ville, le jeune homme a très tôt voulu concilier sa carrière et sa notoriété avec des engagements concrets sur des sujets qui le touchent personnellement. Sa cause ? La précarité alimentaire qui frappe 1 enfant sur 5 en Angleterre. Dans un premier temps, il se rapproche de l’ONG, FareShare. Mais il décide de pousser le curseur plus loin en interpelant en juin 2020 dans un tribune du Guardian, le gouvernement britannique et les élus du Parlement pour qu’il agisse plus et plus vite pour les enfants en situation précaire. Ce dernier lui donne d’abord quitus avant de cesser la distribution de bons alimentaires en septembre. Le sportif s’émeut à nouveau mais cette fois, les autorités restent sourdes à son appel.

Suivi par près de 4 millions d’abonnés sur Twitter, Marcus Rashford met alors son compte au service d’une nouvelle campagne pour récolter les adresses de tous les restaurants, supermarchés, commerces et grandes marques qui acceptent d’offrir des repas aux enfants. Dans la foulée, des cagnottes et des dons affluent pour soutenir la cause dont trois clubs de football : Manchester United mais aussi Liverpool et Everton. Entretemps, le jeune prodige qui garde le souvenir de sa jeunesse galère, a lancé un nouveau défi : encourager la lecture chez les jeunes défavorisés. Pour appuyer le message, il compte publier un livre co-écrit avec une psychologue et un journaliste sportif, qui devrait paraître dans le courant de 2021.

S’engager mais pas n’importe comment

Ces engagements de plus en plus affirmés vont dorénavant peser dans les relations qu’entretiennent les marques avec les sportifs. Ces derniers ne vont plus seulement être réduits au rôle d’icône publicitaire. Le cas Griezmann illustre bien le fait que le sportif va être à son tour regardant et exigeant envers la marque qui veut travailler avec lui. Il ne serait d’ailleurs pas surprenant que des ruptures similaires interviennent dans les années à venir tant les causes sociétales et environnementales sont à la fois urgentes et entendues avec force par les jeunes générations. Cette tendance va donc substantiellement modifier les rapports. Si les marques continueront de toute évidence à être attentive à l’exemplarité de leur ambassadeur sportif, ce dernier va également exiger (à juste titre) une réciprocité.

Il faudra en revanche veiller à une véritable adéquation entre l’engagement sociétal d’un sportif et les objectifs réputationnels d’un annonceur. Suite à l’assassinat de Samuel Paty, la Fédération française de Football (FFF) avait mobilisé plusieurs joueurs de l’équipe de France dans une vidéo initialement commandée par le ministère de l’Education nationale. Problème : des noms manquaient à l’appel pour diverses raisons (en particulier N’Golo Kanté, Paul Pogba, Presnel Kimpembé, Kylian Mbappé). Ce qui a alors déclenché une lecture polémique soupçonnant la FFF de « communautarisme ». Si l’initiative partait plutôt d’une juste intention, un engagement sociétal ne s’édicte pas en revanche à la demande et dans l’urgence. Sinon, le risque de distorsion de d’image ou de perception brouillée peut coûter cher à la marque comme aux sportifs. L’engagement n’a de sens et de portée que s’il est vraiment partagé par les deux parties.

Sources

– (1) – Stéphane Bianchi – « Griezmann, les valeurs d’abord ! » – L’Equipe – 11 décembre 2020
– (2) – Ibid.
– (3) – Thomas-Sean de Saint Leger – « Marcus Rashford, footballeur philanthrope et modèle pour ses pairs » – Rfi.fr – 20 novembre 2020