Désinfluenceurs : Nouvelle foutaise ou tendance durable ?

Les articles sur les désinfluenceurs se multiplient actuellement comme des petits pains dans les médias et sur les réseaux sociaux. En réponse aux dérives avérées des influenceurs que le rappeur Booba qualifie d’« influvoleurs », de nouveaux visages ont pris la parole sur Instagram et TikTok pour dénoncer le diktat de la consommation à outrance et les arnaques de certains figures de l’influence en ligne. Opportuniste posture ou sincère combat ?

C’est un hashtag qui a déboulé sans prévenir sur TikTok à l’orée de 2023 : #deinfluencing. Depuis, la tendance n’a jamais cessé d’enfler à tel point que le quotidien britannique The Guardian a consacré plusieurs articles de fond sur cette tendance qui s’inscrit à la fois contre les arnaques de certains influenceurs ayant pignon sur rue et contre leurs injonctions à s’adonner à une consommation frénétique et dépensière en produits divers. Bita, une jeune femme de 25 ans, est l’une de ces voix sous l’alias @bbybeets qui s’insurgent contre l’hyperconsommation et la pression sociale induites excessivement (1) : « Toutes les marques que j’ai mentionnées font payer des centaines de livres par article. Pour acheter un grand nombre de ces articles à la mode, il faut disposer d’un certain revenu, ce qui n’est pas le cas de la plupart des gens, y compris moi ». Aujourd’hui, tous les pays occidentaux sont concernés.

Désinfluence, la nouvelle « hype » ?

Selon quelques spécialistes anglosaxons, ce mouvement puise ses origines à divers endroits. Pour Jago Sherman, responsable de la stratégie de l’agence de marketing des médias sociaux Goat, la popularité de ce hashtag s’explique par le fait que les gens en ont marre qu’on leur dise qu’ils doivent constamment acheter quelque chose. Son homologue, Paul Greenwood, responsable de la recherche et de l’analyse à l’agence de médias sociaux We Are Social, va encore plus loin dans l’analyse (2) : « Le succès de la désinfluence s’inscrit dans le cadre plus large de l’histoire « mangez les riches » que l’on retrouve dans les médias, dans des films et des séries comme The White Lotus » (NDLR : une série de la chaîne HBO qui met en scène ironiquement des ultra-riches passant des vacances dans des lieux idylliques).

Faut-il donc y voir l’hallali des influenceurs qui font essentiellement les beaux jours (et les bons comptes) de réseaux sociaux comme TikTok, Instagram, YouTube et Snapchat ? Il est vrai que les nuages se sont sacrément accumulés ces derniers temps sur ces personnalités bodybuildées et/ou pimpées comme des voitures volées à l’ombre des palmiers de Dubaï où nombre d’entre eux ont choisi d’élire leur résidence bling-bling pour prodiguer leurs bons conseils en tout genre et palper leurs liasses de billets.

Booba sonne la charge contre les influenceurs

En France, c’est le rappeur Booba qui a déclenché les hostilités. Spécialiste consommé de l’art du clash avec ses alter-egos du rap, il engage en 2022 un bras-de-fer différent mais tout aussi musclé sur les réseaux sociaux avec celle qui est considérée comme la faiseuse d’influenceurs survitaminés, Magali Berdah. Pêle-mêle, il lui reproche vivement de tirer profit d’un vivier de jeunes gens prompts à promouvoir tout et n’importe quoi à travers leurs comptes Instagram et TikTok et escroquer au bout de compte de jeunes consommateurs.

Entre pseudos bons plans qui flirtent avec l’illégalité (voire s’y abandonnent), promesses mirobolantes contre monnaie sonnante et trébuchante et vente en dropshipping (une technique qui consiste vendre un stock de produits achetés à bas prix sur des sites chinois et souvent livrés non-conformes ou jamais livrés), le rappeur étrille la papesse de l’influence digitale et sa société Shauna Events qui cornaque un bataillon d’e-influenceurs en vogue. Le combat porte en tout cas ses fruits. L’affaire est grandement médiatisée. Même le ministre de l’Economie et des Finances, Bruno Le Maire s’en mêle et se fend d’un tweet comminatoire tandis que des associations de consommateurs lancent des procédures judiciaires actuellement toujours en cours.

La justice s’en mêle, Booba ne lâche pas

Récemment, c’est par exemple la youtubeuse Sophie Fantasy (et son époux) qui a été condamnée à trois ans et demi de prison ferme et 100 000 euros d’amende par le tribunal de Lyon pour escroquerie en bande organisée, harcèlement moral, abus de faiblesse et de biens sociaux. 340 clients avaient été ainsi floués en espérant rencontrer l’amour. Dans un autre registre, l’instagrameur Marc Blata (plus de 4 millions d’abonnés sur Instagram avant d’être supprimé par la plateforme) est poursuivi avec son épouse pour escroquerie et abus de confiance après avoir fait la promotion de produits financiers à haut risque et souvent bidons.

Dernièrement, Booba a trouvé une autre cible en la personne d’un ex-candidat de télé-réalité dénommé Dylan Thiry. A la suite du tremblement de terre ravageur en Turquie et en Syrie, le playboy d’Instagram s’est rendu sur place et s’est mis en scène pour mobiliser des donateurs et fournir de l’aide aux victimes. L’impétrant n’en est pas à son premier coup. Il avait déjà utilisé la même technique pour sauver des enfants défavorisés au Sénégal et à Madagascar, récoltant au passage 260 000 € sans qu’on sache ce que l’argent est véritablement devenu (3). Et il ne s’agit là que des cas les plus emblématiques. La plupart du temps, l’arnaque consiste en un fallacieux placement de produit jamais annoncé comme tel. Mais à force de tirer sur la corde, il était fatalement prévisible que l’aura des influenceurs allait flétrir.

Quelles motivations chez les désinfluenceurs ?

Face à ces baudruches numériques qui se dégonflent à force d’excès, les désinfluenceurs semblent avoir pris le relais. Fondateur d’Odace, une agence spécialiste des réseaux sociaux, Guillaume Benech attribue clairement cette émergence comme une réaction aux dérives (4) : « Il y a une volonté de certains de se différencier des influenceurs et de l’image négative du secteur, portée par les récentes affaires, notamment autour de Magali Berdah. Ils ne veulent plus être influenceurs, mais créateurs de contenu ».

Co-fondateur et président de Reech, une entreprise en marketing d’influence, Guillaume Doki-Thonon abonde dans le même sens mais discerne également d’autres motivations intrinsèques d’après une étude qu’il a menée (5) : « La majorité d’entre eux pense qu’il faut faire évoluer le modèle de l’influencing ». Si le combat contre les arnaques reste prédominant (68%), les désinfluenceurs estiment aussi à 51% qu’il ne faut pas présenter de corps retouchés ou idéalisés, qu’il faut être transparent avec les partenariats des marques (48 %) et inciter à une consommation plus responsable (47 %).

Casse-tête pour les marques

Pour les marques, particulièrement celles qui opèrent sur les segments de la mode, la beauté, le cosmétique et le style de vie, cette nouvelle vague a suscité quelques remous. Ces désinfluenceurs n’hésitent pas en effet à émettre des critiques mordantes envers tel ou tel produit et invitent leur communauté à s’en détourner pour privilégier d’autres alternatives. Cette liberté de ton revendiquée n’est pas sans poser question pour les annonceurs qui préféraient jusque-là s’en remettre à des têtes d’affiches influentes mais surtout dociles en échange d’un bon contrat juteux.

Consultante chevronnée en relations presse et réseaux sociaux, Catherine Cervoni soulève à cet égard une pertinente question dans une analyse tout récemment publiée sur le blog « Culture RP ». Devant cette fronde, comment les marques vont-elles réagir ? Envoyer les avocats pour poursuivre ces nouveaux contempteurs ? Des cas semblables sont déjà produits par le passé come entre la marque de compléments amaigrissants Anaca 3 et la blogueuse lifestyle @CarlineBeauty.

A cet arsenal judiciaire, Catherine Cervoni ajoute surtout une autre dimension autrement plus problématique si le phénomène des désinfluenceurs continue de gagner en volume et en écho (6) : « Va-t-on voir des marques payer des désinfluenceurs pour en critiquer une autre concurrente à la leur ? Quoi de plus facile, effectivement, que de faire la promotion d’un mascara Y en remplacement du mascara Z en prétendant qu’il est meilleur et moins coûteux ? Sans compter qu’il bénéficiera d’un capital confiance bien supérieur en étant produit par un désinfluenceur que par un influenceur… ».

Hypocrisie double face ?

Cette mouvance naissante a effectivement de quoi laisser perplexe. Autant la lutte contre les escroqueries et manipulations en tout genre que d’aucuns pratiquent depuis leur Instagram, TikTok et consorts, se conçoit et se justifie aisément, autant démonter une marque sur des critères qui relèvent d’abord de la subjectivité de la personne, peut poser problème à terme. Surtout si la rigueur de la critique n’est pas au rendez-vous. Surtout aussi s’il y a des objectifs militants qui sous-tendent les contenus produits par cette nouvelle espèce d’influenceur.

Analyste des médias sociaux chez Insider Intelligence, Jasmine Enberg souligne bien le côté Janus mal assumé et sous couvert de bienveillance de ces désinfluenceurs (7) : « Désinfluencer, c’est encore influencer. Les créateurs utilisent leur pouvoir pour influencer les décisions d’achat d’une population plus large. Ils ont simplement adapté la tendance pour qu’elle trouve un écho auprès des consommateurs en période de ralentissement économique ».

Ne pas répéter les erreurs du passé

Co-fondatrice du collectif Paye ton influence très actif pour traquer les abus de l’influence en ligne, Carla Monzali distingue une sorte de contradiction (8) : « Derrière cette tendance se cache parfois le fait de promouvoir un autre produit aux mêmes caractéristiques, mais moins cher, aussi appelé un dupe. Finalement, les influenceurs se retrouvent à tout de même encourager la consommation ». Faut-il donc y voir un courant qui risque de se manger lui-même à l’instar de ses prédécesseurs nettement plus consuméristes ? Carla Monzali préfère tempérer (9) : « Une tendance qui dit d’arrêter de consommer de manière explicite, c’est assez inédit sur les réseaux sociaux. Cela pourrait faire changer les imaginaires et les mentalités ».

Comme souvent, la clé de la durabilité et de la crédibilité se situera dans la capacité des désinfluenceurs à d’abord assumer plus ouvertement leurs positions (respectables au demeurant) et à ne pas s’égarer dans une recherche d’influence à tout prix pour convaincre leurs audiences. Cela requiert de la nuance et de la pondération, choses qui malheureusement ne sont pas les mieux partagées actuellement sur les réseaux sociaux où le binaire assertif a vite tendance à prendre le pas sur un discours constructif.

Sources

– (1) – Mabel Banfield-Nwachi – « TikTok ‘deinfluencers’ tap into trend for saving money » – The Guardian – 15 février 2023
– (2) – Ibid.
– (3) – Perla Miska – « Dylan Thiry, influenceur sous influence » – Franc-Tireur – 8 mars 2023
– (4) – Manon Aublanc – « Réseaux sociaux : Le « deinfluencing », vraie tendance ou nouvelle stratégie marketing ? » – 20 Minutes.fr – 6 mars 2023
– (5) – Ibid.
– (6) – Catherine Cervoni – « Désinfluence : quels impacts pour les marques ? » – Culture RP – 16 mars 2023
– (7) – Ellie Violet Bramley – « The sudden dawn of the deinfluencer: can online superstars stop us shopping? » – The Guardian – 22 février 2023
– (8) – Florine Morestin – « Désinfluence : Sur les réseaux sociaux, les influenceurs tournent le dos à la surconsommation » – Novethic.fr – 2 mars 2023
– (9) – Ibid.



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