Le livre d’investigation journalistique est-il un nouveau défi pour les communicants ?

Ils trônent de plus en plus fréquemment dans les vitrines et sur les étagères des librairies. Dans certains cas, ils jouissent d’un fort écho médiatique et affichent des ventes à faire pâlir le moindre auteur. Ils, ce sont les livres d’investigation journalistique. En plus de 300/400 pages, ils s’attachent à décortiquer la part d’ombre des dirigeants en vue ou à traquer les déviances d’entreprises dans leur business et leur management. Si cette catégorie existe depuis les origines du journalisme, elle s’était longtemps cantonnée dans le registre politique. Or, depuis plusieurs années, les entreprises constituent un filon éditorial qui implique d’avoir une autre approche pour les communicants. Explications d’un phénomène de librairie loin de se tarir.

Le livre serait-il devenu le nouveau bastion des journalistes d’investigation ? S’il n’a jamais été totalement déserté par ces derniers (lire à ce propos l’analyse de Thierry Libaert en 2005 sur le livre, nouveau facteur de crise), la récente tendance éditoriale donnait encore l’avantage à la télévision ou la presse écrite lorsqu’il s’agissait de mettre en lumière les mauvaises pratiques et les abus de certaines entreprises et/ou d’hommes d’affaires peu scrupuleux ou charismatiques. C’est en passe de changer.

Aujourd’hui, certains se consacrent ainsi au décryptage de personnalités entrepreneuriales comme le livre de Magali Picard qui s’est penché sur l’incroyable parcours d’un champion de la grande distribution française, Michel-Edouard Leclerc ou encore celui de Béatrice Mathieu et Emmanuel Botta sur l’énigmatique et controversé Elon Musk. D’autres enquêtent sur des entreprises à part entière pour mettre à jour des pratiques déviantes qui s’affranchissent de la loi et de l’éthique. Ces derniers temps, ils ont nettement tendance à se multiplier. Ce qui n’est pas sans poser certains défis spécifiques pour les communicants d’entreprise.

L’investigation se rétrécit dans les médias « mainstream »

Force est de constater que le champ journalistique de l’investigation s’est quelque peu rétréci au fur et à mesure des années qui passent. A la télévision, les créneaux alloués à ce genre par les chaînes sont moins nombreux qu’il y a une dizaine d’années. Aujourd’hui, subsistent encore Cash Investigation (à la ligne très critiquable au demeurant – lire sur ce blog) et Complément d’Enquête sur France 2 ainsi que Capital et Zone Interdite sur M6. Longtemps à la pointe de l’investigation, Canal + a remisé toutes ses émissions au placard depuis la prise de contrôle de Vincent Bolloré en 2015. Quant à Pièces à Convictions sur France 3, celle-ci a tiré sa révérence en 2021 sans être remplacée. Cà et là, on peut par ailleurs trouver des documentaires qui détricotent les arcanes du business sur France 5, Arte ou encore Netflix mais l’offre reste malgré tout parsemée.

Côté presse écrite, il y a encore de grandes enquêtes qui sortent mais ces dernières s’effectuent souvent sous l’égide de consortiums journalistiques internationaux comme l’ICIJ (International Consortium of Investigative Journalists) où des médias français viennent prêter main-forte le temps d’une enquête à l’instar des fameux Panama Papers, LuxLeaks ou Pandora Papers. En parallèle, quelques médias en ligne continuent de creuser le sillon du journalisme d’investigation. En tête de gondole, figure évidemment l’incontournable Mediapart à qui l’on doit quantité de révélations sur les errements de certaines sociétés comme le cimentier français Lafarge en Syrie. Tout récemment, un petit nouveau s’est immiscé sur le créneau via le site L’Informé qui a notamment multiplié les découvertes sur la gouvernance bancale et frauduleuse du groupe Altice dirigé par Patrick Drahi. Il n’en demeure pas moins qu’une fois ce tour d’horizon effectué (sans oublier toutefois l’historique Canard Enchaîné), l’investigation demeure globalement un art mineur.

Le livre comme refuge ?

Dans cet état des lieux de l’investigation journalistique, faut-il par conséquent voir un phénomène de vases communicants entre une presse classique qui serait de plus en plus frileuse et des maisons d’édition qui seraient de plus en plus aventureuses ? Ce lien explicatif est sans doute un peu trop simpliste mais il recèle cependant une part de vérité pour la simple et bonne raison que le livre d’enquête est un support qui présente de menus avantages par rapport à un long sujet d’investigation publié dans un média d’information générale. Devenu connu grâce à son implacable livre-enquête Les Fossoyeurs sur les innombrables dérives du groupe de maisons de santé et d’Ehpad, Orpéa (publié en 2022 et vendu à plus de 225 000 exemplaires à ce jour), Victor Castanet a un avis bien précis sur la question.

Dans un entretien accordé à la Revue des médias éditée par l’INA (Institut national de l’audiovisuel), il revient sur les raisons qui l’ont conduit à privilégier le format livre pour mener ses recherches journalistiques et les diffuser ensuite auprès du public (1) : « J’ai vite compris que pour enquêter sur un groupe aussi puissant qu’Orpéa, pour révéler ses pratiques dysfonctionnelles, systémiques, le livre serait le meilleur média. J’avais essentiellement besoin de temps et de liberté. Je n’avais pas envie qu’un rédacteur en chef me réclame mon papier, considérant que je passais trop de temps dessus. Ou qu’il me demande d’orienter mon enquête dans un sens en particulier. Si j’avais dû enquêter depuis une rédaction, j’aurais été sollicité pour faire beaucoup d’autres choses à la fois, alors que je me sentais happé par mon sujet et que je voulais m’y consacrer totalement. Il fallait le livre et l’écrit ».

Les atouts médiatiques du livre-enquête

Ce temps long qu’accorde le livre est indéniablement un atout majeur pour un journaliste qui enquête sur un sujet spécifique. Il n’est pas soumis à la temporalité médiatique qui se nourrit de scoops parfois à la va-vite ou de révélations incomplètes, voire à côté de la plaque. A contrario, l’optique éditoriale du livre offre une ressource temps qui permet d’approfondir, de se documenter, de recouper, de vérifier mais également de nouer des relations de confiance plus durables et donc plus riches en éléments fiables avec les sources qui alimentent le journaliste. Pour les communicants, cela signifie aussi que leur interlocuteur connaît sur le bout des doigts et infiniment mieux que ses confrères, le sujet sur lequel il va à un moment donné, solliciter le point de vue de l’entreprise. A charge pour eux donc, de fournir des réponses étayées et crédibles. Quand la prise de contact s’opère, le journaliste en question n’en est en effet pas au début de ses recherches. Il dispose déjà d’indices concrets sur lesquels il veut connaître la position de l’entreprise.

Le livre-enquête présente un second avantage : celui de pouvoir vivre au long cours après sa publication. L’exemple des Fossoyeurs de Victor Castanet est à cet égard symptomatique de l’onde de choc médiatique générée à l’issue de la sortie de l’ouvrage. L’auteur-enquêteur a ainsi pu prolonger son enquête et les rebondissements liés à celle-ci avec un partenariat éditorial avec Le Monde. Il a été ensuite invité sur de nombreux plateaux de télévision et radio et dans les pages de la presse écrite pour raconter d’une part son incroyable épopée journalistique et de l’autre témoigner de ce qu’il a découvert sur les pratiques malsaines d’Orpéa. Une exposition qui a largement joué dans le nombre d’exemplaires que le public a achetés. Si l’enquête avait été publiée dans un média unique, il est moins acquis qu’elle aurait eu un pareil retentissement, même en feuilletonnant le dossier sur quelques jours. L’encombrement en termes de pagination ou de temps n’aurait de surcroît pas été le même d’autant plus qu’un an plus tard, une édition en version poche a vu le jour, enrichie de 10 chapitres inédits.

Vers la transmédialité ?

Le magazine spécialisé Livres Hebdo le constate lui-même. Le livre est devenu le pivot d’un dispositif médiatique plus diversifié qui permet de décliner la substance éditoriale d’une enquête sous diverses formes et à l’intention de divers publics. Un dispositif qu’il qualifie de transmédialité (2). A cet égard, il cite l’exemple du livre Eglise, la mécanique du silence publié en 2017 par les journalistes Daphné Gastaldi, Mathieu Périsse et Mathieu Martinière. Dans cette enquête de longue haleine, ils dénoncent les crimes à répétition commis par des prêtres catholiques sur certaines de leurs ouailles et avec la complicité active ou passive de leur hiérarchie cléricale. La sortie du livre a alors marqué le point de départ d’un mécanisme journalistique s’inscrivant dans la durée. Mediapart donne le coup d’envoi avec la publication en exclusivité des bonnes feuilles puis des articles complémentaires dans les années qui suivent. Le trio contribuera également à la réalisation d’un numéro spécial de Complément d’Enquête diffusé quelque temps plus tard.

Cette longue traîne qui augmente la durée de vie et d’accessibilité à une information présente là aussi un vrai challenge pour les équipes de communication. Cela signifie clairement que l’on ne peut plus miser sur « l’éphémérisation » du sujet grâce à un agenda médiatique qui tend sans cesse à rebattre les cartes de ce qui figure à la Une et ce qui est relégué au second plan, voire aux oubliettes. Dans ce cas précis, l’information va inévitablement rebondir de manière chronique, pouvant susciter au passage de nouvelles reprises, voire générer et amplifier des éléments inédits. Il convient dès lors de se mettre en mode veille sensible (y compris lorsqu’il ne se passe rien) pour être apte à répondre aux questions susceptibles d’être posées mais également à encourager à mettre de l’ordre en interne et régler les dérives une bonne fois pour toutes. C’est encore le meilleur moyen d’éradiquer pour de bon une crise !

Phénomène marginal ou durable ?

Depuis Les Fossoyeurs, d’autres livres du même genre ont connu un gros écho médiatique. Récemment, les quatre leaders des crèches pour la petite enfance (Les Petits Chaperons Rouges (LPCR), People & Baby, Babilou et La Maison Bleue) ont été lourdement épinglés par deux ouvrages intitulés respectivement Babyzness. Crèches privées : l’enquête inédite (Bérangère Lepetit et Elsa Marnette) et Le prix du berceau. Ce que la privatisation des crèches fait aux enfants (Daphné Gastaldi et Mathieu Périsse déjà cités ci-dessus). Télévision, radio, presse nationale et régionale, médias Web et réseaux sociaux ont alors largement rebondi et glosé sur les révélations des deux opus.

Aux Etats-Unis, un très grand nom du conseil aux dirigeants, en l’occurrence McKinsey & Company, s’est retrouvé dans d’énormes turbulences médiatiques lorsque deux journalistes américains du New York Times, Michael Forsythe et Walt Bogdanich, ont publié le 13 octobre dernier, le fruit de leurs longues et poussées recherches dans un livre explosif, McKinsey. Pour le meilleur et pour le pire. Et le déballage est cinglant pour le géant du conseil où l’on découvre (entre autres) qu’il a sciemment œuvré pour le compte de laboratoires pharmaceutiques comme Purdue Pharma, principal responsable de la crise des opioïdes aux USA (à ce sujet, regardez la mini-série Painkiller en streaming sur Netflix). De quoi fournir matière à récompense aux deux trophées qui saluent chaque année des livres-enquêtes pour leur travail d’investigation : le Prix du livre de reportage et d’investigation des Assises du Journalisme depuis 2007 et le prix du Livre Albert-Londres depuis 2017 dont le dernier lauréat est … Victor Castanet. Pour les communicants, il faudra sans doute, en plus des actuelles RP, songer à mener des relations RME avec les maisons d’édition !

Sources