Jets privés & Réputation : Comment un secteur d’activité devient un symbole honni du changement climatique ?

Longtemps passés sous le radar de l’opinion publique (à quelques résurgences près), les avions privés sont devenus en l’espace de quelques semaines des parangons vilipendés en matière d’émissions de CO2 et de lutte contre le réchauffement climatique. Sous la poussée des réseaux sociaux adeptes du « flight tracking » et des mouvements écologistes, les jets des milliardaires, des hommes d’affaires et des célébrités sont dorénavant dans la ligne de mire, notamment celle du gouvernement français qui envisage de réguler plus drastiquement leur utilisation au nom de la sobriété et de la transition écologique. Comment devient-on un symbole qui cache aussi une forêt de questions ?

Il y avait pourtant les yachts, les vols spatiaux d’agrément, les terrains de golf ou encore les voitures de sport haut de gamme comme boucs émissaires potentiels contre le climat. C’est finalement tombé sur l’aviation privée au détour de l’été 2022. Certes, il y avait bien eu récemment des escarmouches sur la climatisation des voitures ministérielles dont le moteur tourne toujours quand le véhicule attend son passager dans la cour ou encore les piscines des particuliers face à la pénurie d’eau potable liée à la sécheresse mais c’est sans conteste le jet qui cristallise actuellement les tensions. Radiographie d’un engrenage digitalo-médiatique où le politique embraye ensuite.

Le jet, un coupable idéal ?

En termes de business, l’aviation d’affaires est pourtant sur un petit nuage. En mai 2022, lors du salon professionnel Ebace qui se tenait à Genève, les professionnels du secteur se frottaient les mains. Si l’année 2020 avait cloué leurs appareils sur le tarmac, ceux-ci n’ont guère tardé à redécoller l’année suivante en dépassant même les seuils d’activité enregistrés en 2019. L’année en cours s’inscrit sous les mêmes auspices avec d’insolents taux de croissance à deux chiffres dans un monde perturbé cette fois par les ondes monétaires inflationnistes et les crises énergétiques.

La France n’est pas le dernier des pays à se réjouir de ce redécollage immédiat. Elle compte en son sein, un acteur réputé et performant, Dassault Aviation qui figure sur le podium mondial des constructeurs grâce à sa célèbre gamme Falcon. Ensuite, l’aviation d’affaires irrigue un écosystème particulièrement actif (1) qui génère au total 101 500 emplois (sur un total de 449 000 en Europe) selon les chiffres de l’EBAA (European Business Aviation Association).

Il n’y a pas qu’en France que l’envol des jets est vertigineux. D’après un article du Wall Street Journal, les vols mensuels de ces appareils ont progressé de 30% aux Etats-Unis depuis 2019. De l’aveu même des professionnels du secteur, la tendance est incroyable (2) : « Je travaille dans ce secteur depuis ces 10 dernières années et je n’ai jamais vu un tel engouement pour les jets privés ». Une tendance qui s’est accélérée grâce à l’afflux d’une nouvelle clientèle fortunée désireuse de plus de protection sanitaire contre le Covid-19 par rapport aux vols commerciaux traditionnels et ne supportant pas une certaine désorganisation qui règne encore dans les aéroports internationaux.

Falcon 7X de Dassault Aviation

Premiers signaux faibles de crise

Les nuages noirs de la controverse avaient toutefois déjà commencé à s’accumuler sur l’industrie des jets privés depuis quelque temps. Alors que les grandes compagnies aériennes étaient sévèrement taclées par leurs détracteurs pour leur empreinte environnementale jugée désastreuse, la discrète aviation civile avait aussi enregistré les premiers signaux faibles d’une crise latente. En mai 2021, l’organisation Transport & Environnement (qui regroupe une cinquantaine d’ONG sur le sujet) publie une étude détonante (rapport disponible ici). A la clé, on apprend que les émissions de CO2 des jets privés européens ont augmenté de 31% entre 2005 et 2019, une croissance supérieure à celle des avions de ligne. Pis, les jets privés sont 5 à 14 fois plus polluants que les avions commerciaux (par passager) et 50 fois plus polluants que les trains (3).

Dans ce rapport, on peut également lire que les « super-riches » majoritairement consommateurs de ce type de service aérien, sont les principaux vecteurs de certaines déviances, notamment le recours à un appareil pour de courtes distances qui auraient pu être facilement effectuées en train ou en véhicule individuel. Les jets privés sont en effet deux fois plus susceptibles d’être utilisés pour des voyages très courts en Europe, c’est-à-dire pour moins de 500 km, que les vols de l’aviation commerciale.

A cela, s’ajoute également une faible prise de conscience des questions environnementales de la part des compagnies privées affrétant des jets. Plus soucieuses de satisfaire les moindres requêtes exigeantes, voire farfelues de leur clientèle, peu d’entreprises du secteur ont réellement embrassé le sujet. XO, une société d’avions privés basée en Floride propose certes à ses clients d’acheter des crédits carbone certifiés lorsqu’ils commandent un vol pour compenser ses émissions de CO2. Sa concurrente helvétique, Jet Aviation, s’efforce de supprimer le plastique à usage unique sur ses vols. Mais au final en surfant sur les sites Web des dites compagnies, on sent bien que leur ADN est encore bien éloigné des dossiers environnementaux et que cela ne constitue pas un enjeu.

Un contexte sociétal propice à l’indignation

L’aviation privée s’est donc globalement contenté de vivre dans l’ombre paisible des vols grand public et de développer activement son offre commerciale sur-mesure pour clientèle exigeante et aisée. Une stratégie de communication et de développement durable qui n’est pas sans présenter de risques à l’heure où l’opinion publique mondiale est désormais beaucoup plus à cran sur les problématiques environnementales. En 2022, vagues caniculaires, sécheresses intenses, inondations dévastatrices, incendies gigantesques (le tout à une fréquence rapprochée et une intensité accrue) font clairement toucher du doigt la réalité du changement climatique et de ses causes initiales. Sans parler des efforts collectifs qui sont demandés par les différents gouvernements en matière de sobriété énergétique pour tenter de ralentir la courbe des températures liée au réchauffement climatique.

Autre pierre d’achoppement potentielle pour l’aviation privée en France : les dispositions prévues dans l’article 145 de la loi Climat et Résilience promulguée en août 2021. Le texte stipule que les trajets pouvant être faits en moins de 2h30 en train sont interdits en avion. Or, le hic est que ce même texte n’englobe pas l’aviation privée et crée de fait un appel d’air pour les contournements divers et variés. Le hic ne va d’ailleurs guère tarder à devenir un point d’affrontement et de critique.

Taylor Swift épinglée sur BuzzFeed

Quand les internautes s’en mêlent

Dans l’Hexagone, un grand patron multimilliardaire, Bernard Arnault, va particulièrement attiser les passions à son détriment. A l’origine, tout commence (mais personne ne s’en doute à l’époque) en 2007 lorsqu’une société suédoise lance un site Web baptisé FlightRadar24. Sa vocation ? Afficher des informations en temps réel sur tous les vols commerciaux et privés grâce aux données régulièrement transmises par les appareils au fur et à mesure de leur parcours aérien et qui sont compilées dans des répertoires en Open Data. Visuellement, chacun peut donc s’amuser à suivre sur la carte les vols de son choix et consulter les données relatives comme l’aéroport de départ et d’arrivée, la compagnie, le type et le numéro de l’appareil, l’altitude, la vitesse.

Ce site, longtemps plébiscité par les geeks, va inspirer dès mai 2022, une nouvelle catégorie d’internautes. C’est ainsi par exemple que se crée le même mois, le compte Instagram @laviondebernard. Ce dernier s’appuie également sur les données Open Data des vols aériens mais avec un objectif bien précis : suivre à la trace les déplacements du jet du patron de LVMH. Grâce à un époustouflant travail de développement et de géo-visualisation, quiconque peut voir les trajets effectués et les impacts générés en termes de CO2 et de consommation de carburant. L’initiative rencontre un vif écho puisque le compte Instagram affiche aujourd’hui près de 80 000 abonnés et s’est dupliqué sur Twitter où il accueille plus de 32 000 abonnés.

Ce projet s’inscrit dans la lignée d’une approche très similaire à l’initiative d’un jeune étudiant américain, Jack Sweeney. Celui-ci a décidé de s’attaquer à Elon Musk depuis juin 2020 à travers un compte Twitter dédié intitulé @elonjet. Depuis, il recense scrupuleusement tous les trajets aériens réalisés par le patron de Tesla et SpaceX. Même si le site Web lié au compte est quelque peu plus aride et rustique, il rencontre un grand intérêt du public (485 000 abonnés à l’heure actuelle) à la grande fureur d’Elon Musk. Dans la foulée, le jeune homme a récidivé cette fois avec le compte @CelebJets (117 000 abonnés) qui piste les célébrités du show-business dans leur usage effréné de jets à gogo. Avec deux faits d’armes cet été : la starlette Kylie Jenner pour son vol local de 17 minutes et l’actrice-chanteuse Taylor Swift, recordwoman d’utilisation de jets et d’émissions CO2.

Les vols effectués par Bernard Arnault en Juillet 2022 modélisés par @laviondebernard

L’esquive ou l’inaction ne sont plus des options

Depuis, les comptes de ce type se sont multipliés comme par exemple @i_fly_Bernard (63 000 abonnés) ou plus récemment @YachtCO2tracker (seulement 6500 abonnés pour le moment) qui a décidé de traquer les luxueux yachts des milliardaires. Avec un objectif identique : clouer au pilori la réputation de gens qui s’affranchissent des efforts écologiques. Et un agenda ultime : imposer dans le débat public, la question des comportements qui vont à l’encontre de la lutte contre le changement climatique.

Cette affaire des jets privés démontre en tout cas, preuves à l’appui, que faute d’anticiper face à des signaux faibles latents mais solides, tout un secteur d’activité peut se retrouver sous la menace d’une polémique virulente dont s’emparent ensuite les acteurs politiques. En France, les Verts et la gauche ont embrayé avec force sur le sujet. L’actuel ministre des Transports, Clément Beaune, a d’ailleurs rebondi et promis un projet de régulation (4) :

« Un certain nombre de comportements ne passe plus […] ça ne peut pas être un mode de déplacement individuel ou de confort alors que la mobilisation générale engagée par le président nécessite que tout le monde fasse des efforts »

Au-delà de la controverse environnementale, c’est désormais tout un secteur d’activité qui va devoir se repenser de façon plus compatible avec les enjeux de la transition écologique. Quant aux utilisateurs de jets privés, c’est leur image qui est en jeu. L’acceptabilité sociétale de certains comportements ne suit plus le même curseur qu’il y a encore quelques années.
Sans pour autant donner quitus à un populisme volontiers lyncheur et parfois caricatural, il est en revanche essentiel de réviser certaines approches et se montrer plus vertueux. A cet égard, les grands clubs sportifs qui enchaînent les matchs, se déplacent aussi très souvent dans des jets et/ou des bus roulant à vide. Il ne serait pas surprenant de voir prochainement des comptes Instagram et Twitter surgir pour épingler certaines incohérences environnementales. Alors, autant anticiper et tirer les leçons de ce « jet bashing » et rectifier la voilure sans non plus revenir à l’âge des charrettes.

Infographie Le Parisien

Sources

– (1) – M.M – « Aviation privée : le quart des emplois européens est en France » – L’Opinion – 23 août 2022
– (2) – Chavie Lieber – « As Celebrity Backlash Grows, So Does Overall Private Jet Use » – Wall Street Journal – 14 août 2022
– (3) – Elodie Malcoiffe – « La moitié des émissions dues à l’aviation causés par les jets privés ? Pas tout à fait » – FIXR – 26 juillet 2022
– (4) – Irène Inchauspé – « Jets privés : les pièges de la sobriété coercitive » – L’Opinion – 23 août 2022