Kenneth Cole : Peut-on blaguer et provoquer sur la Syrie pour faire sa propre com’ ?

Le designer de mode américain Kenneth Cole a déclenché une énorme polémique le 5 septembre aux USA. En cause : un tweet se voulant humoristique sur une possible intervention militaire en Syrie, le tout accompagné d’une allusion aux relents marketing. L’initiative a suscité une virulente levée de bouclier sur les réseaux sociaux et dans les médias. Actualité dramatique et visées publicitaires sont compatibles ?

Sur la mini-bio de son compte Twitter, Kenneth Cole se décrit sans ambages comme « designer, aspiring humanitarian, frustrated activist, social networker in training ». Les mots dûment choisis ont le mérite de n’entretenir aucune duplicité. Kenneth Cole n’est pas homme à rester muet devant des causes qui l’affectent et il entend faire porter sa voix dans le débat lorsqu’il l’estime nécessaire. Là où l’affaire se corse, c’est que les saillies verbales de cet observateur engagé n’hésitent pas à effectuer des embardées promotionnelles où les accessoires de mode de son entreprise en profitent pour se mettre en avant. Une telle posture est-elle raisonnablement tenable et éthiquement acceptable ?

Un tweet « droit dans ses bottes »

Le tweet de la controverse

Le tweet de la controverse

Kenneth Cole s’attendait-il à déclencher une furia gigantesque lorsqu’il tweeta le 5 septembre à l’intention de ses 56 000 abonnés, un message moqueur en relation sur la situation en Syrie : « Chaussures au sol » ou pas (NDLR : allusion au terme « boots on the ground » employé pendant les débats au Congrès américains sur les troupes US susceptibles de débarquer en Syrie), n’oubliez pas les sandales, les chaussures de sport et les mocassins #chaussures ». Ces quelques mots sarcastiques et un brin mercantiles ont aussitôt engendré un concert tonitruant de commentaires outrés et parfaits pour réviser sa connaissance de l’argot américain tant les insultes ont fusé de toutes parts !

Loin d’en démordre, Kenneth Cool a alors expliqué que son tweet était volontairement provocateur, avec l’objectif d’éveiller les consciences sur le possible engrenage guerrier dans lequel le pays pourrait se faire prendre. Et de préciser (1): « Je suis très conscient des risques inhérents à cette approche mais si cela encourage plus de prise de conscience et de discussion sur les sujets cruciaux, ce n’en est que mieux ».  En dépit du flux ininterrompu de remarques acerbes, Kenneth Cole n’a à aucun moment infléchi sa position. Mieux, il a carrément posté dans les jours suivants, une brève vidéo apologétique sur Instagram où il maintient mordicus sa position et ne renie en rien le buzz généré autour de son tweet (2) : « Depuis 30 ans, j’ai utilisé ma plateforme de façon provocante pour encourager un dialogue sain sur des sujets d’importance comme le VIH/SIDA, la guerre et les sans-abris ».

Un habitué du buzz controversé

Kenneth Cole, un provocateur inné ?

Kenneth Cole, un provocateur inné ?

L’homme est loin d’en être à son coup d’essai. Dans un récent passé, il s’est déjà signalé sur Twitter par des messages amalgamant prises de position politiques et allusions marketing aux produits vendus par son entreprise. Ainsi en 2011, alors que la rue égyptienne était en train de renverser le régime autoritaire d’Hosni Moubarak, Kenneth Cole avait tweeté de manière récupératrice (3) : « Des millions de personnes protestent au #Caire. La rumeur veut qu’ils aient entendu que notre nouvelle collection est maintenant disponible en ligne ». Devant le tollé qui n’avait pas manqué, le designer s’était excusé un peu plus tard et effaça le tweet maladroit.

A sa décharge, Kenneth Cole est un acteur engagé de longue date dans diverses causes sociétales et a même créé une fondation à cet effet. En 2005, il lança une collection de t-shirts trublions avec une mention écrite en gros : « Je suis porteur du SIDA ». L’opération suscita moult réactions à la grande satisfaction de son auteur qui jugeait avoir ainsi réveillé l’opinion publique sur un sujet de société très grave. Depuis, il n’a jamais cessé d’imbriquer ses affaires et ses implications sociétales, se servant des premières pour défendre les secondes ou inversement !

Si en France, une telle attitude peut totalement choquer tant elle n’est que très peu répandue, celle-ci est toutefois à remettre dans son contexte culturel anglo-saxon. Aux Etats-Unis, Kenneth Cole n’est pas le premier à mener de front des activités commerciales et des engagements sociétaux pour lesquels les produits et les services de l’entreprise sont régulièrement mis à contribution. En 2011, les célèbres marques Starbucks et Ben & Jerry’s avaient notamment apporté leur soutien au mouvement contestataire Occupy Wall Street en répercutant les revendications des manifestants sur leur site Web ou à travers d’actions promotionnelles spécifiques (lire à ce sujet ce billet du Blog du Communicant).

Engagement sincère ou récup’ mercantile ?

La  styliste Donna Karan avait usé de la même ficelle provocante

La styliste Donna Karan avait usé de la même ficelle provocante

L’industrie de la mode est particulièrement en pointe lorsqu’il s’agit de provoquer l’opinion publique tout en y insérant une présence à caractère marketing. Le plus incontournable dans ce domaine est sans conteste le photographe Oliviero Toscani qui a réalisé nombre de visuels publicitaires très fomentateurs pour promouvoir in fine les collections de vêtements Benetton. En 2011, la styliste new-yorkaise Donna Karan fit également grand bruit en publiant une photo avec son mannequin vedette portant un habit de sa griffe au beau milieu d’Haïtiens démunis. L’objectif était d’attirer l’attention sur son implication personnelle en Haïti auprès des pauvres.

A en juger la bordée de noms d’oiseau que Kenneth Cole a reçu sur son fil Twitter, on peut légitimement se demander si le rôle d’une marque ou d’une entreprise est réellement de rebondir sur l’actualité avec des intentions militantes affirmées. Dans le cas précis de Kenneth Cole, la démarche a en tout cas été perçue par une large majorité comme une vulgaire opération marketing opportuniste qui ne grandit guère son initiateur. D’autant plus que le sujet choisi (le conflit syrien en l’occurrence) est suffisamment dramatique et complexe pour ne pas y ajouter en plus des considérations mercantiles déplacées. En plus de l’amalgame effectué, il est également reproché à Kenneth Cole de provoquer gratuitement sans réellement apporter au final des solutions concrètes mais plutôt faire valoir ses produits.

Réfléchir avant de tweeter

Réfléchir avant de tweeter

Là aussi, le recours à la provo n’est pas nouveau en soi dans la communication mais sa manipulation requiert une extrême vigilance. Sans forcément vouloir établir à tout prix des cloisons étanches entre des marques et leur engagement sociétal (il convient de rappeler que celles-ci sont de plus en plus attendus et jugées par l’opinion sur leur responsabilité sociétale), il est en revanche nécessaire d’être précautionneux, cohérent et légitime dans le choix des causes défendues.

Dans le cas d’une marque de vêtements et d’articles de mode comme Kenneth Cole, l’activisme serait très sûrement mieux reçu s’il s’employait à résoudre des problématiques liées à son propre secteur comme par exemple le travail des enfants dans l’industrie textile plutôt que de ramener sa fraise sur un dossier géopolitique où l’homme n’a ni connaissance spécifique, ni autorité reconnue pour faire valoir ses opinions. Le bad buzz enregistré n’est donc que le juste retour d’un dérapage marketing plus que douteux.

Sources

(1) – Kim Bhasin – « Kenneth Cole’s boots on the ground tweet uses Syria conflict to sell shoes » – The Huffington Post – 5 septembre 2013
(2) – Noah Rayman – « Kenneth Cole stands by controversial Syria tweet» – Time – 6 septembre 2013
(3) – Ibid.

A lire ou relire par ailleurs sur le Blog du Communicant

– « Occupy Wall Street : Des marques peuvent-elles se prévaloir d’un mouvement contestataire ? » – 14 octobre 2011
– « Jusqu’où la communication peut-elle provoquer ? » – 12 avril 2013



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