Astérix & Obélix : Peut-on encore légitimement faire un canular pour défendre une cause ?
Le canular est un exercice de communication particulièrement prisé des marques pour créer du buzz sur leurs produits auprès des consommateurs ou des organisations activistes pour sensibiliser l’opinion publique à une cause donnée. L’impact qui en résulte, est fréquemment à la hauteur des attentes de celles et ceux qui en sont à l’origine. Ces derniers jours, le journaliste Lucas Jakubowicz a repris l’idée pour dénoncer les ouvrages littéraires qui sont édulcorés à cause de la pression exercé par les courants woke et cancel culture. Le jeu en valait-il vraiment la chandelle ?
Le 2 mars, Lucas Jakubowicz, journaliste politique et rédacteur en chef de Décideurs Magazine, poste depuis son compte Twitter, un scoop fracassant (1) : « La maison d’édition qui publie Astérix et Obélix en anglais va retoucher les albums pour cacher sangliers rôtis et scènes de chasse, symboles de maltraitance animale pour certains. Elle juge également « problématique » le nanisme et l’obésité des deux héros ». En quelques heures, le tweet se propage avec une avalanche de réactions outrées, notamment au sein des élus du Rassemblement National jamais avares d’une bonne polémique dès lors qu’il s’agit de combattre le wokisme et son révisionnisme sans queue ni tête. Le dit tweet pèse aujourd’hui 1,2 million de vues et plus de 2100 likes.
Un succès mi-figue mi-raisin
Devant la tornade qu’il a déclenchée, le journaliste jette rapidement le masque et précise à ses confrères du Parisien (2) : « J’ai l’esprit taquin. Je fais un canular par an, mais toujours avant le 1er avril. Il y a deux ans, j’avais imaginé que des Mexicains attaquaient la marque Pepito pour appropriation culturelle… J’essaye d’être dans l’actualité et de trouver l’idée la plus crédible possible. Là, je suis étonné de voir à quel point, ça a marché… Des politiques et des confrères ont repris l’info, sans même vérifier. C’est finalement un peu triste ». Le même jour, il se justifie sur France Inter (3) : « L’idée était d’utiliser l’humour pour dénoncer la censure des livres qui est un peu à la mode. C’était clairement indiqué qu’il s’agissait d’une blague. Je suis surpris de voir que des gens marchent et prennent cela au premier degré ».
Il n’empêche ! Une fois la supercherie révélée, Lucas Jakubowicz essuie rapidement une avalanche de critiques acerbes sur son compte Twitter. Sylvain Chazot, journaliste également, s’emporte contre son confrère (4) : « Tous les droitards qui reprennent ton tweet en le faisant passer pour vrai, tu dois être fier ». Un autre journaliste de la RTS (Radio Télévision Suisse), Didier Kottelat s’agace (5) : « Combien vont croire à cette intox et la partager ? Franchement, le débat sur ces questions est pourri par deux camps qui se fichent de la nuance et de la complexité. Affligeant ! ». A l’aune de ces remarques, le remède n’est-il finalement pas pire que le mal qu’il entendait traiter ?
La jurisprudence Carambar
Il y a 10 ans, j’avais déjà écrit longuement sur ce blog à propos du canular imaginé par la célèbre marque de confiserie, Carambar. Le 20 mars 2013, la sucrerie caramélisée annonce avec une vidéo virale sur sa page Facebook qu’elle va mettre fin à ses blagues potaches imprimées au verso de son emballage. Elle estime dorénavant qu’elle doit être plus sérieuse et avoir une vocation pédagogique. L’emballement médiatique est intense sans parler des réseaux sociaux qui spéculent à tout va. La marque parvient même à s’immiscer dans les gros titres des journaux télévisés de 20 heures.
Cinq jours plus tard, fin de la blague ! Un communiqué de presse officiel de Carambar précise, très fier de son stratagème : « Chez Carambar, on a souhaité construire une prise de parole sympathique en sortant des stratégies traditionnelles. Au lieu de parler de nos blagues, on a préféré en faire une grande ». Les journalistes font particulièrement grise mine après avoir mordu si prestement à l’hameçon et les experts en communication se « déchirent » entre ceux qui crient au génie et ceux qui grincent des dents (dont je fus).
Le pire est que la marque récidivera l’année suivante en piégeant le ministre de l’Economie, Arnaud Montebourg qui était à l’époque très engagé pour défendre les produits français. Cette fois, Carambar annonce qu’il va s’implanter aux Etats-Unis pour faire connaître ses blagues. Interviewé à la volée durant un salon professionnel, le ministre déclare alors un « good luck Carambar » que la marque viralise aussitôt sur ses réseaux sociaux.
Jusqu’où le fake est-il admissible ?
En octobre 2019, Solidarité SIDA, une association française de lutte contre cette maladie, a poussé le curseur encore plus moins en diffusant une vidéo très solennelle de Donald Trump, alors président des Etats-Unis où celui-ci déclare : « J’ai une grande nouvelle : aujourd’hui, nous avons éradiqué le sida. Dieu merci. Merci Donald Trump. C’est fait. Je m’en suis occupé personnellement ». Il faut cependant aller jusqu’à la fin de la vidéo pour apercevoir un avertissement : « Ceci est une “fake news”. La première “fake news” qui peut devenir vraie si le 10 octobre prochain, les chefs d’Etat s’engagent à rendre les traitements accessibles à tous ».
A travers ce « coup d’éclat », Solidarité SIDA entend en effet interpeler les dirigeants mondiaux qui se rassemblaient à Lyon pour la 6ème Conférence de reconstitution des ressources du Fonds mondial de lutte contre le sida. Les chiffres d’audience sont au rendez-vous. En l’espace de 4 jours, la vidéo engrange 8 millions de vues et 4 millions de RT sous le hashtag #treatment4all (6).
L’ère de l’infodémie
Si sympathiques et compréhensibles soient les motivations derrière ces facéties informationnelles, il n’est décemment plus possible de les utiliser à l’envi. Même le fameux 1er avril, jour historiquement consacré dans les médias pour glisser d’improbables histoires bluffant leurs lecteurs, est devenu « has been » face au tsunami de fake news et d’attaques informationnelles manipulatoires qui dictent désormais le rythme de l’agenda médiatique. Durant la crise sanitaire du Covid-19, l’Organisation Mondiale de la Santé a même forgé le mot d’« infodémie » tellement les flux d’information sont dorénavant à la merci des duperies les plus inimaginables
L’actuel conflit entre l’Ukraine et la Russie ne fait malheureusement pas exception et confirme que démêler le vrai du faux est maintenant d’une grande complexité. Surtout pour le grand public qui ne dispose pas forcément des clés pour décrypter et qui de surcroît est de plus en plus exposé aux faussaires de l’information, les mêmes qui prétendent à tue-tête être des médias alternatifs de référence alors qu’ils touillent en permanence leur grande soupe toxique de la désinformation. Le site France Soir étant probablement le parangon le plus caractéristique de cette information biaisée à dessein.
Il faut bannir le soldat canular !
A cela, s’ajoute un autre préjudice. Avec un temps d’attention toujours plus restreint et volatile chez les internautes, beaucoup d’entre eux ne chercheront pas à s’interroger sur la véracité ou non d’un canular et de qui ce dernier émane. Nombreux sont ceux aussi qui s’arrêteront au premier niveau de croyance car le contenu les conforte dans leurs propres convictions, les rassurent ou les motivent encore plus. Dans le cas de la blague de Lucas Jakubowicz, c’est particulièrement patent. Allergiques au wokisme et à la déconstruction des traditions, nombre d’élus Rassemblement National ont foncé comme un seul homme sur la fausse nouvelle pour la relayer massivement dans les rangs de leurs militants.
Il serait donc avisé de prendre un net recul avec l’usage des canulars dans un univers déjà suffisamment perclus et saturé par les infoxs et les trucages en tout genre. L’intention initiale de Lucas Jakubowicz peut certes se comprendre : dénoncer la réécriture de livres phares pour satisfaire aux délires wokistes. Le tout avec une pointe d’humour en faisant allusion à Astérix et Obélix, deux emblématiques personnages de la bande dessinée française. A la différence près que manier aujourd’hui le canular revient à courir dans la rue avec une grenade dégoupillée.
Il est largement souhaitable qu’en ces temps où la désinformation a trop souvent voix au chapitre (parfois plus que les médias sérieux), on applique la maxime de Pierre Desproges : « On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde ». Pour celles et ceux qui créent et émettent de l’information, le canular doit être banni de la boîte à outils. Sans des limites éthiques strictes pour éviter d’alimenter le capharnaüm informationnel dans lequel nous baignons déjà, les faux-nez, les conspirationnistes et extrémistes de tous bords profiteront de l’écume médiatique engendrée par les canulars.
Sources
– (1) – Tweet de l’auteur – 2 mars 2023
– (2) – Christophe Levent – « Non, les sangliers rôtis d’Astérix ne seront pas supprimés en Angleterre… » – Le Parisien – 3 mars 2023
– (3) – Stéphane Jourdain – « Les scènes de maltraitance de sangliers censurées dans Astérix et Obélix ? Des députés RN piégés par un fake » – France Inter – 3 mars 2023
– (4) – Tweet de Sylvain Chazot – 3 mars 2023
– (5) – Tweet de Didier Kottelat – 2 mars 2023
– (6) – Elodie C. – « Pour ou contre les deepfakes dans la communication ? » – La Réclame – 17 octobre 2020