Pourquoi la suspicion d’arrêt des Guignols sur Canal + a-t-elle créé autant de buzz médiatique ?

Depuis que l’article de Metronews a annoncé l’arrêt programmé des Guignols de l’Info, l’emblématique émission satirique de Canal +, c’est un concert de protestations qui s’est emparé des réseaux sociaux et des médias avec de nombreuses personnalités publiques de tous bords en soutien. Avec aussi une cible toute désignée comme étant le bourreau censeur : Vincent Bolloré, premier actionnaire du groupe Vivendi qui détient la chaîne cryptée et qui a confirmé le 3 juillet après-midi que les Guignols restaient. Décryptage autour de trois facteurs majeurs de cet emballement médiatique.

Si l’intention de la fuite d’information accordée à Métronews le 2 juillet était de susciter une vaste vague d’indignation, le pari est gagné de ce point de vue ! Depuis que l’on prêtait à Vincent Bolloré l’intention d’opérer un grand ménage dans la grille des programmes de Canal +, chaîne qu’il contrôle via son actionnariat chez Vivendi, la polémique n’en finissait pas de rebondir et d’engendrer de multiples prises de paroles critiques. En fin de compte, les Guignols restent et Vincent Bolloré l’a redit le 3 juillet après-midi lors du comité de groupe de Vivendi. Un tel projet constituait en effet une grenade réputationnelle dégoupillée pour le puissant homme d’affaires breton. Pour les raisons suivantes.

Une émission mythique, bastion de l’expression libre

Guignols - 20 ansDirectement inspiré du persifleur show britannique de marionnettes intitulé « Spitting Image » sur la BBC, les Guignols initialement baptisés « Les Arènes de l’Info » ont paradoxalement failli passer de vie à trépas peu de temps après l’année de leur création en 1988. Lancées pour contrer frontalement une autre émission de marionnettes sarcastiques, le Bébète Show de TF1 à l’indéniable succès populaire, il s’en est fallu de peu pour que les marionnettes de latex de Canal + aillent garnir les archives de la chaîne. Reformaté, renommé en Guignols et intégré au talk-show « Nulle part ailleurs », vaisseau amiral des programmes en clair de Canal +, le show connaît dès lors un envol médiatique soutenu qui ringardise les rivaux animaliers de TF1.

Les Guignols de l’Info s’imposent comme le lieu incontournable où l’actualité du moment est décryptée, moquée, détournée, étrillée ou revisitée avec des dialogues mordants, des sketchs hilarants et des marionnettes devenues aussi célèbres que leur sosie de chair et d’os comme PPDA ou encore Jacques Chirac. A tel point qu’une controverse éclatera même au sujet des Guignols accusés d’avoir contribué à rendre l’ancien maire de Paris sympathique et à lui faire gagner l’élection présidentielle de 1995 ! A tel point aussi qu’avoir aujourd’hui sa marionnette aux Guignols consacre pour beaucoup d’acteurs de la vie publique, une forme de notoriété médiatique pour le/la caricaturé(e).

Même si les équipes derrière les Guignols passeront dans les années 2010 par quelques creux en termes d’inspiration et de pertinence, le show incarne toujours un pilier quasi mythologique de la satire à la française à l’instar d’un Canard Enchaîné ou encore d’un Charlie Hebdo. Ce statut est loin d’être anecdotique. Dans un paysage audiovisuel où la satire a nettement tendance à se restreindre (aujourd’hui, il reste le Petit Journal de Canal +, C’est Canteloup sur TF1, voire la chronique de Laurent Ruquier dans ONPC), la moquerie irrévérencieuse des puissants de ce monde n’est plus si fréquente. Or, dans un contexte sociétal actuellement tendu et où le projet gouvernemental de Loi Renseignement fait fortement débat autour des notions de liberté et de censure, l’idée d’envisager l’arrêt définitif des Guignols équivaut à gratter une allumette dans la paille par temps venteux et caniculaire !

Un timing particulièrement mauvais

Guignols - De GreefConfronté à une baisse constante de l’audience du talk-show « Le Grand Journal » où sévissaient désormais les Guignols, la direction de Canal + avait cette fois décidé de donner un grand coup de balai pour la rentrée 2015 parmi les chroniqueurs et animateurs de l’émission. Dépassé de surcroît par le talk-show animé par Cyril Hanouna au même moment sur D8, la chaîne petite sœur de Canal +, il n’était effectivement plus tenable de ne pas procéder à une révision de fond en comble d’une formule qui peinait à rassembler les téléspectateurs et qui suscitait moult récriminations un peu partout sur le fameux « esprit Canal » évaporé au profit d’une émission bobo parisienne nombriliste. Problème : l’ambiance est rapidement devenue pesante dès la mi-juin 2015 au sein des troupes œuvrant pour le Grand Journal. L’annonce subite d’une vingtaine de départs dont des têtes d’affiche comme Natacha Polony et Jean-Michel Aphatie a vite nourri une crispation interne et des conjectures sans fin peu propices pour mener des réflexions productives sur les changements à apporter.

Ensuite, la fuite d’une potentielle disparition des Guignols sur l’antenne de Canal + est intervenue (volontairement orchestrée ?) quelques jours seulement après le décès d’Alain de Greef, figure historique (photo ci-dessus) des flamboyantes années Canal et surtout « père » de ces fameuses marionnettes ne s’interdisant aucune vanne, ni tabou. En termes de symbolique projetée, cela revenait à enterrer une deuxième personnalité vénérée de la chaîne cryptée et d’une certaine manière entériner brutalement l’amorce d’une nouvelle ère du sceau Bolloré. Avec un tel timing, pas de quoi effectivement rasséréner des esprits que la démission d’un autre père fondateur de Canal + va contribuer à échauffer un peu plus. Le même jour que la publication de l’article de Metronews, Pierre Lescure annonce en effet qu’il quitte illico le conseil d’administration du groupe de communication Havas possédé par … Vincent Bolloré ! Pomme discorde : les Guignols !

La tumultueuse réputation médiatique de Vincent Bolloré

Guignols - banniere communicationSi Vincent Bolloré, un des plus grands entrepreneurs français, est relativement peu connu du grand public, il l’est en revanche nettement plus du côté des journalistes avec lesquels il entretient depuis des années des relations pour le moins tumultueuses. Exemple parmi d’autres : quand France Inter se pique en mars 2009 de réaliser un reportage sur la présence du groupe Bolloré au Cameroun, les haut-dirigeants s’esquivent. Le journaliste et auteur de l’enquête, Benoît Collombat s’en souvient très bien (1) : « Sur place, au Cameroun, j’ai essayé de rencontrer les différents représentants des filiales de Bolloré mais à chaque fois, ils ont refusé. En France, j’ai tenté de joindre à plusieurs reprises par mail, par téléphone, les responsables du groupe mais j’ai très vite compris que je ne pourrais pas interviewer Vincent Bolloré ». La réplique du magnat sera suivie d’une plainte en justice pour diffamation après la diffusion du dit reportage !

Avec les médias qu’il détient (notamment le journal gratuit Direct Matin), la suspicion est pareillement de mise. En 2008, alors qu’il était encore le propriétaire de la chaîne D8, l’annulation soudaine de la diffusion d’un documentaire consacré à Nicolas Sarkozy et les femmes avait déclenché beaucoup de supputations au point pour d’aucuns, d’y voir un service rendu au président de la République, celui-là même qui s’était accordé quelques jours de répit sur le yacht du milliardaire juste après son élection à l’Elysée en 2007. Enfin, lors de la polémique actuelle, a rejailli dans de nombreux médias, la citation de Vincent Bolloré prononcée en février 2015 sur France Inter au sujet de Canal + (2) : « C’est parfois un peu trop de dérision. Je préfère quand ils sont plus dans la découverte que dans la dérision. Parce que parfois, c’est un peu blessant ou désagréable. Se moquer de soi-même, c’est bien. Se moquer des autres, c’est moins bien ». De quoi alimenter une réputation de connivence avec les plus hautes instances du pays d’autant plus que l’homme est notoirement connu pour son interventionnisme prononcée sur les différentes facettes d’une entreprise qu’il contrôle. Canal + n’a donc aucune raison de subir un traitement différent.

Et maintenant ?

Tweet Alain JuppéEn termes de bruit médiatique, la bataille a été perdue pour Vincent Bolloré. Les deux pétitions déposées sur WeSignIt et Avaaz ont respectivement enregistré à ce jour 25 000 et 11 000 signatures de mécontents enjoignant l’homme d’affaires à renoncer au projet. Sur Facebook, une page rassemble déjà 7000 « likes » pour le maintien de l’émission. Mais c’est surtout sur Twitter que l’agitation aura été la plus forte. Autour du hashtag #TouchePasAuxGuignols, anonymes comme célébrités vont empiler les tweets à un rythme de mitrailleuse dont beaucoup visent nommément Vincent Bolloré. Mieux, des personnalités politiques de tous bords vont également ajouter leur grain de sel, la palme du soutien le plus osé revenant indéniablement à Alain Juppé qui affiche même la photo de sa marionnette en guise de profil sur son compte Twitter !

Si économiquement, l’équation envisagée par Vincent Bolloré et la direction de Canal + pouvait rationnellement se concevoir et finir par effectivement s’appliquer avec la disparition des Guignols, l’homme d’affaires breton aura malgré tout (en dépit de la conservation des Guignols qu’il a annoncé au final) encore un peu plus renforcé à son détriment une lourde réputation de censeur et de connivent avec les pouvoirs en place pour faire des affaires. Jusqu’à présent et en dépit de cette image peu flatteuse, cela n’a guère empêché le tycoon français de réussir la plupart de ses coups. Mais attention au trop-plein réputationnel négatif qui peut un jour réellement déborder et revenir en pleine figure avec des dommages collatéraux autrement plus conséquents.

Sources

– (1) – Gérald Andrieu – « Bolloré au Cameroun : circulez, il n’y a rien à voir » – Marianne2.fr – 31 mars 2009
– (2) – Alexandre Boudet – « Vincent Bolloré et la suppression des Guignols de l’info: quand l’industriel utilise ses médias pour ses affaires » – Huffington Post – 2 juillet 2015



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